Le dernier film de Steven Spielberg The Fabelmans, largement acclamé, se regarde avec plaisir, d’autant plus qu’il recoupe pour moi plusieurs enseignements de mes (défunts) cours d’information-communication. On sait, puisque les comptes-rendus de ce film ont copieusement occupé la presse cette semaine, que Spielberg y retrace comment le don d’une caméra super-8 à l’âge de huit ans enchanta son enfance, et façonna le réalisateur qu’il est devenu. A travers des mises en scène plus que tâtonnantes de l’horreur (le gamin emmaillote ses soeurs de papier-toilette pour en faire des momies vivantes), ou du champ de bataille (une patrouille de soldats pris dans une embuscade), il est en effet assez touchant de suivre les esquisses d’inoubliables séquences qui n’ont pas fini de nous faire frissonner, des Dents de la mer à Il faut sauver le soldat Ryan… Ceci annonçait donc cela !
On sourit du chemin parcouru, et de l’éclosion précoce d’une vocation encouragée (accompagnée) par sa famille. L’enfance de l’art constitue souvent une bon sujet, quand un écrivain parvenu à la pleine possession de ses dons se retourne sur ses débuts, comme Sartre dans Les Mots ou Aragon dans Le Mentir-vrai, ou comme ici quand un grand réalisateur attend l’âge de 75 ans, et la mort de ses parents, pour rendre hommage à cette famille aimante, et évoquer avec tact les drames et les non-dits de sa précoce formation.
Si j’étais encore en âge d’enseigner, je me servirais de ce film, lui-même didactique et linéaire, pour examiner deux ou trois fonctions majeures des images et des scenarios qui font l’étoffe de nos émotions cinéphiliques.
The Fabelmans s’ouvre par la première séance à laquelle assiste l’enfant Sammy, que ses parents entraînent à une projection de Sous le plus grand chapiteau du monde de Cecil B. de Mille ; elle le confronte à la scène d’horreur d’un accident de chemin de fer, la collision de deux trains et d’une voiture projetée en l’air. Images spectaculaires à souhait, insoutenables si l’on s’identifie aux passagers de la voiture, et qui ont de quoi empoisonner de cauchemars les nuits du trop jeune et sensible Sammy. Mais deux jouets sont là pour atténuer et réparer le traumatisme, un train électrique où, avec l’aide de son père, l’enfant va reconstituer l’épouvantable catastrophe ; et surtout la petite caméra, avec laquelle il va inlassablement rejouer, et dans cette mesure apprivoiser, la terreur de l’accident.
Une grande leçon se dégage de cette première partie, qui vaut généralement pour ce que nous appelons confusément la catharsis, ou l’accès au symbolique : la représentation (sa construction et sa maîtrise) apportent par elles-mêmes une réparation aux blessures trop pressantes ou débordantes du réel (ou de ce que l’enfant prenait pour tel à sa première séance de cinéma). Qu’est-ce par exemple qu’un cauchemar, comment le faire entrer dans le credo freudien du rêve-comme-réalisation-d’un-désir ? Est-ce pure perversité de l’esprit s’infligeant à lui-même une blessure gratuite, masochiste ? Ou plutôt façon, pour notre conscience, de re-présenter une énième fois cette scène, ou cette situation, que nous avons échoué à maîtriser dans le réel, qui a une fois écrasé nos facultés, et que par la représentation (psychique, filmique, narrative) nous tentons enfin de surmonter par le détour de la mise en scène et du jeu ?
« Même pas mal ! » Une bonne part de l’art sans doute trouve son origine dans cette ré-itération symbolique d’événements qui auraient pu nous terrasser, mais que nous maîtrisons a minima par ce détour sémiotique. Je songe à cette fable du chat, qu’un affreux géant terrorise, et qui a le don de se changer en n’importe quelle créature, chiche propose le chat, je parie que tu ne peux pas te transformer en souris ? Ce que le géant aussitôt réalise, à la suite de quoi le chat s’en empare et croque sa proie ! Pourquoi des films d’horreur ? Pourquoi ces cauchemars qui nous font frissonner au fond des lits ? Sinon pour apprivoiser la terreur, ou réparer par notre pouvoir d’articuler des mots ou des images, qui miniaturisent nos peurs, ces scènes qui auraient pu nous détruire, alors qu’elles nous procurent à présent un secret triomphe ?
L’image, cinématographique mais pas seulement, a donc ce premier et merveilleux pouvoir de la catharsis : en re-présentant, elle éloigne la présence et surtout, dans le cas de Sammy guidé par son père, nous met en mains la fabrique du trauma, sa reconstitution.
