Aragon, un portrait (1)

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En vue du Grand atelier sur France inter dimanche prochain 16 avril, je révise ! Et je tombe, dans les sous-sols de mon ordinateur, sur le portrait d’Aragon que j’avais rédigé pour le Hors série du Monde (octobre 2012), un copieux cahier (aujourd’hui épuisé ?) dont Josyane Savigneau m’avait confié la direction. Je trouve, à relire ce papier, qu’il constitue une bonne introduction à l’émission de Vincent Josse ce dimanche, le voici.

Connaissez-vous Aragon ? Oui forcément, vous n’avez pu échapper à quelques poèmes mis en chansons, la voix Ferré, la voix Ferrat (sans oublier Hélène Martin, Marc Ogeret, Catherine Sauvage, Francesca Solleville et les autres…). Et pour les romans, Aurélien peut-être ? Ou son grand amour pour Elsa ? Les histoires de couple font toujours image, ou recette… Mais qu’est-il au juste pour vous, aujourd’hui ?

Survivre à la guerre

D’une phrase je répondrais une sorte de grand-père que j’ai eu, que j’ai encore. A cause de la guerre. Je suis né fin 1943, mon père engagé en 40 avait donc connu la débâcle, son propre père était rentré de Verdun grand mutilé, avec une jambe de bois. Il n’en parlait jamais que pour vitupérer « les Boches » ; quant à mon père, alors médecin-auxiliaire comme Aragon, il n’en avait pas retenu grand chose, ou du moins il en parlait peu. Leurs deux guerres, c’est Le Roman inachevé qui me les raconte : « Jeune homme dont j’ai vu battre le cœur à nu », ou bien : « On part Dieu sait pour où ça tient du mauvais rêve / On glissera le long de la ligne de feu / Quelque part ça commence à n’être plus du jeu (…) », ou encore, pour 1940, toute la seconde partie hallucinante des Communistes, roman au titre évidemment impossible et que personne ne lit, on préfère évoquer « l’étrange défaite » à travers Marc Bloch, et en littérature La Route des Flandres, Le Balcon en forêt…, et pourtant, comment sortir indemne des pages consacrées par Aragon aux massacres de Lille, ou au piège de Dunkerque où son régiment se trouva pris, attendant sur les dunes le croiseur ou le contre-torpilleur qui les emmènerait en Angleterre, tandis que sous leurs yeux les « oiseaux gammés » de la chasse allemande coulaient le navire où leurs camarades venaient d’embarquer… Quelque chose d’Aragon est mort à Dunkerque, comme un double de lui-même déjà s’était trouvé enterré en août 1918 à Couvrelles, où il lut son propre nom sur une tombe, « Quel est celui qu’on prend pour moi ? ». Or ces morts successives lui ont donné des formes redoublées de vie, Aragon fut un sur-vivant, un vivant excessif, et qui d’ailleurs enterra tous ses amis – à l’exception de Philippe Soupault.

On parlait peu de guerre à la maison, et on avait survécu à l’Occupation vaille que vaille, en s’arrangeant avec Vichy – cela aussi se trouve bien raconté par lui, dans Servitudes et grandeur des Français. Quant à parler d’amour… Nous avions pour cela les chansons, Trenet, Montand, Piaf, Catherine Renard, Brassens, les débuts de Brel et surtout Léo Ferré. Un jour, mon père posa sur la table son dernier disque, un Barclay 25 cm, « Léo Ferré chante Aragon », la pochette illustrée de photos : le chanteur anar au foulard rouge entrant d’un pas dansant sous un porche, un couple l’accueillant sur le perron, l’homme au visage grave en complet croisé, elle très marquée par l’âge, avec un visage de fouine sur le grand châle couvrant les épaules. Ces images, ce disque me poursuivent, ils devaient changer ma vie. Pourquoi avoir consacré tant d’années à Aragon, n’y a-t-il pas des auteurs plus actuels, plus novateurs ? Non, sur la guerre, sur l’amour, et « sur l’amour qui est aussi une guerre »…, je n’en vois pas.

