Je m’en voudrais de ne pas signaler sur ce blog la parution, dans la collection « Etudes de styles » dirigée par Nicolas Martin aux éditions du Bord de l’eau, de L’Amour en ruine, Autour d’un poème de ‘La Grande Gaîté’ d’Aragon (2023).
Intitulés « Poème à crier dans les ruines », ces cent-trente et une lignes d’inégale longueur furent couchées sur le papier par Aragon à Milan, aux environs d’octobre 1928, lors de son retour de Venise. Venise qui faillit être son tombeau puisque, pour mettre un terme aux complications de son orageuse liaison avec Nancy Cunard, « Nane », Aragon tenta de s’y suicider aux barbituriques, et ne fut sauvé que de justesse.
J’ai souvent pensé, si le hasard avait moins bien fait les choses, que nous lirions aujourd’hui, dans toute bonne histoire du surréalisme, « Aragon Louis (1897-1928), poète et prosateur particulièrement flamboyant ; on lui doit Anicet ou le panorama (1921), Les Aventures de Télémaque (1922), Le Libertinage (1924, recueil de nouvelles particulièrement acérées), et surtout cette affirmation et illustration majeures du mouvement surréaliste, Le Paysan de Paris (1926). Plusieurs recueils de poèmes de cet auteur virent également le jour au cours de cette décennie, Feu de joie (1920), Le Mouvement perpétuel (1926) et un ouvrage inclassable paru l’année de sa mort, Traité du style, où le turbulent jeune homme règlait leur compte à ses contemporains, représentants de l’establishment intellectuel et littéraire de l’après-guerre. Louis Aragon aurait également écrit un ouvrage de caractère érotique, paru la même année sous le manteau sans nom d’auteur ni d’éditeur, Le Con d’Irène. Il avait rejoint le Parti communiste au mois de janvier 1927 ; il est impossible d’imaginer quelle direction aurait prise cette œuvre commencée avec tant de promesses et d’éclat, son auteur s’étant brutalement donné la mort à Venise, en octobre 1928, sans laisser de ce geste aucune explication. »
Oui, comment aurions-nous jamais pu lire Aurélien, La Semaine sainte, Le Fou d’Elsa ou Blanche ou l’oubli, pour citer au hasard quelques chefs d’œuvre, si cet Anglais ( ?) qui le poursuivait jusqu’à son hôtel ne l’avait découvert gisant, dans une chambre de la Riva degli Schiavoni ?
Nous ne savons rien ou si peu de cette tentative qui faillit être mortelle, elle n’est documentée que par les récits qu’en donna successivement Aragon dans La Mise à mort (1965), puis le tome IV de L’œuvre poétique paru en 1974 (« Tout ne finit pas par des chansons »), ou encore quelques propos concédés dans ses entretiens avec Dominique Arban. Or nous savons combien les récits d’Aragon touchant sa propre vie sont sujets au roman.
Quel qu’en soit le détail, il est certain que trente mois d’un vagabondage amoureux avec la riche Nancy Cunard, qui l’entraîna à travers l’Europe, trouvèrent leur butée à Venise en septembre 1928 ; jaloux et excédé des dévergondages de sa compagne, Aragon rompit, par la fuite et peut-être par cette prise de barbituriques, puis par l’écriture de ce bouleversant « poème ». Je le transcris ici dans sa totalité (comment couper ?), en le prélevant sur un site où il se trouve, à ma grande surprise, suivi de sa traduction que je ne connaissais pas, en anglais, par celle qui fut sa première destinataire, Nancy :
Tous deux crachons tous deux
Sur ce que nous avons aimé
Sur ce que nous avons aimé tous deux
Si tu veux car ceci tous deux
Est bien un air de valse et j’imagine
Ce qui passe entre nous de sombre et d’inégalable
Comme un dialogue de miroirs abandonnés
A la consigne quelque part Foligno peut-être
Ou l’Auvergne la Bourboule
Certains noms sont chargés d’un tonnerre lointain
Veux-tu crachons tous deux sur ces pays immenses
Où se promènent de petites automobiles de louage
Veux-tu car il faut que quelque chose encore
Quelque chose
Nous réunisse veux-tu crachons
Tous deux c’est une valse
Une espèce de sanglot commode
Crachons crachons de petites automobiles
Crachons c’est la consigne
Une valse de miroirs
Un dialogue nulle part
Écoute ces pays immenses où le vent
Pleure sur ce que nous avons aimé
L’un d’eux est un cheval qui s’accoude à la terre
L’autre un mort agitant un linge l’autre
La trace de tes pas Je me souviens d’un village désert
