« À pas aveugles »

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De passage à Paris, j’ai pu y voir hier le beau documentaire de Christophe Cognet, À pas aveugles, consacré aux rares photos prises par quelques détenus dans les camps d’extermination nazis.

Avec quelle facilité nous prenons aujourd’hui des photos ! Le smartphone, sans longues mises au point ni formation particulière, permet à chacun de se constituer un fonds de milliers d’images nettes, en couleurs, prises en quantité et à un rythme tels que le temps manque pour les regarder. Nous vivons, nous baignons dans les images. Et moi-même hier, hésitant sur le choix d’un film, vers quelle salle allais-je me diriger où coulent à profusion ces fleuves de pixels animés, sonorisés, si facilement envoûtants ? J’ai donc choisi le film des images rares, muettes, très imparfaites, si difficiles à faire parler ; le film ou l’antifilm qui rend un hommage poignant à son ancêtre la photographie, pour quelques clichés arrachés à un monde où il ne devait pas y avoir d’images, où ceux qui parvinrent à en prendre risquaient la mort ou de terribles tortures. Un monde aveugle interdit de représentation, autres que celles du « service photographique » qui contrôlait la visibilité du camp, y archivait les clichés anthropométriques des détenus, ou préparait de petits films de propagande…

Quel paradoxe ! Le vingtième siècle aura vu l’essor sans précédent d’images de toutes sortes, et les conditions de l’information en ont été pour toujours transformées. Mais l’événement capital du siècle (au moins en Europe), la Shoah, aura été frappé d’une absence criante de figurations, et les tentatives de reconstitution après coup, au cinéma ou dans l’audio-visuel, n’auront pas vraiment réussi à combler ce vide : la terreur propre à la Shoah est irreprésentable (Claude Lanzmann y a assez insisté), d’où le prix insensé qui s’attache à ces maigres petits carrés ou rectangles de négatifs, à l’histoire de ces prises de vue, à la localisation de leurs emplacements.

Car, sur les sites de la mort industrielle, la nature a entre temps repoussé, modifiant les lieux, comme l’oubli dans les têtes continue de faire son œuvre irrésistible d’effacement. De passage au camp de Mauthausen voici bien des années, je suis tombé dans le carré des Français sur une plaque portant ce court poème d’Aragon, à ma connaissance nulle part recueilli dans son œuvre : « Les morts ne dorment pas ils n’ont que cette pierre / Impuissante à graver la foule de leurs noms / Le souvenir du crime est la seule prière / Passant que nous te demandons ». Le souvenir du crime hélas, si difficile à enregistrer, tend lui aussi à disparaître, à blanchir. Il neige sur le trauma, tandis que la terre, aux grandes heures de pluie (celle qui tombe d’abondance au début et à la fin de À pas aveugles), gorgée d’eau et des os impossibles à brûler des crématoires, concassés, répandus alentour, fait remonter doucement à la surface, entre les flaques et les touffes d’herbe, des tapis d’esquilles blanches.

Une cinquantaine de photos sont donc ici manipulées sur les sites mêmes, pour tenter de reconstituer les conditions de leurs prises de vue : l’opérateur a-t-il caché son appareil dans un journal, plaçant celui-ci au ras du sol (Georges Angeli devant le crematorium de Buchenwald) ? Ou au contraire l’élevant et prenant à l’aveugle, en contre-plongée, les femmes nues attendant sous les arbres devant la chambre à gaz d’Auschwitz-Birkenau (une des quatre photos d’Alberto Errera) ? Membre du Sonderkommando, il ne pouvait opérer qu’avant ou après le gazage lui-même, à jamais invisible ; nous voyons cependant grâce à son courage la terrible photo de ses camarades circulant parmi les cadavres et empilant ceux-ci sur les bûchers du crématoire à ciel ouvert.

