Le toucher, le contact mais en général aux deux sens du terme le goût seraient selon vous des expériences de confusion ?
Le propre du regard est de faire le vide pour mieux surplomber, embrasser ou régner, mais il arrive qu’un spectacle me touche et que mon regard s’absorbe, s’attache à quelque objet ou sujet attirant ; qu’il s’embue dans les larmes, ou qu’il s’englue dans la fascination. Dans ce regard ému pointe la persistance du tact ; il nous rappelle que notre rétine est d’abord une peau. Optisch, Haptisch : l’allitération théorisée par Aloïs Riegl découpe au cœur du visible la présence oubliée du tangible (Merleau-Ponty), baptisée dimension « haptique ». L’œil est sujet à des embrasements, quand les regards se croisent comme des étreintes ou des fornications. Il arrive, happés par l’indice, qu’ils s’abîment dans le ravissement : désir fou d’entrer dans la vision, de s’intégrer à ce corps ou à ce paysage… Des yeux qui « dévorent » (ceux du loup de Tex Avery) cherchent une mêlée primaire où le sujet-objet, l’actif et le passif, le regardant et le regardé passent l’un dans l’autre, selon une réversibilité (propre au tact) qui court dans les deux sens. Au comble du désir, nous voulons non seulement toucher mais prendre et être pris, portés, engloutis…
Quel œil portons-nous sur les spectacles érotiques, terrifiants ou sacrés ? Nous avons tous vécu ces situations limites qui, littéralement, crèvent la vue : notre désir de se mêler ou de s’incorporer effondre le regard. Chaque fois que le fond remonte dans la figure, la matière dans la forme, l’objet dans le signe, l’indice dans le symbole ou l’énergie dans l’information, la représentation vacille. La coupure sémiotique hésite, l’immersion bouillonne, une forme de contact ou de tact affleure. Voir ne rime plus avec savoir, et ne lui suffit pas ; prendre c’est être pris, dessaisi. Sous les partages et les découpages symboliques, une trame d’indices maintient ses points de contact (maître-mot des nouvelles technologies)…
Par le langage, la culture ou la vue, le réel est discontinu, et dans cette mesure pourvoyeur d’identités ; sous ces discontinuités de surface pourtant, la sensation et l’indice entretiennent une mêlée plus obscure. La flambée d’un concert de rock, le chant choral, la caresse amoureuse ou le ravissement esthétique nous immergent dans des états de confusion ou d’incorporation tels que le sujet et l’objet, le dehors et le dedans, l’un et l’autre cessent, comme l’affirme André Breton dans son Deuxième manifeste du surréalisme, d’être « perçus contradictoirement ».
Diriez-vous que le rêve pourrait servir de modèle à ces nouvelles sortes de scène ?
Le rêve est moins une scène frontale qu’une mêlée qui nous happe et nous disperse à tous les postes de son jeu. Par quelle étrange confusion (ou quel tenace logocentrisme) Freud a-t-il qualifié le rêve d’autre scène ! Il faudrait parler, plutôt, d’autre de la scène – et ne surtout pas appliquer aux processus primaires une grille d’interprétation logico-langagière… « J’étais moi-même ce dont parlait l’ouvrage : une église, un quatuor, la rivalité de François 1er et de Charles-Quint… », écrit plus justement Proust des rêves de son narrateur, à l’ouverture de La Recherche. L’état gazeux du rêve ne relève pas des articulations secondaires fondées sur la coupure sémiotique et le principe d’identité. Nos immersions primaires (pas seulement du rêve) ne sont certainement pas structurées comme une scène ni comme une image – encore moins « comme un langage ». La sémiotique de l’indice en revanche, et notamment du tact préféré aux sens de l’ouïe et de la vue, corrigerait ces surplombs normalisateurs ; aimer, désirer, rêver ou s’émouvoir, c’est s’immerger et refusionner.
