Il faut décidément revenir sur ce film déjà évoqué l’autre semaine, à l’ouverture d’un précédent billet sur Milan Kundera ; « Il Boemo » propose une réflexion esthétique et morale d’une rare profondeur sur la création musicale, et se range ainsi naturellement dans les parages de Tous les matins du monde (d’Alain Corneau), ou d’Amadeus de Milos Forman, le compatriote de Petr Vaclav. Le revoir cette semaine au cinéma Les Mimosas de Noirmoutier, dont il faut saluer en plein été la programmation intelligente, fut une expérience forte.
Quelle responsabilité de reconstituer ainsi pour la première fois à l’écran la vie d’un musicien entièrement tombé dans l’oubli ! Au point que son nom même, si difficile à prononcer, Josef Myslivecek, n’a pas laissé de traces dans notre mémoire des œuvres. Et pourtant, que ce personnage effacé semble attachant ! Ce n’est pas vraiment un biopic que propose ce film, une méditation plutôt, lente et crépusculaire, sur le culte de la musique et des voix, une saisissante peinture du cloaque de souffrances et de solitudes d’où émerge, parfois, le ciel d’une mélodie, d’une sonate ou d’un opéra. Comment faire sonner ce monde enfiévré, quel salut ou quelle catharsis descendent sur nous (sur son auteur et ses interprètes) par la médiation de la musique, comment se mettre à son service, à son écoute ?
Josef ou Giuseppe (né à Prague en 1737, mort à Rome en 1781, et dont la vie se déroule presque entière en Italie) se voue corps et âme à sa création musicale. Nous le voyons même une fois prier Dieu avec ferveur de le soutenir dans sa création et de faire de lui pleinement un musicien (vocation contrariée par son père), avec le serment de mettre ainsi son œuvre au service de l’Eglise. Or cette œuvre fut considérable, une trentaine d’opéras et un nombre important de musiques de chambre et de symphonies qui firent de lui un créateur fêté de son vivant dans les cours italiennes, et reconnu par Mozart (qui lui emprunta quelques thèmes). Mais de quelle oreille écoutait-on alors la musique ?
Le film reconstitue avec une précision documentaire le carnaval d’une salle d’opéra, où les nobles titulaires de loges y jouent aux cartes, y festoient (en balançant les os de poulet sur les têtes moins titrées du peuple debout au parterre), où les femmes apportent leur matériel de broderie, à moins que d’une main excitée elles ne tirent sur elles le rideau pour se livrer aux plaisirs de la galanterie et de l’amour. Et que d’obstacles mis, avant de parvenir sur scène à cette création d’opéras ! Il faut pour cela décrocher des commandes, et pour celles-ci des recommandations, qui dans le cas de Giuseppe passent par le service galant d’une influente aristocrate. Pas d’avances sur recettes alors, pas de subventions culturelles, mais une pelote d’intrigues et tout un réseau politico-mondain, qui font du créateur (songeons à Mozart au service de Colloredo) une sorte de valet dépravé de cette aristocratie étourdie, mais à la recherche effrénée des voix : posséder un opéra, le mettre en valeur par de belles créations permettait de marquer le territoire d’un duché ou d’un royaume. Nous voyons à Naples le roi Ferdinand, qui fut un enfant laissé pour compte et élevé quasiment parmi les voyous de la rue, s’ennuyer fort à l’opéra auquel il n’entend d’abord rien, mais ce théâtre n’en est pas moins une affaire d’état, et les petits souverains d’alors se disputent les compositeurs, et surtout les castrats et les cantatrices.
On recherche avec fureur, on acclame bruyamment les voix. Et une des forces de ce film est de nous montrer en gros plan l’articulation et la souveraineté de cette voix quand elle s’élève, après parfois combien d’épreuves et de difficultés, au prix de quelles performances athlétiques ! Une diva d’alors particulièrement acclamée, Caterina Gabrielli, s’estime en même temps diffamée, et traitée comme une putain par un public prompt aux lazzis et à la distraction. Son art est indigne de ce peuple ou de ce roi ignare. Et il faut que Giuseppe fortement la gifle, avant de s’agenouiller auprès d’elle sur scène où elle doit chanter, pour que portée par la musique et les voix environnantes elle consente à livrer passage à la sienne, et fasse advenir le miracle !
La voix est un sacrement ou une valeur suprême qui ne s’obtient pas alors sans tortures (songeons aux castrats), qui se marchande, qui déborde ou se refuse… Assis à son clavecin d’où il dirige d’une main l’orchestre, Il Boemo assiste, soutient du bout des doigts la naissance du chant de la Gabrielli, que modulent les cordes ou un magnifique accompagnement de cor. Ou bien c’est le long duo de deux castrats (dont l’un chanté par Philippe Jarousski) déplorant la mort d’une belle allongée…
La mort ne cesse de roder depuis que nous avons vu, au début du film qui commence par la fin, l’agonie terrible d’Il Boemo victime de la vérole, qui lui ronge le visage et le défigure atrocement, l’obligeant à porter un masque. Ces masques qui furent prétextes de jeux libertins à Venise peuvent aussi, comme les fastes et le luxe de la Sérénissime, recouvrir un fétide cloaque. Sur lequel la musique descend et plane, souverainement.
