Les âmes errantes du Cambodge

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Philippe Ratte me rappelle que le 18 avril marque l’entrée des Khmers rouges à Phnom Penh en 1975, quarante-huit ans hier ! J’ai visité le Cambodge à l’automne 2008, et j’avais à la suite de ce voyage publié une étude dans la revue Médium n° 19 (mars 2009). Je la redonne ici,  tellement, à la relire, les questions et les souvenirs que cela soulève me prennent à la gorge…  Comment jamais traiter un pareil traumatisme ?

Trente ans après le renversement de leur régime  par les troupes vietnamiennes (7 janvier 1979) s’est ouvert dans la capitale le procès de quelques dirigeants, auprès des « Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens ». Cette juridiction au nom bizarre connut une gestation tortueuse, fruit d’un laborieux compromis. Un procès international eut été plus simple à mettre sur pied, et sans doute moins coûteux, mais aurait-il eu la même signification auprès des Cambodgiens ?

 En revanche, une cour trop insérée dans l’appareil judiciaire (bien défaillant) du pays présentait un risque évident d’instrumentalisation par le gouvernement en place, lui-même largement issu du régime des Khmers rouges ou contaminé par eux. Au terme d’une politique d’amnistie et de ralliement menée au nom de la réconciliation nationale, au cours des années quatre-vingt-dix, la classe politique ainsi que l’armée et l’administration cambodgiennes demeurent en effet peuplées d’anciens cadres Khmers rouges modérés et repentis.

 Le Conseil suprême de la magistrature a donc sélectionné, sous l’égide de l’ONU, un tribunal mixte composé de dix-sept juges cambodgiens et de douze juges internationaux (notamment français), officiellement nommés le 4 mai 2006. Un an de négociations fut encore nécessaire pour s’accorder sur le texte de son règlement, conclu en juin 2007. Après quoi les co-procureurs de cette sorte de « justice internationale de proximité » identifièrent cinq dirigeants de haut rang encore vivants, et obtinrent rapidement leur incarcération : Nuon Chéa (né en 1926 et de son vrai nom Long Bunruot, « numéro 2 » du Kampuchéa Démocratique) ; Ieng Sary (Kim Trang, né en 1925, beau-frère de Pol Pot et chargé du ministère des Affaires étrangères) ; sa femme Ieng Thirith (née en 1931, ministre de l’Education et de la jeunesse, et également chargée de l’Action sociale) ; Khieu Samphan (né en 1931, président de l’État du Kampuchéa Démocratique, défendu par Jacques Vergès) ; Douch enfin, déjà incarcéré et le seul accusé à plaider coupable, de son vrai nom Kang Khek Ieu (1942), responsable du centre de détention de Tma Kup (M-13), avant de diriger à partir d’avril 1976 la sinistre prison et centre de torture de Tuol Sleng (S-21).

Le soulagement de voir ce tribunal siéger s’est mêlé très vite d’amertume et de déception : le procès venu si tard concerne si peu d’inculpés, cinq vieillards ! Pol Pot, détenu quelques mois par ses pairs dans un camp des Khmers rouges à la suite d’un procès expéditif, mourut le 15 avril 1998 pour solde de tout compte ; Ta Mok « le boucher », placé en détention provisoire depuis mars 1999, s’éteignit le 21 juillet 2006 sans être autrement inquiété. Depuis le 7 décembre 2006, les CETC accueillent les plaintes des victimes des Khmers rouges ; il aura donc fallu près de trente années pour que s’élève la voix des morts et des rescapés contre le déni et le « révisionnisme » qui dominaient jusqu’alors l’histoire officielle du Cambodge. Faute d’avoir eu droit à une sépulture décente, à une reconnaissance minimum ou à un récit, les disparus font dans ce pays un assourdissant silence ; le Cambodge est la terre des âmes errantes, inensevelies. D’invisibles pyramides d’ossements y soutiennent silencieusement les digues des rizières et l’empierrement des routes ; le sous-sol des killing fields et les cours de Tuol Sleng sont gavés de tibias et de crânes !

