Un été avec Tintin ?

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Quelle heureuse surprise, visitant l’autre semaine Saint-Martin en Ré, de découvrir sur le quai une librairie à l’enseigne de « Mille sabords », entièrement consacrée à Tintin ! Comme un exceptionnel galion empli de trésors amarré là, couronné par le cri des mouettes. J’en ai avidement parcouru les rayons, sans y découvrir malheureusement quelques ouvrages majeurs de la tintinologie, aucun Tisseron (auteur de deux études éclairant Hergé par la psychanalyse), ni la biographie de Hergé fils de Tintin publiée par Benoît Peeters (pourtant rééditée au format poche), ni l’ouvrage de Jean-Marie Apostolidès sur les Métamorphoses de Tintin, ni surtout le très copieux mais mal connu Tintin ou l’accès à soi de mon cher ami Philippe Ratte… En revanche, quielques éditions originales (dont une, dédicacée, au prix de 4500 €), une étude (au format des albums) intitulée Tintin, Le rêve et la réalité que la vendeuse me recommande et dont j’ai fait l’emplète, par un inconnu, Michael Farr, qui à le parcourir n’apporte il me semble qu’une documentation assez convenue… L’essentiel de la boutique, où je pioche quelques albums pour rafraîchir ma culture, propose des puzzles, des affiches, des mugs et des tee-shirts, des piles de témoignages (dont un abécédaire, éclectique, du cinéaste Patrice Leconte que je n’imaginais pas en cette compagnie), et pour tous les goûts quantité de gri-gris.

Et je repars ouvrir sur un banc du quai un de mes albums, en me demandant ce que nous veut Tintin, à quelle profondeur il aura marqué autant de générations, quelle est au juste en moi son empreinte ? S’il existe bien une génération Woody, à laquelle j’ai consacré un livre, que dire d’une génération Tintin, tellement plus forte, plus large ou profonde ? Car nous avons avec lui commencé très jeunes, à l’âge décisif des premières empreintes ou des outils de notre formation. Hergé nous a cueillis entre cinq et dix ans, et en ce temps-là ses vingt et quelque titres ne connaissaient pas dans la bibliothèque de rivaux, ils dominaient absolument. Je devrais donc,  pour m’expliquer à moi-même le phénomène Tintin, démêler ce que je lui dois, très en deça des explications où je vois se complaire Michael Farr, évoquant la guerre froide ou telles péripéties géo-politiques à l’appui d’une introduction aux Sept boules de cristal ou d’une exégèse d’Au pays de l’or noir… Non, Tintin nous concerne bien plus intimement puisque je l’ai connu enfant (mêlé à mes histoires de famille, aux tribulations de ma première éducation), « au filigrane bleu de l’âme se greffant » comme dit assez superbement Mallarmé (dans un poème qui ne laisse pas d’évoquer Le Lotus bleu).

En bref, revenir à Tintin c’est remonter aux premiers ruisseaux, fertiles, d’une formation, recouverte depuis par tant d’autres alluvions ou sédiments qu’il faut non pas écarter mais confronter avec ces chères vignettes, car elles ont (comme dit Serge Daney dans un autre contexte, citant je crois Didi-Hubermann)  regardé notre enfance ­ – et l’auront d’une certaine manière gardée.

Tintin éducateur : c’est bien de formation qu’il s’agit, à l’âge où le petit garçon (pas plus que Haddock, Tournesol ou notre héros lui-même) ne savent ce que c’est qu’une femme, la Castafiore en résumant à elle seule les tonitruants mais redoutables prestiges ; à l’âge où le baroudeur se rêve en super-héros, en invincible gladiateur mais nous voyons au fil des albums Tintin s’épurer, se délester de ces premiers oripeaux trop grandioses pour accéder à une véritable ascèse, à une grandeur qu’on dira spirituelle quand il part au Tibet arracher son ami Tchang à la mort, là où les neiges et la page atteignent à une sublime blancheur.

Tandis que par contraste ses comparses, et tout ce personnel si vivant, si riche en types et en personnalités dont Hergé a peuplé ses cases,  occupent différents degrés du développement humain, en restant définitivement bloqués dans l’inéducable (les Dupondt, Haddock, Abdallah…, également mais très différemment inaccessibles à toutes formes de raisons), ou en dissimulant leur très réels pouvoirs sous un masque d’hurluberlu – Tryphon Tournesol.

L’été n’est pas fini : et si nous le passions sur ce blog à re-feuilleter Tintin, à tenter d’en restituer la saveur, d’en évaluer l’inestimable prix ?

7 réponses à “Un été avec Tintin ?”

  1. Avatar de Patrice L.
    Patrice L.

    Ah, Tintin et son monde si chatoyant qui colore nos souvenirs et peut encore alimenter nos rêveries ! Un beau programme d’été en perspective en effet. Comme à la  » Génération Woody » je me compte aussi au nombre des membres de la plus large génération Tintin.

