J’ai dit que la librairie « Mille sabords » de Saint-Martin en Ré, fortuitement découverte au début de ce mois d’août, ne proposait aucun ouvrage de tintinologie, et notamment pas le moindre Tisseron, auteur pourtant de trois livres, Tintin chez le psychanalyste (Aubier Flammarion 1985), Tintin et les secrets de famille (Aubier Flammarion 1992), Tintin et le secret d’Hergé (Hors collection 1993 et rééd. 2016). Françoise et moi possédions le premier, dédicacé par Serge « avec toute mon amitié », que je ne fis à l’époque que parcourir sans m’attacher à sa lecture ; Françoise en revanche s’en servit, avec grand succès me dit-elle, pour les cours qu’elle donnait d’initiation à la psychanalyse auprès d’un groupe privé qui se réunissait chez nous chaque semaine – mais ce livre disparut, après sa mort en 2016, dans le don général que je fis de sa bibliothèque à l’hôpital psychiatrique de Saint-Egrève.
Revenant à Tintin, j’étais donc désireux d’acquérir l’ensemble des trois livres, c’est chose faite depuis quelques jours, et je viens d’en achever la (passionnante) lecture. Je ne sais si je réussirai à en rendre compte ici en un seul billet, tellement le matériau est vaste, et impressionnant, par où commencer ?
Je découvre non sans surprise en ouvrant le premier qu’il a été préfacé par Didier Anzieu, un psychanalyste auquel je me suis trouvé moi-même relié dès… 1961 ! Âgé de 16-17 ans, j’étais alors en classe de philo au lycée Jacques-Amyot de Melun, où notre professeur, « Monsieur Champault », évoquait souvent dans ses cours celui qui avait été son meilleur élève, Didier Anzieu, lui aussi natif de notre petite ville. J’ai beaucoup de reconnaissance envers cet enseignant, même si ses cours ne suivaient pas du tout la ligne ou le style que j’imprimerai dix années plus tard aux miens, car pour d’obscures raisons il me révéla la force et les prestiges de notre discipline.
Nous tentions alors, avec quelques camarades, de mettre sur pied (déjà !) une petite revue de collège, « La Pierre philosophale », dont je ne pourrais sans honte évoquer ici le contenu, mais c’est à ces assez misérables feuilles que je confiais un beau jour une prose intitulée « Psychanalyse de Tintin », où je me lançais (en 1961 donc !) dans l’exégèse d’un ou de plusieurs rêves faits par Tintin (ou Haddock je ne sais plus) dans différents albums ; sur les conseils de Mr Champault, en qui ma tentative dut susciter une approbation minimale, je l’envoyais à son cher Didier Anzieu (qui n’était pas encore l’auteur du Moi peau), lequel me répondit très civilement, et laconiquement (j’ai perdu ce billet), que « les psychanalystes devraient s’intéresser de plus près à Tintin ». En 1961 ! J’ai gardé de ce bref échange la certitude que cette BD demandait non seulement à être lue, mais à être déchiffrée ou décryptée ; qu’il y avait, dans ou entre les cases de ces albums, une espèce de mystérieux double-fond.
Je n’ouvre donc pas sans une émotion particulière ce premier essai tintinesque de Tisseron, un auteur sur lequel il me faut également dire un mot, avant d’en venir au fond. J’ai très bien connu Serge, qui a participé au lancement de nos Cahiers de médiologie, puis surtout au « Collège iconique » qui s’est réuni chaque mois dans les locaux parisiens de l’INA, durant des années. Et je garde de ses interventions, au cours de ces séances, un souvenir très ambivalent ; Serge Tisseron était un chercheur évidemment supérieur à la plupart d’entre nous, et sa parole en imposait ; mais, comment dire ? il cherchait la bagarre ! Et il ne pouvait écouter mes propres prises de parole sans, aussitôt, avec une voix douce et beaucoup de tendres sourires, méthodiquement me déchiqueter, dilacérer mot par mot ce que je venais d’avancer. Tout en protestant, toujours, de la plus vive amitié pour celui qu’avec la suavité d’une mante religieuse il mettait ainsi en pièces. Je me suis lassé de cette amitié, et j’ai abandonné la lecture de ses livres, au demeurant assez inégaux, et répétitifs. Mais je dois aussitôt me corriger pour dire à quel point je trouve ces trois volumes consacrés à Tintin excellents, voire illuminants. Au point que je m’étonne de leur peu de répercussions : la recherche de Tisseron mériterait d’être citée par tous les tintinologues tellement elle renouvelle, ou éclaire, le sujet, qu’on ne peut, l’ayant lu, regarder du même œil qu’avant ! Que dit-il donc, et de quelle façon ?
Tisseron commence par remarquer le caractère d’énigme de cette oeuvre, un trait qui fait beaucoup pour son charme puissant, et son universel succès : quoi de plus séduisant, pour une œuvre comme pour une personne, que d’avoir des secrets ? Si plus de six-cents livres se sont efforcés, à ce jour, de commenter Tintin, c’est que leurs auteurs ont dû ou voulu répondre à un défi herméneutique pressant ; ce personnage et sa petite famille, à la différence de tant d’autres BD, convoquent l’interprétation ; on est prié, au-delà de la ligne apparemment si « claire », de dépasser ou d’écarter ce sentiment d’évidence pour, au-delà de cette facilité superficielle de lecture, tenter de mieux comprendre ou déchiffrer !