Olivier Cognet et son équipe marchent beaucoup dans ce film, transportant leurs agrandissements numériques de lieu en lieu pour s’efforcer de redonner à chaque prise son cadre, et reconstituer au moins mentalement la carte, l’emplacement des arbres, les allées du camp. Promenades aveugles en effet, à soixante-dix années de distance, pour voir enfin les lieux mêmes du crime, pour arracher les images à leur terrible entropie, ou à leur mutisme. Et situer le plus exactement possible la place de l’opérateur : toute photo suppose en effet un vis-à-vis, ou un corps-à-corps, celui de l’objet photographié et celui du photographe qui durent, quelques secondes au moins, se rencontrer physiquement pour que les photos soient.

Mais toute photo suppose ou repose encore sur le caractère nécessairement indiciel de ce type de représentation. À la différence d’un tableau, de dessins produits par les déportés (auxquels Cognet a consacré un précédent film), a fortiori d’un récit ou d’un témoignage verbal, la trace argentique est une empreinte, un corps-à-corps matériel entre le sujet de l’image et la pellicule qui l’enregistre, une épreuve-contact et la preuve donc d’une présence, d’un avoir eu lieu. La question du lieu vient et revient sans cesse dans ce film qui s’achève par le carton (en italiques) Ça a eu lieu, irréfutable témoignage…

Je me rappelle une enquête de revue à laquelle j’avais contribué voici une trentaine d’années, « La photographie est-elle une image pauvre » ? Je ne sais plus si je m’appuyais sur ce pouvoir d’attestation des photos sorties (en courant quels dangers !) des camps, si chiches à l’évidence, si mal cadrées, à la sauvette, en aveugle ou en amateur, mais je sais qu’elles ont le pouvoir de faire taire le bavardage négationniste, et que leur « pauvreté »  même, leur dénuement criant fait leur prix, infini.

« … ils n’ont que cette pierre », ou ces quelques centimètres carrés de pellicule pour témoigner, dans ces lieux apparemment ou désormais sans histoires, une forêt, l’épaule d’un vallon, de leur passage, de leur présence. Il est très difficile de documenter la terreur, la notion même de représentation se brise et heurte la terre, sans recul ni échappatoire possibles. J’ai analysé un peu cela dans un chapitre de mon livre La Crise de la représentation, « Traversées de la terreur ». Comment en particulier figurer l’absence de ces millions de morts, comment faisons-nous pour réaliser ? Cette petite cinquantaine de clichés, si rare, si démunis soient-ils, nous aide à prendre la mesure du désastre, qui touche aussi à notre propre déficit de connaissance, de vue, de mémoire. La pluie peut bien tomber avec cette violence, au début et à la fin du film comme pour laver et confondre tout ça, elle fait aussi surgir de terre cette poussière blanche qui étoile le sol, comme une voûte à l’envers, qui nous regarde et, d’en dessous, nous hante.

5 réponses à “« À pas aveugles »”

  1. Avatar de Jean Claude
    Jean Claude

    Cher Daniel, ton article touche un point bien sensible sur la part de l’invisible, sur tous les invisibles de notre notre société occidentale hyper médiatisée. Les images de la Shoah en sont un exemple majeur. Chaque jour les multiples invisibilités occultent bien des souffrances.

    Je voudrais revenir sur l’un des points de ton analyse : le rapport entre le photographe, l’appareil photographique et le sujet photographié. « Avant hier » avec la pellicule coûteuse et mon budget étudiant, mes prises de vue étaient comptées ! Hier avec les appareils sophistiqués numériques dont le bridge Panasonic que je possède, je produisais bien plus de photos que je ne peux en regarder et partager. Dans un second temps devant mon écran de PC je pouvais retoucher mes prises de vues pour modifier cadrage, lumière etc. Et aujourd’hui avec mon smartphone je peux réaliser tout cela dans l’instant de ma prise de vue :transformateur du réel, un écran, un premier pas vers la réalité augmentée. La prise de photo peut devenir un acte créatif et d’observation élargie (zoom / macro, etc.) que l’on ne pourrait déceler aussi clairement sans cette prothèse. En contrepartie le photographe « objectivant » peut réduire la personne photographiée en un objet d’esthétique déshumanisant. Et l’on peut ainsi se promener, le mobile dans la poche mais près à dégainer, en ayant virtuellement un écran mental devant les yeux, en quête du prochain sujet à saisir. Le désir d’immédiateté réalise alors son œuvre de déshumanisation complète.