Une tragédie sans importance

Longtemps le silence qui recouvre aujourd’hui les charniers trouva d’étranges complicités. Les accords de paix signés à Paris le 23 octobre 1991, après l’évacuation des derniers libérateurs vietnamiens qui occupèrent dix ans le pays, scellent autour de Sihanouk un gouvernement de coalition, à condition d’éviter soigneusement toute mention du mot génocide. De 1979 à 1990, les Nations unies ont reconnu les Khmers rouges comme seuls représentants autorisés du Cambodge, au motif officiel de ne pas légitimer un pouvoir mis en place par un état voisin, le Viêt-Nam, et son protecteur l’Union soviétique dont Chinois et Américains sont d’accord pour contrer l’influence dans cette partie du Sud-Est asiatique. 

La magnanimité de l’Etat cambodgien et sa politique de réconciliation à l’égard des Khmers rouges repentis (amnistie intéressée autant que prudente) empêchent d’incriminer l’ensemble des auteurs des exterminations. L’arrogance et la tranquille assurance des criminels à nier leurs responsabilités s’autorise également du silence ou de l’indulgence de la communauté internationale : le négationnisme fait tache d’huile. Mais il enfonce du même coup les victimes sous la loi du plus fort.

Comment retisser aujourd’hui l’histoire, quels mots mettre sur le génocide ? Ce terme même soulève un nuage de querelles sur lequel nous ne nous étendrons pas ici. Mais imaginons le pire, que ce procès ne puisse se tenir. On aura donc massacré sans rencontrer d’objection un quart de la population du Cambodge ? On accordera aux bourreaux, au nom de la différence des cultures, ou de la lassitude (il est si tard pour juger), ou du compromis historique (il faut bien se remettre à vivre ensemble), une telle impunité ? Mais cette apparente générosité à leur endroit inflige la pire violence aux victimes. Leur silence, comme celui de la « communauté internationale » (si difficile à faire parler) redoublerait le régime même des Khmers rouges, le soin maniaque qu’ils mirent à lisser, à euphémiser, à effacer leurs crimes. Et c’est pourquoi ce procès n’est pas la seule affaire intérieure des Khmers, il remue en tout homme la question de son humanité, de son appartenance à une communauté qui le dépasse

Ne pas organiser de procès redoublerait la pire pratique des Khmers rouges, qui court-circuitèrent toute justice : pas de tribunaux au pays de l’Angkar, pas même de simulacre de jugement comme les sinistres « procès de Moscou » des années trente, relayés après la guerre par ceux de Hongrie ou de Tchécoslovaquie. À ces trop lentes simagrées, les Khmers rouges préféraient une sanction plus expéditive : les détenus étaient des traîtres, leur détention prouvant suffisamment leur faute aux yeux de l’Angkar omniscient, et à cette faute ne s’appliquait qu’un châtiment, la mort. Le mot cynique selon lequel « il n’y avait pas de prison au Kampuchéa Démocratique » disait donc vrai d’une certaine façon, ou de deux manières : c’est tout le pays qui était devenu un immense bagne, et il est exact que la vie n’y traînait pas en prison, moins une peine que l’antichambre de l’exécution (sur les quatorze mille détenus qui passèrent par Tuol Sleng, dont un bon nombre de Khmers rouges accusés de trahison, sept survécurent).   

Terreur du retour à la terre

Parmi les slogans préférés du Kampuchéa démocratique : « Mieux vaut tuer dix innocent que de laisser vivre un ennemi » ; « Quand on arrache les herbes, il faut en extirper toutes les racines ! » ; ou encore : « Couper un mauvais plant ne suffit pas, il faut déraciner ». Et surtout : « Vivant tu n’es d’aucun profit pour nous, mort tu ne seras pas une perte ! ». Ieng Sary n’alla-t-il pas jusqu’à trouver le pays assez fort pour vivre avec un ou deux millions de bons révolutionnaires, le reste pouvant disparaître sans inconvénient ? À quoi Douch ajouta : « Mieux vaut un Cambodge peu peuplé qu’un pays rempli d’incapables ». Les maoïstes et les staliniens se contentaient souvent de surveiller ou de déporter les familles de leurs adversaires qu’ils parlaient jusqu’à un certain point de « rééduquer »… Les Khmers rouges ne montraient pas cette patience, ou cette mansuétude.