Cette musique et plus précisément ces voix habitent la conscience de Giuseppe, que nous voyons chez lui feuilleter des partitions tandis qu’elle résonne, et s’interrompt brutalement quand l’attention est attirée ailleurs par un coup de sonnette ; ce film nous fait partager au plus près ce que serait une vie hantée par la musique, par une musique qui est ici l’équivalent du monologue intérieur, ou le fleuve d’une conscience. Mais qui se trouve associée aussi ou chevillée à des amours ou des liaisons précises avec quelques femmes, qui jalonnent ce parcours ; la plus touchante, Anna, mal mariée à un tyran domestique, n’aura avec le compositeur qu’une relation épistolaire et platonique, mais lui prodigue de judicieux conseils pour rendre ses mélodies moins spectaculaires, plus intérieures – avant, victime de la jalousie maladive de son époux, de se suicider cruellement en broyant et absorbant les éclats de sa parure de bijoux…
L’intériorité en général de ce film se trouve bien marquée ou redoublée par un exceptionnel jeu de lumières propice aux ombres, ou au clair-obscur. On songe souvent à Amadeus, mais aussi au Barry Lindon de Kubrick et à ses virtuoses éclairages aux bougies. Ici aussi la lueur des torches ou celle vacillante des chandelles percent un monde qui demeure obscur, plus rêvé que franchement perçu. Comme si la vraie, la seule lumière pour Giuseppe ne pouvait provenir que de la musique, grande et unique source de vie. Or les deux films que je viens de citer sont plutôt picaresques, et nous content bon nombre d’aventures et de scènes extérieures, alors que Petr Vaclav a centré le sien sur le monde intérieur du compositeur dont nous épousons en quelque sorte la conscience malmenée, tantôt étonnée, attentive, laborieuse : Giuseppe observe, il retient, tout au long il apprend…
La beauté estompée des décors, l’éclat passager des scènes d’opéra ici reconstituées se détachent sur un fond d’amertume, ou je l’ai dit de crépuscule ; que de frivolités, de tracasseries, de cruautés dans la vraie vie ! Alors que les voix sublimes nous font rêver d’un paradis d’unisson, d’harmonie ou de réconciliation. Le masque qui cache l’affreuse défiguration de Josef ou Giuseppe dit à cet égard quelque chose d’essentiel, inséparable de cette catharsis musicale : ici-bas, dans le vrai monde, tout est promis à la corruption, à la gangrène ou aux distractions du divertissement, et de fait cet immense musicien demeurait voué, avant ce beau film, au plus total oubli. Mais sur ces malheurs et les turpitudes sans nombre de ce monde la musique jette un masque ; née elle-même de la souffrance et des tribulations de la solitude, elle apporte une promesse d’infini, une consolation souveraine quand résonnent dans les trilles de la soprano ou le duo des castrats la voix des anges, ou d’une enfance perdue par chacun. Le roi Ferdinand lui-même, naïf, inculte et défécateur, le reconnaît dans une scène touchante quand il avoue au maestro quelle a été sa joie d’entendre, à l’écoute de son opéra, un peu du drame de son enfance. Pouvoirs de récupération, puissance sémantique aussi de certaines mélodies ! Qui nous touchent au défaut de nos âmes…
Ce film plein de réserves et de tact ne peut qu’esquisser, par quelques fragments biographiques combien lacunaires, la vie de cet homme méconnu ; nous n’en saurons pas davantage sur Josef Myslivecek, dont c’est ici le tombeau. Mais que la dernière scène est touchante, et nous poursuit, lorsque le compositeur masqué persuade celle qu’il a giflée et qui revient le voir après sept ans d’exil en Russie, d’interpréter ses dernières mélodies, que d’abord elle repousse : pas assez de coloratura, d’effets spéciaux… Mais, lui objecte un Josef proche de la mort, nous sommes en 1780 et le goût musical est en train de changer, moins d’acrobaties vocales s’il vous plaît et plus de sentiments… Et la Gabrielli reprend les feuilles rejetées, et s’exécute, guidée par le clavecin dans une aria que Mozart reprendra, et qui annonce le tournant de la musique baroque au romantisme. Quel masque apporte la musique, qu’on voit déguiser et sublimer ainsi nos existences imparfaites !
Car, comme dira à peu près le poète Giacomo Leopardi, « il piu solido piacere di questa vita è il piacer vano degli illusionni », le plus solide plaisir de cette vie est le plaisir vain des illusions…
Laisser un commentaire