    Il devient temps alors de quitter ces prothèses pour humer l’air frais de la nature ou encore d’une ville au petit matin l’esprit libre et sans projet, en pleine attention à ce qui est.

    Jean Claude

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Oui cher Jean-Claude, nous vivons en pleine inflation d’images. Et les photos (cinquante) de ce film font honte à notre frénésie rétinienne. Que de risques pris, que d’audace il aura fallu pour qu’elles nous parviennent !

  2. Avatar de Roxane
    Roxane

    Quel billet touchant et quels beaux commentaires!

    En cette nuit de semaine sainte, ne pas ressentir la nécessité intérieure de réagir, plus que de dire son mot, blesserait quelque chose en nous.

    Pour ne plus voir réapparaître la violence, exorciser nos peurs sans doute, comment faire?

    On rêve tous d’une gomme à effacer l’immondice humaine, disait Louis Aragon.

    Oui, Jean-Claude, un chemin de campagne pour humer la nature ou ce qu’il en reste…

    Seulement, ce n’est pas si facile, il y a la culture, vous le savez bien!

    Rencontrer un ange en ce paradis cher à Catherine Clément, est-ce bien raisonnable?

    Il y a belle lurette que notre cher Régis Debray a déclaré ex cathedra qu’on ne photographie pas un ange.

    Et lui même dans « L’œil naïf » préfère le rectangle blanc pour se faire voir.

    L’aura se laisse-t-elle mettre en boîte par « le sentiment du déclic », au bord des haies d’un bocage?

    Dans une rue pleine de brouillard ou sur un sentier agreste, comment reconnaître cette petite lumière?

    Quel roman ou improbable réalité nous fera voir les choses autrement, un jour de semaine pascale?

    Sans journal, sans radio, sans portable et sans télé…Seulement les arbres, les ruisseaux, le soleil et les oiseaux…

    Pourquoi pas? Si tant est que cette île existât, imaginons nos livres accrochés aux saules du ruisseau en nous souvenant qu’il neigeait sur le trauma et qu’au sortir d’un collège iconique, on ouvrait le dispositif à sa vraie temporalité…

    Alors silence…On tourne! Entrons dans la danse…pour un premier pas qui reste à voir sur l’invisible pellicule.
    Une idée à développer qui fait son chemin, peut-être…dans un pays réveillé, qui sait?

    Roxane

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Merci chère Roxane… Vous sachant experte en orthographe, je me permets en tremblant de mettre au féminin le terme d’aura – n’est-ce pas ?

  3. Avatar de Cécile d’Eaubonne
    Cécile d’Eaubonne

    Eh …oui !
    Avec l’iPhone ou l’iPad … téléphone ou tablette, c’est toujours jouissif de capter l’instant et d’obtenir une belle photo- souvenir.

    Dans la photothèque, les images restent-elles dormantes ou dormeuses ? Pas pour moi !

    Cependant, je sais que les sensations , lumière et couleurs, odeurs sont à retrouver dans le domaine d’un ressenti toujours vivant. Et si la technique y contribue, la richesse de notre Moi intérieur, l’aptitude à ne pas passer à coté d’une vie vibrante restent des appuis nécessaires.

    Gage d’un présent joyeux, malgré les aléas à surmonter. Je l’espère …

    Et depuis mon 1er appareil qui me donnait des photos floues et en gris, quels changements !

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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