Je voudrais à présent rapprocher deux chansons de Leonard Cohen, également célèbres et bien différentes , « I’m Your Man » (qui donne son titre à l’album de 1988, le mieux vendu de tous, illustré d’une photo de Cohen mangeant une banane), et « Hinneni » de You Want it Darker (2016, l’année de sa mort).
La première chanson tourne tout entière autour d’une tentative de séduction, en énumérant tous les rôles qu’un homme poussé par le désir peut endosser pour fléchir et posséder la femme convoitée : « If you want a lover / I’ll do anything you ask me to / If you want another kind of love / I’ll wear a mask for you / If you want a partner / Take my hand, or / If you want to strike me / down in anger / Here I stand / I’m your man – Si tu cherches un amant / Je ferai tout ce que tu me demanderas de faire / Si tu veux une autre sorte d’amour / Je porterai un masque pour toi / Si tu veux un partenaire / prends ma main ou / Si tu veux me frapper / dans ta colère / Me voici / Je suis ton homme. Et la chanson continue en envisageant d’autres demandes possibles, auxquelles l’homme souscrit avec empressement.
Merveilleuse déclaration, célèbre à juste titre car tissée d’une ambiguïté qui fait justement la richesse et l’énigme de la demande amoureuse. La plupart des « partenaires » féminines de Leonard, si l’on en croit les trois copieux recueils de témoignages déjà cités, intitulés Untold Stories, soulignent le don extraordinaire de sa présence. Très peu se plaignent d’avoir été par lui séduites puis abandonnées, elles savaient à quoi s’attendre (on n’épouse pas Leonard Cohen), elles désiraient en toute connaissance de cause cet « homme à femmes » volage et sans aucun doute de passage, pour sa connaissance ou sa pratique justement des femmes, sa polygamie le rendant paradoxalement plus attirant… Et toutes de célébrer avec émotion le souvenir de l’amant plein de sollicitude, du confident prévenant, de cet homme qui sans effort ni contorsions particulières se glissait dans leur intimité, épousait leur histoire pour parler avec elles cœur à cœur, ou à égalité. Une seule nuit partagée avec Leonard Cohen fut, pour des centaines d’entre elles, le sommet de leur vie ! Et si lui-même ne s’attacha durablement à aucune femme, l’intensité de la relation nouée même fugitivement avec lui semble effacer pour elles la déception de la brièveté.
Paradoxalement pourtant, cette chanson traite moins de la sincérité que de la dissimulation, et d’une curieuse polymorphie au cœur de la relation érotique : « Je porterai un masque pour toi ». Cohen s’y montre changeant, conformément à sa boutade une fois lancée à Hydra que « le grand aphrodisiaque c’est le changement » ; et c’est moins un homme tout d’une pièce ou suffisamment fiable qui se déclare dans ces vers, qu’un étrange caméléon. Cette faculté mimétique expliquerait peut-être ses engagements successifs, si vite rompus : Cohen porte plusieurs hommes en lui, une farandole de personnages auxquels il fallait en retour une foule de femmes pour correspondre avec tous. Son infidélité constitutive ne serait pas un dévergondage de surface, mais la marque d’une inconstance logée au cœur (difficile à cerner) de sa ou ses personnalités : ne sachant vraiment quel genre d’homme il est, il s’en remettrait aux femmes pour l’apprendre. La révélation serait mutuelle, ou des deux côtés, j’ai un ardent besoin de te découvrir pour savoir qui je suis…
La divinisation de la femme ou de l’union avec elle, exprimée dans tant de chansons, se fait particulièrement explicite dans « Light as the Breeze » (The Future 1992), où l’auteur s’agenouille devant le delta du sexe féminin, « You can drink or you can nurse it / it don’t matter how you worship / as long as you are / down on your knees / So I knelt there at the delta / at the alpha and the omega /at the cradle of the river / and the seas / (…) I was healed and my heart / was at ease – Tu peux y boire ou le dorloter / peu importe le culte que tu lui rends / à condition que tu sois à genoux (…) Aussi me suis-je agenouillé devant le delta / devant l’alpha et l’omega / le berceau du fleuve et des océans / (…) j’ai été guéri et mon cœur / était en repos. Extraordinaire chanson, où les postures érotiques et religieuses se confondent dans l’agenouillement, un geste qu’on verra Cohen renouveler jusque dans son grand âge, sur la scène par exemple du Concert de Londres (2008).