Ces remarques tirées de l’évolution de l’art ont quelques conséquences sur le versant médiatique. La bien-nommée culture de masse ne cherche pas directement à formater les représentations de la foule, elle vise plus simplement la masse en chacun ; la pub, les films « grand public » et les séries télévisées proposent à l’envi non le débat, qui divise, mais le rêve, la musique, l’étalage de sentiments bon marché et de stéréotypes qui garantissent une participation immédiatement émue, un fusionnement gazeux. Les désirs contradictoires de chacun s’y trouvent rabattus sur ce qui ne se refuse pas, la blague, l’humeur légère, le désir de s’étourdir, ou sur ce plus commun dénominateur, l’envie de dormir. La tant dénoncée dictature des médias consiste donc moins en un bourrage de crâne (d’une autre époque) qu’en une climatisation insidieuse, une ambiance qui se réfute d’autant moins qu’elle ne s’oppose pas, mais épouse et rejoint nos propres états primaires, liquides, gazeux.
L’art contemporain, comme les médias de masse, chercherait à créer des ambiances ?
Ou à nous replonger en effet dans l’infra-monde des nobjets. Qu’est-ce qu’un « nobjet » ? Cela que cherche également à cerner la notion de média, ou mieux de medium. Dans une relation duelle, nobjet nomme la présence non-confrontative de l’autre, comme la musique à nos oreilles, l’eau pour le poisson. On s’immerge, on habite, on évolue dans l’élément (milieu, environnement) du nobjet. Très en deçà du champ visuel, ou d’une station en vis-à-vis, nos nobjets tendent à glisser hors du champ de conscience ; ils demeurent implicites, enfouis dans la sphère vitale primaire du monde propre. N’invoquons aucun « refoulement » ; trop connu pour être reconnu, le nobjet arrive à chacun par donation originaire : le fond sous les figures, le medium, le foncier… Notre écoumène, mot tiré du grec oikos, notre première maison.
Nos ambiances stimulent aujourd’hui une intense production qu’on appellera avec Peter Sloterdijk climatisation, laquelle agit sur le milieu plus que sur les sujets. De même, beaucoup d’artistes s’attachent désormais à créer moins des objets que des environnements, des bulles ou des ambiances, et s’avancent en climatiseurs.
L’immersion et les métaphores aquatiques sont devenues les maîtres-mots de nos nouvelles technologies (NTIC) : on surfe, on navigue, on se tient « au courant »… Sur nos écrans d’ordinateurs, les fonds économiseurs clapotent en lagons tropicaux. Ces métaphores éclairent la polarité de la transmission et de la communication distinguées par la médiologie : transmettre, pôle du symbolique, correspond au traitement informationnel des messages et aux aspects de contenu, valeurs sèches dominées par le principe de réalité ; communiquer en revanche, activité portée sur la relation, voire la relaxation et le massage, incline aux plaisirs du bain et aux ébats « thalassiques ». Message d’un côté, massage de l’autre. Pas « bonne à penser », la communication mouille les disciplines constituées et les classements socio-professionnels ; vue par les gens sérieux, l’arrivée de la com est un dégât des eaux ! Elle vise assez bas en effet puisqu’elle traite de l’imaginaire, du désir, des flux primaires, de la relation ou, en général, de ce qui fait contact et lien au prix du moindre effort. Mais supporterions-nous le monde secondaire de la culture et de l’ordre symbolique sans les ressources de cette base aquatique ou nautique ?
Nos NTIC aidant, nous rêvons plus que jamais d’enceintes fluides, de sons THX omni-directionnels, d’images-géode, d’installations où le surplomb et les œillères de la frontalité s’abolissent. De l’eau au gaz et à la vapeur, le pas est vite franchi. Les publics ne convergeant plus, on leur proposera des parcours de flânerie ou de picorage, sur le mode des passages parisiens ou des malls américains, milieux urbains fertiles en occasions renouvelées d’immersion. L’époque n’est plus à la polarisation studieuse du regard, Guide bleu en main, mais à la distraction, aux parcs d’exposition et de loisirs. Le musée devient un maillon pour les tours operators ; on y circule plus qu’on ne s’y recueille. La centrifugeuse du Pop art n’aura pas peu accéléré cette dispersion ironique ; partout chez lui, le Pop entérine joyeusement la mondialisation et l’hybridation des styles, battus comme des jeux de cartes ; il joue sur les reconnaissances d’ambiances, il célèbre à plaisir la glisse, le clip et la clim, il rabat le signe pictural sur la signalétique, la signature sur la citation, et l’aura sur une reproduction sérielle et « mécanisée » – Andy Warhol n’a-t-il pas rêvé d’être une machine ?
