Touchez aux oeuvres d’art ! (1)

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Un journaliste, Jules Fresard, me questionne pour la préparation d’un dossier sur « l’art immersif », à partir des thèses que j’ai développées dans La Crise de la représentation (La Découverte-poche, édition revue et augmentée 2019). Je pré-publie ici mes réponses, en deux livraisons.

On parle beaucoup d’art immersif, comme s’il s’agissait de déborder notre vue par l’ouïe et par le tact. Pouvez-vous préciser, en philosophe ou en sémiologue, les traits principaux de cette évolution ?

 Nous avons vécu jusqu’à une date récente sur un modèle de la représentation fondé sur la vue, celle que nous portons par exemple, frontalement, sur une scène de théâtre ou sur une toile dans un musée. Ce modèle fortement valorisé par Descartes est celui de l’évidence : le regard, mieux que nos oreilles vecteurs de préjugés ou de « contes de nourrices », permet d’isoler l’objet en faisant autour de lui le vide. Vide, distance, analyse sont ainsi les critères de la connaissance droite, ou les maîtres-mots d’un esprit véritablement critique.

Or nous assistons à un certain débordement des arts et des pratiques de la vue, aimantés désormais par une synesthésie plus riche, et notamment par l’audition et le tact, deux sens qui n’entretiennent pas du tout avec leurs objets ou le monde ambiant un rapport de surplomb. L’évolution des pratiques artistiques permet de saisir ce tournant, et notamment la montée en puissance de la musique. La vue plaçait en face de nous de bons et loyaux objets qui se laissent cerner, donc dire, contrairement aux représentations ou aux messages musicaux. Et il convient de bien distinguer entre l’objet visuel, stabilisé dans l’espace où je peux l’examiner à loisir, fermement découpé devant moi, situable dans un contexte, dans un rapport de figure à fond, et un objet sonore qui n’accède pas au même degré d’objectivité car il s’offre fuyant, temporel, changeant et vite évanouissant.

En philosophie classique, les deux canaux, la vue/l’ouïe, n’ont pas le même rapport à la connaissance ; notre ouïe manquant constitutivement d’objectivité se trouve prise dans les parages de l’influence, du mimétisme. Un sujet pour devenir vraiment critique, et rationnel, doit s’en remettre à ses yeux plus qu’à ses oreilles ; en grec et chez Platon déjà, le même verbe upakouein veut dire à la fois écouter et obéir ; et dans cette tradition par exemple, un dictateur aura toujours intérêt à brûler les livres, et ouvrir la radio… Contrairement aux yeux, nos oreilles n’ont pas de sphincter pour nous séparer, nous isoler ; elles nous baignent dans un monde sonore, toujours ambiant, propice aux immersions et à toutes sortes de confusions. Philosophiquement parlant, un monde qui ne serait que sonore ne serait certainement pas bon à penser.

Entendre, c’est être immergé, de même que toucher c’est être touché. Quelle bévue, de la part de Guy Debord, d’avoir promu le thème aujourd’hui rebattu d’une « société du spectacle », quand nous avons bien plutôt affaire à une société du contact, que l’interactivité des réseaux sociaux et des nouvelles technologies étend et perfectionne chaque jour davantage !

Là où le spectacle au fond nous protégeait en nous laissant devant, les NTIC (Nouvelles technologies de l’information et de la communication) s’efforcent de nous inclure, de nous entraîner dedans ; en démocratie comme en art (et je crois ce parallèle instructif, celui-ci préparant ou informant celle-là), la représentation ne nous suffit plus, nous réclamons la participation. Nous voulons abolir cette distance imposée par la rampe, et monter sur la scène ; avoir un entretien ou mieux un corps à corps, toucher et être touché…

Les artistes de leur côté ne se contentent plus de montrer, ils veulent nous enrôler, parfois nous compromettre. De mille façons, les modernes propositions d’un art plus direct, ou façonné « au nom de la vie », auront provoqué ces débordements du regard en direction du tact, ou d’une immersion qui postule, au-delà ou en deçà de la vue, une sensorialité plus riche que la bienséance de ces représentations (théâtrales, picturales mais aussi morales ou parlementaires…), majestueuses et sages, et qui nous retenaient à bonne distance.