Cet agenouillement de l’homme terrassé malgré lui par un respect d’ordre sacré investit sa partenaire de références elles-mêmes écrasantes, en sa personne se résument l’alpha et l’omega, les sources de la vie…, toute une surcharge religieuse qui ne peut que tourner à son désavantage car aucune femme – n’est Dieu ! L’amour alors tourne en ressentiment chez l’homme qui se dégoûte de vivre penché, « I’ve lived too long / on my knees / And she dances so graceful / and your heart is hard and hateful / and she’s naked / but that’s just a tease / And you turn in disgust / from your hatred and from your love / and she comes to you / light as the breeze – j’ai vécu trop longtemps / à genoux / Et elle danse avec tant de grâces / Ton coeur est dur et plein de haine / Et elle est nue / Mais c’est seulement pour t’aguicher / Et tu te détournes dégoûté / de ta haine et de ton amour / et elle revient vers toi / légère comme la brise.
Nous lisons ici en clair comment la survalorisation érotique de la femme changée en déesse tourne facilement en haine, aucune partenaire n’arrivant à la hauteur de la comparaison ; faute d’endosser un pareil rôle, celle-ci le lui rappelle pour finir, « n’oublie pas qu’il y a une femme / sous cette / resplendissante chemise », conclut ironiquement la chanson.
Le désir est un jeu de masques, la divinisation de la partenaire ne peut que précipiter avec elle la rupture.
Nous sommes donc confrontés, avec cette érotique propre à Cohen, à deux attitudes apparemment opposées, d’un côté l’homme se donne pleinement, sans réserve apparente, et nombre de ses amantes louent sa « loyauté », et sa très forte implication dans la relation ; Cohen prend au sérieux l’amour, il y consacre toutes ses forces, comme si l’union des corps commandait aux plus hautes questions, qui suis-je ? Et ultimement, comment rejoindre Dieu… Un pareil amour cependant ouvre à tous les tourments de l’ambivalence (sans parler des cachotteries et d’une déplaisante jonglerie quand plusieurs relations se chevauchent, cas fréquent !). Rien en effet n’est tout, et aucune femme en particulier, dans sa particularité même, ne peut offrir cet infini auquel l’exigeant amoureux aspire.
Une autre tentative d’explication des infidélités ou de l’insatisfaction réitérée de Cohen évoquera la personnalité de sa mère Masha, typique « mère juive » surprotectrice, qui implanta très tôt en lui la confusion de l’amour et de la haine : Leonard ne pouvait que fuir une pareille mère, s’il voulait se réaliser, mais Masha surdéterminait toujours, dans l’esprit et la chair de son fils, toutes les images disponibles de la féminité… Avis aux candidates à l’amour de Leonard (qui se bousculaient sur son passage), vous serez tout pour lui et il fera de vous sa déesse – au moins quelques jours.
Mais venons-en au dernier disque dont nous n’avons encore rien dit, You Want it Darker dont la sortie précéda de quelques semaines le décès de Leonard Cohen (le 7 novembre 2016). Dominique Cerbelaud au chapitre 6 de son livre Leonard Cohen et son Dieu (Les Impressions nouvelles 2018), et surtout Christophe Lebold au dernier chapitre de l’édition définitive du sien, Leonard Cohen L’homme qui voyait tomber les anges, ont bien commenté la chanson qui donne à l’album son titre. Peut-on d’ailleurs appeler chanson cette prière où la voix sépulcrale, d’une confondante gravité, s’en tient au parlé pour prononcer ce qu’il vaudrait mieux appeler un Kaddish, celui de sa propre mort ?
Contrairement au christianisme, soutenu par une quête d’illustration et de visibilité partout attestée dans la décoration des églises et les images saintes, elles-mêmes garanties par le mystère de l’incarnation (« Celui qui m’a vu, a vu le Père »), le judaïsme frappe d’impossibilité la vision de Dieu, et rend même son nom imprononçable. Mais si Dieu se dérobe infiniment à nos regards, le fidèle peut se montrer transparent aux siens, ou du moins s’y efforcer, et c’est tout le sens de la formule prononcée en hébreu à trois reprises par Cohen, avant qu’elle ne soit psalmodiée par l’officiant de la synagogue de son enfance, « Hineni. I’m ready my Lord », Me voici. Je suis prêt, mon Dieu. Ce terme apparaît dans la bouche d’Abraham, quand le Seigneur lui ordonnne de sacrifier son fils Isaac, puis quand il lui interdit de le faire ; mais c’est aussi le mot de Jacob, quand l’ange de Dieu lui apparaît… Corbelaud relève 181occurrences de cette formule décisive dans la Bible hébraïque, qui expriment chaque fois une totale disponibilité aux injonctions du Très-Haut – sans que celui-ci apparaisse jamais face-à-face.
Or la chanson de 1988 exprimait la même disposition, « Here I stand » (et fais de moi ce que tu voudras), mais dans le contexte d’une interaction fortement érotisée. J’admire, chez Leonard Cohen, ce tressage permanent du spirituel et du sensuel, du divin et de la chair des femmes.
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