L’Angkar sait tout, voit tout, il a « des yeux aussi nombreux que l’ananas » et ses ennemis sont partout ; les Khmers rouges ne ciblaient pas l’individu, ils arrêtaient ou éliminaient avec le « coupable » son épouse et ses descendants, voire son réseau familial, ses employés, son quartier, son village… Par exemple, lors des massacre de 1978 qui ravagèrent l’Est, où des cadres Khmers rouges s’étaient rebellés contre le pouvoir central, la femme et les enfants de Sao Phim (qui avait pris les devants en se suicidant) furent massacrés dans leurs rites funéraires, puis les cent-vingt familles de son village exterminées ; le village (350 familles) de l’ex (et exécré) président-maréchal Lon Nol connut le même sort le 17 avril 1977, pour célébrer dignement le deuxième anniversaire de la Libération. 

Ces tueries préparaient la refondation du Cambodge autour d’un noyau dur, et les Khmers rouges divisèrent pour cela la population en trois catégories. D’abord celle du peuple ancien ou de plein droit, les paysans intégrés dans les zones dominées par eux depuis 1970 ; puis venaient les candidats (peuple nouveau des citadins également appelés les 75), catégorie à purifier au contact du peuple de base ; enfin les déchus (tous ceux qui avaient profité de l’ancien régime de Lon Nol, ses soldats, son administration, les propriétaires fonciers…), directement promis au massacre. Celui-ci décima largement aussi les malheureux candidats ; déplacés loin des villes corruptrices, soumis à des marches exténuantes et délibérément sous-alimentés, un million d’entre eux moururent de faim ou sous les coups au hasard des routes, dans la boue des rizières ou dans les forêts qu’ils peinaient à défricher à mains nues. À celui qui se plaignait d’avoir faim, on répondait qu’on l’emmènerait « là où se trouve plein de nourriture » (allusion aux rizières « fertilisées » par les corps).  

Candidats et pleins droits devaient donner naissance à un peuple régénéré. La mise en œuvre de ce programme ravivait un virulent nationalisme et le refus paranoïaque de l’étranger, notamment des Vietnamiens ; il impliquait aussi l’éradication des minorités ethniques (Chams musulmans du sud-est, peuples de la montagne, Chinois et Vietnamiens…). Les Chams furent particulièrement persécutés, et quelques mosquées changées en porcheries. On extermina également, à l’est du pays, cent mille Cambodgiens suspectés de nourrir « un esprit vietnamien dans un corps khmer ». Et tout ce qui faisait groupe (familial, religieux, professionnel, de village ou de quartier), donc susceptible d’opposer une force à l’Angkar, se trouva méticuleusement disloqué. 

L’évacuation programmée des villes, redoublée au cours des année suivantes par les incessants transferts de population versée d’un bord à l’autre du pays selon les « impératifs de la production », s’explique par cette volonté ; Phnom Penh, « la grande prostituée du fleuve jaune » avec son flot de réfugiés venus des campagnes pour échapper aux frappes aériennes et à la collectivisation des terres, abritait le 17 avril deux millions d’habitants qui furent dispersés en trois jours, à pieds sur les routes. Cet exode forcé constituait la première frappe de la désintégration psychologique et sociale. Déracinés, loin de leurs attaches, les individus isolés se trouvaient exposés sans défense à la terreur des Khmers rouges. De même l’assassinat et la disparition des proches déclenchaient des sentiments d’abandon et de désespoir chez ceux qui affrontaient la famine et un travail harassant. Déporter, segmenter, détisser le social jusque dans ses fibres, ses atomes, était l’obsession des dirigeants pour mieux rebâtir un corps entièrement neuf, glorieusement régénéré. (Pol Pot lui-même donna l’exemple en quittant père et mère, et en faisant déporter ses deux frères et sa belle-sœur.) 