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Merci Patrice de cet encouragement à poursuivre ! Tintin en effet, mieux que Blake et Mortimer ou que Lucky Luke, dont je me sens également fan, nous touche à l’intime, pourquoi ? C’est ce que j’aimerais mieux comprendre…

  2. Avatar de Patrice L.
    Patrice L.

    J’admire cher Daniel Bougnoux votre éclectisme passionné. J’ai récemment écouté une conférence que vous aviez faite à Montpellier sur Aragon et j’ai été subjugué par votre vivante érudition qui fait tellement mieux connaître l’écrivain auquel vous vous êtes ardemment consacré.

  3. Avatar de Roxane
    Roxane

    Bonjour !

    Connaissez-vous le Capitaine « ad hoc » ? Eh bien, je vous le dis, c’est notre randonneur ! Il a en lui cette sorte de connaissance, cette intuition vraie qui sait nous réjouir à point nommé.

    Tintin. Du traité de Versailles à la chute du mur de Berlin, il était là. Et le voici qui revient grâce au maître de ce blogue, en vacances sur une île de l’Atlantique. Il a averti recta son ami, spécialiste du petit reporter, qu’il nomme dans son billet en question. On connaît quelque part sa réponse :

    « Car, tous, nous souffrons de fautes tues de nos ancêtres.
    Vivre c’est passer outre par l’accès à soi, se fonder en s’être. »

    M.Olivier Poirier, le libraire-antiquaire martinais, ne connaît pas l’auteur et son « accès à soi » est inconnu au bataillon.

    Pérorer à l’envi avec les philosophes de profession sur Tintin, c’est chose connue, saperlipopette !

    Nous le savons vivant pour ne pas dire ultra-vivant au chapitre « Éduquer » du « Tiers-Instruit » de Michel Serres,

    ami de R G.

    Nous ne savons rien pour l’heure de la pantoufle de vair laissée dans l’escalier de Moulinsart.

    Comment faire apparaître, épanouie, cette petite fleur bizarre au parfum d’enfance se greffant au filigrane bleu de l’âme ?

    L’enquête de Jean-Marie Apostolidès, dédiée à L’Oiseau, aboutit à la métaphysique et tous les agents de liaison, tel Mik Ezdanitoff, nous laissent sur notre faim en « matière d’ailleurs ».

    Tintin et l’enfance revenu. Surenfance disait Gaston Bachelard dans « Le droit de rêver » au chapitre de « Rimbaud l’enfant ».

    Sans doute nous faut-il une certaine gaieté pour nous donner le goût de l’avenir.

    Une autre façon de désigner l’esprit d’enfance renchérit Jean-Claude Guillebaud qui croit, finalement, qu’il n’est pas de vertu plus joyeuse et plus grave…

    Il y a exactement, jour pour jour, vingt et un an, vigile de l’Assomption, je recevais dans mon humble chaumière quelqu’un dont Hergé s’est inspiré pour son album « Tintin et les Picaros ». Il en est pour quelque chose dans la venue de Tchang en France.

    Icelui, maintenant nous parle d’un temple en citant le poète…Pas forcément celui du soleil.

    Les livres sont-ils, à vrai dire, une caisse de résonance des « cris d’un temple épars » dont les lettres transposées forment un sacré ballet ?

    Je n’ai pas la réponse, mon bon Capitaine !

    Roxane

  4. Avatar de Gérard
    Gérard

    Et c’est reparti, comme en quarante !

    Les Milou aboient et passe la caravane tintinnabulante…

    On aimerait, pour un moment, qu’il s’arrête, stationne et rêve…Le nomadisme humain.

    Et si cet espace était le lieu de découverte d’un sous-tableau dans le tableau, où pourrait s’illuminer la réponse au point d’interrogation exclamatif de Tintin apercevant la cave des faux-monnayeurs de L’Île Noire…

    Notre randonneur et Monsieur Patrice L…ont pris les devants avec assurance et détermination.

    J’ai envie de les suivre, chère Roxane.

    Gérard

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Merci à Roxane, à Jacques, à Patrice de m’encourager dans la voie tintinesque – il ne faut pas m’y pousser beaucoup, je vais donc m’y remettre !

  5. Avatar de Jacques
    Jacques

    Mon commentaire

    Bonjour !

    L’hôte de Roxane, ce quelqu’un qui parle d’un temple, celui des vivants piliers, a peut-être lu, étant enfant, Tintin et le Temple du soleil…Pourquoi pas ?
    En tout cas, il s’est intéressé à l’affaire du Temple solaire (Voir Médium, n° 3 – second trimestre 2005)
    Ce Temple solaire que l’on retrouve dans un n° Hors-série du « Point Historia », intitulé : « Tintin et les forces obscures » où l’éditorialiste Franz-Olivier Giesbert s’exclame : « Tintin, c’est fantastique ! »
    « On ne combat pas l’obscurantisme, notre devoir, en éteignant les Lumières, notre héritage » (Régis Debray)

    Bonne fête d’Assomption

    Jacques

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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