Les succès d’affluence enregistrés à Paris par l’Atelier des Lumières ou, ces jours-ci, par l’exposition « Eternel Mucha » au Grand Palais immersif, ne sont donc pas pour vous des coups de pub, ni un engouement éphémère ?
Toute représentation, disions-nous, vise une opposition en traçant entre nous et le monde une coupure sémiotique. Il est arrivé un moment, dans l’histoire de la peinture, où les artistes se sont lassés de cette frontalité ou de cette coupure, et peut-être aussi du désir de faire œuvre, ou d’envisager l’art comme une activité séparée, préférant s’immerger, se fondre. Nietzsche avait répudié le point de vue contemplatif ; Isidore Ducasse avait appelé à une poésie « faite par tous, non par un » ; le ready made avait fait descendre l’œuvre d’art au sous-sol du BHV, Dada et le futurisme avaient acclamé un nivellement démocratique pour lequel « une paire de bottes vaut Shakespeare », et la tâche d’encre une icône religieuse… Beuys n’avait plus qu’à sacrer en tout homme un artiste (de sa propre vie) pour parachever l’immanence des œuvres rapatriées parmi nos mondes propres, toute coupure sémiotique abolie. Devant une toile de Van Gogh ou de Klimt nous rêvons en effet d’immersion, nous aimerions marcher dans cette peinture, ou l’enfiler sur nous comme une combinaison, qu’elle nous habille de son ruissellement. Ce que propose en effet à Paris, avec grand succès depuis quelques temps, l’Atelier des Lumières.
Loin d’être une mode ou une excitation éphémère, je crois que ces dispositifs reflètent une tendance profonde, qu’ils viennent de loin dans l’histoire de l’art ou de la spéculation philosophique. Contrairement à la restriction hegelienne des arts théoriques cantonnées à la vue et à l’ouïe, cet enrichissement sensoriel vise au débordement du spectacle en direction du toucher, de l’ambiance, de la motricité, de notre respiration même ; ces dispositifs nous invitent à vivre, à manger, à respirer la peinture… Qui n’est plus seulement « chose mentale », selon le mot illustre de Leonard de Vinci, mais occasion de mêlée, de transe, de baignade ! La masse ou le rêve en nous, ce que les psychanalystes désignent comme le processus primaire, prennent ainsi leur revanche sur les disciplines secondaires inculquées par la haute culture ; or il y a quelque chose dans cette revanche qui ne se refuse pas. Pas plus que les vibrations d’un bon tube sur la piste de danse, ou un concert de rock.
L’œuvre originale en sort-elle dépecée ? Plusieurs gardiens du musée traditionnel peuvent s’en offusquer, mais ils ont un train de retard. Je dirai, au rebours de la pancarte « Ne touchez pas aux œuvres d’art », qu’aucune œuvre n’est intouchable. Qu’elle n’est pas un terminus, un cul-de-sac, mais le maillon d’une chaîne d’interprétations : c’est ainsi qu’un poème peut devenir une excellente chanson, un livre peut engendrer un film ou une mise en scène, une thèse ou une glose universitaire, etc. Une œuvre en d’autres termes est toujours « ouverte », ou inachevée. Que d’astucieux informaticiens de l’image, aidés de très puissantes machines, s’emparent d’un tableau de Van Gogh ou de Monet pour en faire un promenoir, un salon de massage ou une invitation au bain, ne me paraît nullement sacrilège, mais conforme quelque part au génie de ces peintres. Et d’une façon plus générale, il me semble que le modèle de la musique, qu’on peut trouver envahissante dans notre culture de masse, correspond ici aussi à notre tenace désir d’immersion : depuis au moins Wagner, héritier des idéalistes romantiques allemands, on sait à quel point ce modèle musical a pénétré les arts de la scène et du théâtre vivant.
Glissement de l’objet aux milieux, à des nobjets peu faits pour le regard ; immersion, transitions de la vue à la vie, toutes ces attitudes se passeront toujours mieux des surplombs symboliques, des coupures sémiotiques et des anciennes dramaturgies.
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