A l’épaule d’une montagne brûlée
Je me souviens de ton épaule
Je me souviens de ton coude
Je me souviens de ton linge
Je me souviens de tes pas
Je me souviens d’une ville où il n’y a pas de cheval
Je me souviens de ton regard qui a brûlé
Mon cœur désert un mort Mazeppa qu’un cheval
Emporte devant moi comme ce jour dans la montagne
L’ivresse précipitait ma course à travers les chênes martyrs
Qui saignaient prophétiquement tandis
Que le jour faiblissait sur des camions bleus
Je me souviens de tant de choses
De tant de soirs
De tant de chambres
De tant de marches
De tant de colères
De tant de haltes dans des lieux nuls
Où s’éveillait pourtant l’esprit du mystère pareil
Au cri d’un enfant aveugle dans une gare-frontière
Je me souviens
Je parle donc au passé Que l’on rie
Si le cœur vous en dit du son de mes paroles
Aima Fut Vint Caressa
Attendit Épia les escaliers qui craquèrent
0 violences violences je suis un homme hanté
Attendit attendit puits profonds
J’ai cru mourir d’attendre
Le silence taillait des crayons dans la rue
Ce taxi qui toussait s’en va crever ailleurs
Attendit attendit les voix étouffées
Devant la porte le langage des portes
Hoquet des maisons attendit
Les objets familiers prenaient à tour de rôle
Attendit l’aspect fantomatique Attendit
Des forçats évadés Attendit
Attendit Nom de Dieu
D’un bagne de lueurs et soudain
Non Stupide Non
Idiot
La chaussure a foulé la laine du tapis
Je rentre à peine
Aima aima aima mais tu ne peux pas savoir combien
Aima c’est au passé
Aima aima aima aima aima
0 violences
Ils en ont de bonnes ceux
Qui parlent de l’amour comme d’une histoire de cousine
Ah merde pour tout ce faux-semblant
Sais-tu quand cela devient vraiment une histoire
L’amour
Sais-tu
Quand toute respiration tourne à la tragédie
Quand les couleurs du jour sont ce que les fait un rire
Un air une ombre d’ombre un nom jeté
Que tout brûle et qu’on sait au fond
Que tout brûle
Et qu’on dit Que tout brûle
Et le ciel a le goût du sable dispersé
L’amour salauds l’amour pour vous
C’est d’arriver à coucher ensemble
D’arriver
Et après Ha ha tout l’amour est dans ce
Et après
Nous arrivons à parler de ce que c’est que de
Coucher ensemble pendant des années
Entendez-vous
Pendant des années
Pareilles à des voiles marines qui tombent
Sur le pont d’un navire chargé de pestiférés
Dans un film que j’ai vu récemment
Une à une
La rose blanche meurt comme la rose rouge
Qu’est-ce donc qui m’émeut à un pareil point
Dans ces derniers mots
Le mot dernier peut-être mot en qui
Tout est atroce atrocement irréparable
Et déchirant Mot panthère Mot électrique
Chaise
Le dernier mot d’amour imaginez-vous ça
Et le dernier baiser et la dernière
Nonchalance
Et le dernier sommeil Tiens c’est drôle
Je pensais simplement à la dernière nuit
Ah tout prend ce sens abominable
Je voulais dire les derniers instants
Les derniers adieux le dernier soupir
Le dernier regard
L’horreur l’horreur l’horreur
Pendant des années l’horreur
Crachons veux-tu bien
Sur ce que nous avons aimé ensemble
Crachons sur l’amour
Sur nos lits défaits
Sur notre silence et sur les mots balbutiés
Sur les étoiles fussent-elles
Tes yeux
Sur le soleil fût-il
Tes dents
Sur l’éternité fût-elle
Ta bouche
Et sur notre amour
Fût-il
Ton amour
Crachons veux-tu bien
Ces lignes sont sidérantes, et elles m’inspirent un immense et respectueux silence – comme à Philippe Forest qui déclare dans sa biographie d’Aragon y voir un des plus beaux poèmes d’amour de notre langue. C’est un texte à lire absolument à haute voix, essayez ! J’ai souvent parlé de l’oralité d’Aragon, dont plus de deux-cents poèmes furent à ce jour mis en musique. Plus que pour quiconque, la poésie d’Aragon vérifie le mot de Tzara, « le poème se fait dans la bouche ». Car ceci est encore du chant. Mais je ne sache pas qu’on l’ait mis en musique, et je n’ai pas moi-même choisi de le dire, pas osé, dans le disque du « Cabaret Aragon » enregistré avec Liselotte Hamm et Jean-Marie Hummel. J’ai entendu en revanche trois acteurs en donner une performance orale, notamment au Moulin en octobre dernier, l’interprétation du jeune Valentin Fruitier, et cette descente jusqu’aux tréfonds du désespoir fut un moment véritablement bouleversant. Mais le récitant s’y donnait à fond.