Nous reviendrons sur cette appellation fallacieuse de « ligne claire » toujours appliquée aux albums de Tintin. Que s’agit-il, en première approche, de gratter ou de suspecter ? Tisseron procède par étapes soigneusement distinctes, à la façon dont une cure analytique passe par des pauses, des méandres et quelques fausses pistes. C’est ainsi que son premier livre avance une hypothèse, cruciale, mais qui sera partiellement contredite, autant que puissamment confirmée, par le second – le troisième, non dénué d’une (légitime) autosatisfaction, est davantage récapitulatif. Comme l’astronome Le Verrier déduisant d’après les coordonnées observées de notre système solaire la présence d’abord invisible de Neptune, que de plus puissants télescopes confirmeront plus tard, Tisseron relève dans la constellation Tintin un sentiment récurrent, la souffrance de ne pas être reconnu par un parent (où il voit d’abord et par erreur la mère) et les réactions d’agressivité (les injures du Capitaine), de non-reconnaissance en retour (la surdité de Tournesol) ou de persistante stupidité (les Dupondt professionnels de l’enquête impossible), qui découlent de cette première méconnaissance liée à un secret : un géniteur manque à sa place…
En 1985, toutes les données biographiques n’étaient pas encore disponibles, et c’est peu après cette date qu’on pourra compléter l’arbre généalogique de Georges Remi, dit Hergé. Tout commence avec sa grand-mère paternelle, Marie Dewigne (1860-1901), employée de maison, qui mit au monde deux jumeaux, Alexis et Léon, alors qu’elle n’était pas mariée. Une baronne ou comtesse de Dudzeele cependant la protège, elle lui procure un mariage blanc de couverture avec un ouvrier dénommé Remi, et prend soin de ses deux jumeaux en leur procurant notamment régulièrement de beaux habits, et une scolarité suivie, jusqu’à l’âge de quatorze ans. La curiosité de Tisseron se focalise alors sur Alexis, père du futur Hergé, qui semble avoir mené une existence assez triste car tôt endeuillée de sa mère, expliquait son fils. N’était-il pas plutôt persécuté ou rongé par la taraudante question de son origine paternelle, et le silence que, sa courte vie durant, Marie opposa à ses questions ?
Un tel trou généalogique ne peut que nourrir des hypothèses contradictoires et douloureuses, suis-je le fruit d’un viol subi par ma mère, ou au contraire mon père et elle se sont-ils aimés, mais quel est ce père qui refuse de me reconnaître, suis-je à ce point indigne de lui, ou le scandale était-il trop grand si, par exemple, il s’agit d’un haut personnage, voire pourquoi pas du roi Léopold ? La tête d’un enfant ne peut sur ces questions rester vide, et les suppositions affluent.
Et engendrent différentes postures distribuées ici aux personnages, qui esquissent par leur ronde toute une série de réponses : la Castafiore d’abord, première généalogiquement et qui mixe Marie et la généreuse Comtesse, en distribuant des paroles frivoles ou d’égarement (elle ne parvient pas à nommer correctement son « fils » Haddock dans l’album des bijoux) ; le Capitaine, dont Hergé affirma à plusieurs reprises que, plus qu’aucun autre personnage, il le représentait. C’est en effet dans l’album princeps Le Trésor de Rackham le rouge que nous voyons Haddock remonter la piste de son ancêtre François de Hadoque, vraisemblable fils bâtard du Roi-Soleil, une quête qui conduira le Capitaine jusqu’au Temple du Soleil, qui se scellera par la réconciliation du roi Inca fils du Soleil avec ses hôtes. Les jurons du Capitaine dans ce contexte, démarqués de la figure très semblable déjà de François de Hadoque, exprimeraient l’irrépressible colère d’un fils à la face d’un père qui ne cesse de se dérober. Et n’oublions pas la première apparition de Haddock, dans Le Crabe aux pinces d’or, et sa crise de larmes implorant Maman !… Contrairement à Tintin, le wonder boy maître de lui à la tête généralement froide, le Capitaine beaucoup plus enfantin (ou humain !) ne cesse de passer par les excès de la colère ou du désespoir.
Tintin incarne bien sûr au premier chef le déchiffreur d’énigmes, et nous le voyons dans nombre d’albums, pas seulement La Licorne, scruter les grimoires, casser des codes, redresser des métaphores…, comme pour mettre en abyme la conduite que la lecture de ses aventures devrait nous inspirer. Un souci qui n’est pas du tout celui de Tournesol, barricadé dans sa surdité pour mieux se consacrer à des recherches de substitution, souvent couronnées de succès ! Tandis qu’aux Dupondt aucun succès n’est réservé, mais une implacable (autant que réjouissante) succession d’actes manqués et de bêtises : non seulement ils ne veulent rien savoir (comme Tryphon se détournant des bobards de la communication ordinaire pour s’attaquer à des projets plus grandioses), mais ils n’ont jamais eu aucun moyen d’y faire face, le mensonge originaire ayant tué en eux toute étincelle ou velléité de raison. Soit donc autant de destins ou d’issues, comme dit le psychanalyste, d’un primitif, tenace et obsédant secret !
(à suivre)
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