Dans votre livre La Crise de la représentation, vous insistez beaucoup sur la « coupure sémiotique », et sur son relatif effacement dans notre culture contemporaine…

Oui, au théâtre par exemple la rampe définit sans ambiguïté cette coupure qui cadre l’espace du jeu ou de l’illusion, détaché ou distinct du monde réel où nous, spectateurs, nous tenons ; ainsi font en sculpture les socles, en peinture les baguettes ou le cadre cernant la toile, ou dans l’amphithéâtre universitaire la chaire du professeur, dispositif à la fois optique et acoustique garant d’une certaine majesté du savoir, etc. Ces formes cultivées par la République se trouvent peu à peu rongées par une démocratie qui travaille, dans plusieurs domaines, au nivellement des sujets, à l’abaissement de la rampe, ou à l’effacement de la coupure sémiotique. Moins de socles, de cadres, de rampe, de chaire, moins de ces symboles de surplomb qui nous impatientent, place au réel qui nous tourmente et nous étreint !

Ce mouvement ou ce glissement de grande ampleur entraîne une crise de la représentation entendue dans toute l’acception du terme, où se combinent des phénomènes à la fois esthétiques, politiques, cognitifs ou culturels très divers mais qu’on peut résumer, en empruntant le langage de la sémiotique, par le passage du symbolique à l’indiciel ; le petit préfixe re de re-présentation a sauté, pour nous laisser en pleine immanence, en pleine présence (que certains appelleront présent, ou présentisme) ; de ce glissement aussi, quelques variations ou aventures du théâtre contemporain portent la trace.

Et ceci conduirait à interpréter l’expérience esthétique comme une plongée ?

        Oui, voire un big splash ! D’une façon générale, l’expérience esthétique ne s’est jamais réduite, et ne se réduira jamais tout-à-fait, à la simple représentation. Il ne suffit pas pour goûter une œuvre (ou un paysage, ou un visage) de combiner ni d’ajuster adroitement des symboles ; le jugement de goût exige d’apporter un peu de son fond(s), et de prêter son corps. Dans la relation ou plutôt l’invasion ou la commotion esthétique, autre chose se joue qu’un simple face-à-face ; le choc ébranle en nous plusieurs sens. « Devant » Vermeer, Wagner, Victor Hugo ou Michel-Ange, nous touchons et nous sommes touchés au sens tactile du terme ; nous aimerions descendre ou entrer dedans. Nous peinons à cadrer, nous tâtonnons pour nommer ce qui vient. Comment découper et faire correspondre ?

En plongeant dans la confusion nos représentations ordinaires, l’art nous propose une perspicacité d’un autre ordre. On y touche vite aux limites d’une posture studieuse ou théorique. Dans La Chambre claire, Roland Barthes a judicieusement pointé cette insuffisance en distinguant, dans l’effet produit par certaines photos, le studium du punctum. « Punctum », c’est le poinçon de l’indice, c’est-à-dire d’une chaîne causale qui remonte de corps en corps jusqu’à toucher le mien. À la pointe du punctum s’éprouve un contact ou un tact, l’évidence « poignante » d’une présence réelle.

« Il faut nous habituer à penser que tout visible est taillé dans le tangible », écrivait Maurice Merleau-Ponty dans Le Visible et l’invisible ; c’était ébranler le partage tracé par Hegel, au seuil de son Cours d’Esthétique, entre les trois sens « matériels » ou grossiers du goût, de l’odorat et du toucher – grossiers en ce qu’ils ne laissent pas exister leur objet intact ni à bonne distance – et les deux sens « théoriques » de la vue et de l’ouïe, sièges de l’esprit : ils perçoivent à distance, ils connaissent leur objet sans le corrompre ni se mêler à lui… Une esthétique n’est concernée que par ceux-ci, les productions du cuisinier ou du parfumeur n’émargeant pas, selon la classification hegelienne, au système des Beaux-Arts. Nous savons pourtant à quel point, depuis ce célèbre Cours, la présence réelle, le toucher et en général l’indice ont infiltré, pas seulement en art, l’ordre des représentations sagement coupées de nous par leurs rampes, leurs socles ou leurs cadres.

suivre)

Une réponse à “Touchez aux oeuvres d’art ! (1)”

  1. Avatar de Gérard
    Gérard

    Bonjour!

    En lisant cet entretien, je ne puis m’empêcher de penser à ce qu’écrivait Régis Debray dans ses hommages à la France littéraire « Modernes catacombes », page 48 :

    « Et « ma rencontre marquante » à vingt et un ans, ne fut pas Merleau-Ponty, mais un mineur d’étain de Bolivie.

    Je n’ai pas travaillé quelques mois dans un hôpital psychiatrique, mais chez les cultivateurs de café de la sierra Maestra »

    Toucher les livres, c’est une chose, toucher la terre, c’en est une autre…

    Gérard

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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