De l’aveu d’Aragon, ce morceau constitue une « contre-poésie (…) l’un des poèmes qui sont le plus purement d’ordre émotionnel que j’aie jamais écrits » (dit-il à Dominique Arban, cité par Cavallaro page 70). Où il ajoute : « Le verbe fait phrase à lui tout seul, le passé, les ruptures du langage où, soudain, se dément la troisième personne, puis le passé répété prolonge le sanglot, le système contredit, les imparfaits récitatifs, tout cela, comme on se laboure la poitrine des ongles, poésie juxtalinéaire, désordre du langage aux frontières du cri » (page 71).
« J’appelle poésie cet envers du temps ». Cette déclaration de 1974 pourrait se poursuivre en : j’appelle ce poème l’envers du chant – mais rien ne contre-dit la poésie et cela, paradoxalement, chante encore, par exemple dans les vingt-sept lignes d’alexandrins semés au fil du texte (Cavallaro les cite, et les a comptés). Poème purement émotionnel donc, commotionnel. Comment exprimer vraiment la douleur ? Soit ce qui nous étrangle, ce qui ne passe pas et ne se laisse pas calmer dans la volute des phrases, par les détours de la syntaxe… Il est clair que notre impression de sincérité, donc notre empathie consécutive à la lecture, seraient détruites si nous percevions ici le moindre calcul. Qui existe nécessairement – comment, sans calculer, écrire ? – mais se trouve balayé par une évidence plus large : ceci est écrit avec des cris, de la rage et des larmes, dans un désordre intérieur profond, à la frontière de ce qui pourrait détruire toute parole. D’où le prix particulier de celle-ci.
Aragon était, sinon familier, du moins attiré par ces frontières du langage, et dans Traité du style paru cette même année (1928, prose où il multiplie les écarts de langue), nous lisons par exemple ceci : « Je parle un langage de décombres, où voisinent les soleils avec les plâtras ». Les ruines ne sont pas loin, il en a déjà foulé les parages ; mais la désarticulation avec lui n’est jamais totale, puisqu’il insère ici entre cent-quatre vers apparemment libres les vingt-sept coulées, ou appuis, de ces alexandrins où renaît une possible élégie.
« Libre », qu’est-ce que ça veut dire ? Lui-même a moqué quelque part, en réaction contre les dévergondages de successives avant-gardes, « l’affreux peigne à dents cassées du vers libre ». Ce peigne ici fonctionne, nous le voyons à l’œuvre et il n’est pas donné à chacun d’épouser ainsi une respiration, de casser à bon escient les phrases, les rythmes, pour laisser sourdre un gémissement plus profond. Un cri d’entrailles ou de gorge, comme le crachat est l’expectoration de la salive, en marge des paroles.
Ce « poème à crier dans les ruines » méritait bien les savantes analyses proposées par Adrien Cavallaro, on avait négligé cette pièce, qui dénude ce que nous aimons chez Aragon. Comment continuer à parler, à écrire après le naufrage de Venise ? Entre ressassement et précipitation, entre les répétitions lancinantes et de brusques trous d’air, Aragon invente ici une allure (à tous les sens du mot) folle, un style (oui, c’est encore et partout du style) qui dépayse et concasse la parole pour la faire renaître ; un verbe jamais séparé de la chair, un souffle qu’il soutiendra à travers tant de pages encore à venir, où roulent et se répercutent toutes les douleurs.
Aragon, Cavallaro, Le Bord de l’eau 2023, Collection Etudes de style, 10 €.
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