Le temps aussi devait être brisé dans ses rythmes, sa durée ou sa continuité. Fréquemment transplanté, le candidat-paysan n’avait pas le temps de s’attacher à son lopin de terre, il ne récoltait pas ce qu’il avait si durement semé. Cette désintégration s’attaquait également au lien générationnel : en enrôlant à part les enfants, affectés à l’espionnage des parents, l’Angkar se substituait à ceux-ci vis-à-vis d’une jeunesse docile et malléable. Le pouvoir de l’Angkar fut d’abord celui des enfants ; la révolution est plus facile à écrire sur des pages blanches, les ordres s’impriment aisément sur cette cire molle. Les enfants étaient fiers de surveiller plutôt que de travailler, et de temps en temps aussi de pouvoir tuer. Le langage de la parenté était d’ailleurs systématiquement transformé : les enfants ne devaient plus appeler leurs parents « papa ou maman » mais mit (« camarade ») ; l’amour lui-même était aboli, et les mariages se formaient au gré des arrangements prévus par l’Angkar pour mieux soumettre les jeunes gens aux impératifs de la production.

Il est impossible d’énumérer ici la somme des destructions par lesquelles le régime prétendit faire table rase de l’ordre précédent pour mieux reconstruire, autour du grain de riz promu alpha et oméga de la nouvelle culture, un Kampuchéa digne des mythiques bâtisseurs d’Angkor. Le nouveau régime s’attaqua méthodiquement aux racines de la culture cambodgienne : villes et hôpitaux vidés, pagodes et écoles détruites ou transformées en abattoirs humains et centres de torture ; les sculptures de Bouddha employées au terrassement des routes ; l’enseignement remplacé par la participation obligatoire à des séances d’endoctrinement… Tout élément spirituel, à tous les sens du terme, fut méticuleusement extirpé de la vie quotidienne. Plus de temples, plus d’écoles, plus d’hôpitaux, plus de livres, plus d’argent (brûlés et abandonnés dès les premiers jours de la victoire d’avril, les billets ne servaient plus qu’à allumer le feu), plus d’administration, de justice, de soins, de médias, d’art ou de culture, de simples conversations… Les capacités foulées aux pieds, les compétences systématiquement négligées, le médecin, l’ingénieur, le professeur versés aux travaux des champs les plus durs (seuls quelques cheminots et électriciens furent réquisitionnés et employés à bon escient), Plus de pensée pour ceux que la faim abrutit, et dont les perceptions devenaient prisonnières d’une angoisse diffuse, constamment entretenue par les ordres arbitraires, les simulacres d’exécutions, la brutalité omniprésente, les disparitions.

Le mépris absolu de la vie humaine se doublait du mépris des connaissances ou de la culture. Quelle dut être la rage (contenue) de l’ingénieur hydraulicien qu’on employait à entasser des cailloux sur une digue dont il voyait, par sa forme et ses points d’appuis, qu’elle serait emportée par la prochaine pluie ? (Beaucoup des grandioses travaux où périrent tant de « candidats » n’ont, de fait, pas survécu au régime.) Ou celle du médecin, dysentrique ou impaludé, que des petites filles traitaient à l’« infirmerie » du village à coups de piqûres de lait de coco ?…

(à suivre)

 

2 réponses à “Les âmes errantes du Cambodge”

  1. Avatar de Roxane
    Roxane

    Bonjour!

    Elle n’a pas de couleur la cruauté humaine…Le monstre des colonnes infernales est blanc et la française république lui érige une statue! Elle est noire à Kigali, jaune à Phnom Penh et nos casques bleus n’ont pas fait grand-chose pour que ça s’arrête…On peut faire de grandes études à Paris, sourire à tout le monde, et une fois au pays, avoir du sang sur les mains.

    Alors que faire pour terrasser la violence? Multiplier les colloques, les commentaires dans le blogue du randonneur?

    Disserter finement sur les vertiges du miroir avec Mme Soko Phay-Vakalis qui vous a aidé, cher Monsieur Bougnoux, à visiter autrement son pays?

    Je n’ai pas la réponse.

    Roxane

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      J’ai republié cet article ancien pour me remettre en mémoire l’horreur des Khmers rouges, pour qu’à défaut d’une justice internationale si défaillante la mémoire ne s’en perde pas trop vite… Et vous me remettez en mémoire, chère Roxane, la personne de Soko Phay (dédicataire à l’époque de cet article dans « Médium »), rencontrée je ne sais plus comment, et qui m’avait documenté avant mon départ pour le Cambodge, et fourni là-bas quelques contacts (dont celui, essentiel, du centre Bophana). Qu’est devenue aujourd’hui cette jeune femme, échappée au génocide et fixée à Paris ?

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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