Contemporain capital

Aragon demeure le contemporain capital parce qu’il parle de sentiments, de passions ou d’états qui contrairement aux objets, aux outils, changent assez peu au fil de l’histoire. « Si vous savez ce que c’est que l’amour, ne tenez pas compte de ce qui va suivre », prévient « Amende honorable » au seuil des Aventures de Télémaque (1922). N’ayant jamais bien compris moi-même ce que c’était, je reprends ce texte vieux de quatre-vingt dix ans, et d’autres plus récents : Le Paysan de Paris (1926), Les Voyageurs de l’impériale (achevé en 1939), Aurélien (1944), Le Fou d’Elsa (1963), La Mise à mort (1965)…, comment y aurait-il pour ces romans, ces poèmes, prescription ? Un texte daté, Le Paysan ? Des générations de jeunes gens pourraient aujourd’hui encore, aujourd’hui surtout apprendre à humer, à saisir le vent de l’éventuel, les frôlements de passage à cette école de la sensibilité. Quelle frénésie des sens monte de ces pages ! Car la sensualité s’éduque, dans la littérature en particulier. Un vieillard, l’auteur du Fou d’Elsa ? Aujourd’hui toujours, sur les rives de la Méditerranée entre Alger, Le Caire et Damas, de vieux ou jeunes lettrés peuvent les larmes aux yeux vous réciter des pages entières de ce livre qu’Aragon légua de 1960 à 1963, à la fin de la guerre d’Algérie, aux citoyens de ce pays à naître afin qu’ils construisent une société qui ne soit pas inférieure au royaume perdu de Grenade. Hélas, si les livres peuvent orienter une vie, rares sont ceux qui éduquent tout un peuple !

Apprendre à aimer, le vieil Aragon pour sa part n’y a jamais renoncé : « Un vrai critique est celui qui apprend à aimer, et attention ! j’emploie toujours le verbe aimer au sens fort (…). Je suis peut-être un fou, peut-être un esclave, peut-être un sot, mais je vous le dis, de cette vie je n’ai appris qu’une chose, j’ai appris à aimer. Et je ne vous souhaite rien d’autre, savoir aimer », déclare-t-il aux jeunes gens de la J.C.F. (Jeunesses Communistes de France) en 1959. Cette conférence d’un homme de 61 ans n’a pas pris une ride, et c’est aussi l’une des leçons précieuses qu’il me donne aujourd’hui : apprendre à vieillir sans renoncer à l’enthousiasme d’aimer. Car si les écrits du dadaïste-surréaliste méritent toujours d’inspirer la colère ou l’élan des nouvelles générations, à l’encontre du bavardage moral et de la frilosité qui dominent tristement notre époque, ceux du dernier Aragon enseignent non la résignation mais la souffrance de devoir vieillir, et les moyens de transmettre quand même, malgré l’écart des âges et des conditions. Avec La Semaine sainte, La Mise à mort ou Blanche ou l’oubli, Aragon semble contemporain de toutes les saisons de sa vie, de tous les hommes qu’il a été.