Mais un épisode suivant, crucial au cœur du film, va toucher au secret de famille et à sa révélation par le cinéma. Sammy, désormais adolescent (magnifiquement interprété par Gabrielle LaBelle), est prié par son père Burt (Paul Dano) de préparer une bobine de souvenirs de camping qu’ils projetteront en cadeau pour leur mère ; et c’est alors que le garçon, penché sur sa table de montage, est saisi d’effroi en apercevant, à l’arrière-plan des scènes de jeu entre ses sœurs, sa mère s’éclipsant avec leur « oncle » Benny (le meilleur ami de Burt) pour quelques furtives minutes de flirt – tandis que résonne dans le salon voisin l’adagio du concerto en ré mineur de Bach que Mitsy la mère (Michelle Williams) répète au piano. C’est la deuxième grande leçon de l’image, photographique ou filmique, celle qu’on nommera depuis le classique film d’Antonioni l’effet Blow-up ; soit ce qui distingue rigoureusement l’image photographique de la peinture. Alors qu’un peintre figuratif, sur sa toile, ne dépose que ce que sa tête conçoit ou symbolise (au prix donc d’une forte coupure sémiotique entre le motif à peindre et son résultat artistique), l’image photographique ou filmique engouffre une quantité de pixels qui débordent largement les attentes de l’opérateur ou les limites de son « champ » intentionnel : en prise directe sur le réel, cette image est indicielle, elle fonctionne comme une empreinte, sans en passer comme la précédente par le tamis d’une préalable et mentale re-présentation. Et c’est pourquoi une photo (a fortiori une séquence filmique ou vidéo) peuvent valoir comme preuve de réalité ; leur statut indiciel ne peut pas ne pas véhiculer une part de réel. On objectera qu’on peut truquer ces images, bien sûr ! Alors que nul, pour la même raison, ne songerait à truquer un tableau, qui est déjà tout entier trucage : on peut peindre les anges, on ne peut les filmer ou les photographier.
Au cœur de The Fabelmans, Spielberg met donc en évidence un deuxième grand pouvoir de l’image au cinéma, sa vertu réaliste voire documentaire. Car tout film de fiction conserve ou emporte avec lui une immense réserve de « documents » – la distinction de la fiction et du documentaire méritant d’être méditée, mais ce n’est pas ici mon sujet.
Une troisième fonction de l’image filmique enfin se trouve dans ce film distinguée et célébrée, à l’occasion de la dernière étape du scénario. La famille transbahutée par le père, au gré de ses successives et méritoires promotions d’ingénieur en informatique, se pose pour finir en Californie, et c’est un lieu d’épreuves pour Sammy qui affronte dans son nouveau collège de dures brimades antisémites venues de jeunes brutes arrogantes ; tandis qu’à la maison, ses parents inévitablement s’orientent vers un divorce. Le jeune homme, traumatisé par les pouvoirs de révélation de sa caméra, a abandonné celle-ci, mais il va se persuader de la remettre en service à l’occasion d’une fête de fin d’année du collège qu’on lui propose de tourner sur la plage.
Pris entre le désir de plaire à une fille, et celui de mettre dans son jeu son agresseur du lycée, il enregistre (et monte) des scènes qui vont faire hurler de joie les acteurs improvisés qui se découvrent pour la première fois à l’écran. Degré-zéro de la cinéphilie : j’aime le film qui me prend pour acteur, ou qui me montre tel que je ne me voyais pas moi-même, tel que je ne pouvais me représenter. Ici encore, des scènes franchissent la barre de la représentation, et c’est pour le collège une vraie fête de se découvrir collectivement (dans ce cadre pas très éloigné de Hollywood), ils sont devenus les personnages-héros d’un show inattendu, dont ils ne se savaient pas capables. Ils accèdent, dirai-je en écho à des analyses de mon livre Génération Woody, à l’image auratique d’eux-mêmes, ils entrent dans le scintillant à la faveur de cette caméra (ou grâce à ce cinéaste) qui dédoublent leur monde !
On connaît la célèbre définition par Walter Benjamin de l’aura, « l’unique apparition d’un lointain ». Elle s’applique il me semble à ces apparitions écraniques, lointaines puisque nul ne peut plus les toucher, enregistrées qu’elles sont une fois pour toutes dans le scintillant, qui transforme littéralement en star le moindre de ses hôtes ; c’est moi ici et en même temps là-bas, peut se dire chaque collégien, excité et ravi par la puissance de sublimation de l’image ainsi montrée. Accéder à l’écran, c’est agrandir son personnage, ou derechef dédoubler sa vie.
Soit trois fonctions de l’image cinématographique, c’est-à-dire indicielle, la catharsis, la loupe grossissante réaliste, et un effet d’aura qui magnifie ceux qu’elle touche. Très pédagogiquement, Spielberg met son histoire à la disposition de nos classes, qui étudieront avec profit son film. À chacun, à partir de là, de réfléchir à ce que deviennent ces trois effets traditionnels de notre vidéosphère, également remarquables et secourables (mais désormais archaïques ?), avec l’avènement des nouvelles technologies, du numérique, de la multiplication des écrans et des « effets spéciaux ».
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