Que de railleries n’a-t-on pas déversé sur la Castafiore, unique figure féminine d’envergure dans la farandole du petit personnel hergéen, cible trop évidente pour les questions touchant à la sexualité et à l’amour, passion notoirement absente des Aventures mais que les trilles du rossignol milanais immanquablement soulèvent ! On n’épouse pas la Castafiore, dix fois fiancée (par la presse people) à des grands de ce monde ; son personnage n’incline guère au mariage et n’attire aucun prétendant, à l’exception de Tournesol (protégé par sa surdité et lui-même assez handicapé sexuellement) dans l’album des Bijoux. Matrone hystérique, souligne-t-on à l’envi, peu douée pour les relations sociales : cet être tout de spectacle, au narcissisme aussi débordant que les chairs, n’aime à l’évidence que soi, et n’existe que pour paraître…
Sa volumineuse poitrine (il faut du coffre pour chanter ainsi) classerait plutôt ses (éventuels) amours du côté maternel, comme on le voit dans sa prise en main du fauteuil roulant de Haddock, qu’elle pilote comme un landeau ; de même c’est parmi ses robes et ses toilettes (L’Affaire Tournesol) qu’elle cache, dans sa loge d’opéra, Haddock et Tintin lors de l’intrusion du redoutable colonel Sponsz – contribuant ainsi, de façon décisive, à la libération de leur ami kidnappé ; les trois hommes n’auront avec la Chaste Fleur pas d’intimité plus grande que tout ce falbalas féminin, ces déballages mondains et (pour Tryphon) l’odeur de la rose.
Mais il y a surtout, inséparable du personnage, l’air des bijoux. Pourquoi chez Hergé ce choix insistant de Gounod, dont l’extrait éclipse ainsi tant d’autres morceaux du répertoire, et que nous disent ces bijoux ? Serge Tisseron a eu la bonne idée d’examiner le contexte de ce fameux air, et de nous rappeler l’histoire malheureuse promise à Marguerite dans le livret de l’opéra (Tintin et les secrets de famille page 34). Issue d’un milieu modeste, la jeune femme tombe amoureuse d’un beau jeune homme qu’elle prend pour un prince. IL s’agit en fait du docteur Faust rajeuni par Méphisto, lequel dispose dans son jardin un coffret de bijoux qu’elle découvre avec ravissement et dont elle se pare pour attirer cet homme qu’elle désire éperduement. L’air des bijoux marque ainsi le moment (éphémère) du triomphe de Marguerite que Faust sans difficulté séduit, engrosse, et fait mère ! Fille abusée, Marguerite se retrouvera pour finir accusée d’avoir tué son enfant, et sombrera dans la folie.
Le parallélisme avec la condition de Marie Dewigne, séduite et abandonnée par un bel (et probablement riche) inconnu, est troublant. Mais on peut entendre aussi dans ces vocalises aux déferlantes ravageuses le râle, la convulsion ou le triomphe d’une femme à l’acmé de l’orgasme – et l’on sourit de voir, devant cette explosion du plaisir féminin, depuis la loge où ils assistent au phénomène (dans Les sept boules de cristal page 11) Haddock et Tintin renversés par cet ouragan libidinal, plus puissant qu’un cyclone balayant la mer des Antilles !
Si le plaisir féminin était pour Freud un « continent noir », l’air des bijoux distille et relance, au fil des albums, un concentré d’une alarmante, d’une tétanisante féminité. « Aux abris ! » lance Haddock devant ses apparitions, une retraite qu’on voit aussi Tintin esquisser. La chaste fleur pourtant n’est pas qu’insupportablement narcissique, et l’allitération de la cantatrice castratrice ne lui rend pas tout-à-fait justice ; elle est bienveillante aussi, et si dans l’imaginaire d’Hergé elle recueille (par le rôle de Marguerite) quelque chose du malheur de sa grand-mère paternelle, elle corrige la probable tristesse de celle-ci (qui fut aussi celle de son père Alexis) par les éclats de sa tonitruante jubilation : oui je ris, oui je jouis, et à cette évidence tout doit céder !
La Castafiore, résume Tisseron, fait la synthèse de Marie Dewigne (par le thème de Marguerite), et de sa bienfaitrice la comtesse ou baronne Dutzeel dont nous savons si peu (par son aristocratique souveraineté) ; et elle a une servante ou un souffre-douleur en la personne bien effacée d’Irma, « Ma fille », anagramme de Marie. Cette dernière n’a-t-elle pas échoué à restituer leur identité à son ou ses fils, comme la Castafiore affublant d’un nom différent le Capitaine à chacune de leurs rencontres ?
L’album (tardif) qui lui est entièrement consacré, Les Bijoux de la Castafiore (1963) est particulièrement chéri des tintinophiles, et d’Hergé lui-même qui y voyait un tournant : cette anti-aventure devient purement domestique, enfermée dans la clôture du château, on ne peut guère y parler d’énigmes, Hergé s’amuse et avec nous se détend. Je ne partage pas l’enthousiasme suscité par l’article souvent cité de Michel Serres, « Les bijoux distraits ou la cantatrice sauve », d’abord paru dans Critique (juin 1970) puis repris dans Hermès II, L’Interférence (Minuit 1972), et je défie ses admirateurs de résumer cet embrouillamini de variations sur le thème (inusable) des cafouillages de la communication. Il me semble qu’une étude sérieuse de cet album, en effet important et riche en sous-texte, devrait d’abord examiner en détail l’intrusion de cette féminité, devenue plus intime, dans le monde clos et d’abord masculin des Aventures de Tintin : comment Hergé a-t-il combiné, dans cette plantureuse silhouette, la vierge amoureuse, la diva médiatique et la matrone ?
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