Harassant Aragon

Et son identité donne le vertige : comment le même homme a-t-il pu signer à la fois ces monuments de prose et de poésie, mais aussi, disons, Le Con d’Irène avec Les Yeux d’Elsa, Traité du style et « Je te salue ma France » ? « Moscou la gâteuse » (1924) et les laborieuses mais complaisantes compilations de Littératures soviétiques (1954) puis de Histoire de l’U.R.S.S. (1962), les moins lus certainement de ses ouvrages aujourd’hui ? On n’a pas fini de reprocher au scout moscoutaire ses engagements, au nom même de celui qu’il avait d’abord été : comment un homme comme lui, brillant, séducteur, poulain de race piaffant et bondissant dans le paddock surréaliste, put-il se laisser harnacher, conduire et à ce point mettre à mors ? Le service ou la servitude volontaires ne sont pas la moindre énigme de cette vie ou de ce personnage, dont les contradictions justement nous compliquent l’idée de vie, et de personne : si vous aimez les idées simples, les idéaux bien purs, les gens droits, les histoires à la morale tracée ou les phrases qui parlent votre langue, Aragon n’est pas pour vous et ne tenez pas compte de ce qui va suivre. Ce diable d’homme complique à peu près toutes nos certitudes, il nous change l’amour de couple en inquiétude et jalousie perpétuelles, la croyance en « croix de croire » et en désespoir, l’histoire qu’on croyait connaître en insondables romans, et il demande à la parole beaucoup plus que ce que vous et moi généralement en tirons. Comme le confia son premier grand amour Nancy Cunard à sa biographe, Louis était trop demanding. Et Elsa plus d’une fois en fut harassée : dans tous les domaines Aragon en aura fait des tonnes, il était trop.

Cette attente ou demande exorbitante s’est appelée, autour de 1925, La Défense de l’infini, titre d’un roman kilométrique auquel Aragon ne cessait d’ajouter des personnages et des intrigues, avant de le brûler (partiellement) à Madrid, à l’automne 1927. La même exigence resurgit dans un chapitre apparemment théorique d’Aurélien (1944) consacré au « goût de l’absolu », prêté à Bérénice et analysé comme un mal fatal : ses porteurs sont des empoisonneurs, « l’enfer chez soi »… Une troisième occurence de ce désir tenaillant, mais fatal, figurerait dans la citation d’Hölderlin reprise obsessionnellement dans Blanche ou l’oubli, « Ce que nous cherchons est tout ». Ses adversaire reprochent assez sottement à cet esprit d’un raffinement esthétique et moral extrêmes d’avoir défendu des idées ou des idéaux « totalitaires » ; il était plutôt, comme son héroïne Bérénice, de ces hommes auxquels, parce qu’ils attendent trop des autres ou du monde, « rien n’est jamais assez quelque chose ». Le mouvement dada est passé par là, avec sa révolte maximaliste dont l’écho roule et se répercute dans les textes surréalistes et réalistes d’Aragon ; mais d’abord la guerre, qui fit table rase de sa première existence relativement choyée, et plus en amont encore les conditions si particulières de sa naissance et de son enfance truquée : enfant qu’on dirait aujourd’hui « né sous X. » et donné pour adopté, Louis fut élevé par les siens mais dans le désordre, chacun l’entourait sous des rôles différents, Maman et ses deux tantes passant pour ses sœurs, la grand-mère pour la mère adoptive, le père et tuteur pour « Parrain »… Ce vide et ce mensonge à l’origine le poussèrent étrangement à inventer, et s’inventer ; et dans ses amours, à follement dépendre, comme si aucune attache n’était jamais assez sûre, aucune parole suffisamment fiable. Peut-être l’extraordinaire virtuosité de langage très tôt développée par Louis a-t-elle sa source dans ce désespérant défaut de relation, qu’il compense par la recherche toujours recommencée d’une parole qui touche enfin, et fasse mouche.

(à suivre)

Une réponse à “Aragon, un portrait (1)”

  1. Avatar de Roxane
    Roxane

    Bonjour!

    Ce billet lu in extenso, m’invite à faire entrer en scène un re-venant : Philippe Soupault.

    Gaston Bachelard le cite dans « Lautréamont » et dans « La terre et les rêveries de la volonté. »

    Il y est question d’un jardin de banlieue où les enfants s’amusent avec de la terre.

    J’imagine, l’écrivain des villes passant en ces lieux.

    Quelle question eût-il aimé poser à un enfant qui joue, en ce jardin extra-ordinaire?

    Pour la réponse, il faut sans doute un peu d’imagination!

    Roxane

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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