Je demeure stupéfait devant les données exhumées par Tisseron, qui remplissent enfin le cahier des charges d’une « psychanalyse ». Une interprétation digne de ce nom en effet ne peut se borner à pointer ici un symbole phallique, là un autre, maternel, ou un lapsus cocasse, ou un acte manqué – comme le Haddada confus d’Haddock lors de sa première présentation à la Castafiore, dans L’Affaire Tournesol… Qui lui répond en le baptisant Paddock ! Ces allusions à la chevauchée sexuelle, et au lit, sont en effet assez claires et lourdes de sens concernant le futur mariage, médiatique et tout imaginaire, des deux protagonistes ; la très vive répulsion affichée par Haddock cacherait mal une tout aussi vive attraction exercée par la diva sur cet homme sans femme ; et cette ambivalence développée dans la clôture du château fait un des charmes de l’album des Bijoux, où Haddock et Bianca tout au long se désirent sans pouvoir se le dire…
Situation en effet plaisante, mais non, une psychanalyse de Tintin, ou d’Hergé, nous attend un peu au-delà de ces facéties de surface, elle s’attaque à un secret central, objet d’une dénégation ou d’une méconnaissance tenaces, autant que moteur de la fable. Ce n’est pas en brodant sur l’Œdipe, cliché répandu et propre à tous ses lecteurs, qu’Hergé nous intéresse et nous touche à l’intime, c’est par son roman familial ou plutôt par le secret jamais dit, et pourtant romancé, qu’exposent à livre ouvert ses albums, particulièrement ceux que nous avons désignés plus haut comme le carré d’as.
Mais qu’en savait Hergé ? Comment aurait-il réagi à la lecture de Tisseron ? Nous ne pouvons que rêver à cette rencontre, qui n’eut hélas pas lieu (Hergé meurt en 1983, le premier livre de Tisseron paraît en 1985).
Je n’ai pas (encore) lu les entretiens d’Hergé avec Numa Sadoul, puis avec Benoît Peeters, mais les extraits cités ici et là suggèrent tous la méconnaissance ou le manque d’investigation du père de Tintin concernant le mystère de ses origines. Qui était son grand-père, le père d’Alexis et de Léon ? Comment Marie, la grand-mère paternelle, a-t-elle vécu cette situation jusqu’à sa mort précoce à l’âge de quarante et un ans ? Un blanc, botus et mouche cousue !
Pas tout-à-fait puisque nous disposons, en dépit de ce quasi silence, de la très riche affabulation des albums.
Ne prenons qu’un exemple : Hergé mentionne le plaisir que son père Alexis lui faisait en dessinant pour lui et en lui donnant des croquis de vêtements d’enfant. Nous savons par ailleurs que la comtesse Dudzeele offrit aux bâtards Alexis et Léon, jusqu’à l’âge de quatorze ans, de très élégants vêtements. Le plaisir pris à recevoir les dessins d’Alexis n’est-il pas, de la part d’Hergé, la répétition ou l’anamnèse des cadeaux des vêtements reçus par son père, seule trace de la filiation et témoignage que ce géniteur inconnu de l’oubliait pas tout à fait ?
Mais ces trop beaux vêtements durent aussi gêner les jumeaux, qu’ils désignaient comme venus d’un monde à part, en accusant ainsi leur bâtardise dans la société fermée et bien-pensante de la Belgique d’alors (d’avant la Grande guerre). L’épisode récurrent et comique des Dupondt se déguisant dans ce qu’ils prennent pour des vêtements de camouflage (en Chine, en Grèce, à bord du Sirius…), qui les désignent aussitôt comme étrangers, ne transpose-t-il pas cette situation ? Mais cette allusion, pour nous très claire et inévitable, l’était-elle pour Hergé ? Lui qui n’interprète pas la tristesse de son père, se contentant de la rapporter à la perte assez précoce de sa mère Marie…
Il admet par ailleurs (il y est bien forcé) que les Dupondt doivent quelque chose au couple de son père et de son oncle. Mais comment justifie-t-il, lui si respectueux des bonnes manières, élevé au moule des conventions scoutes et conservatrices, le miroir atroce pour sa parentèle de ces deux idiots ainsi rapportés à Alexis et à Léon ?
Autre exemple, le pilotis si fort, immanquable quand on l’a repéré, du roman d’Hector Malot Sans Famille avec la recherche en paternité conduite par Haddock. La critique génétique se régale : le chien Capi compagnon de Rémi engendre Milou et le Capitaine, Rémi colle au patronyme Remi, les mêmes prénoms se retrouvent d’une famille à l’autre, et le château de Mill-igan engendre Moulin-sart, que d’heureuses coïncidences ! Mais ici encore, quelle conscience de ces déplacements, superpositions et recombinaisons était celle d’Hergé ? Son homonymie avec le jeune héros dut fortement l’émouvoir, mais le titre « Sans famille » prenait-il la même résonance ?
Ces questions sont évidemment sans réponse, et nous ne pouvons qu’y rêver. Hergé si habile comme son jeune héros à délier les énigmes, ou à les scénariser, n’a pas poussé très loin ses confidences publiques ; et il ne lève qu’à peine le voile sur la psychanalyse qu’il entreprit, tardivement (tandis qu’il dessinait Tintin au Tibet), avec un psychanalyste jungien.
La clé patiemment forgée et si documentée proposée par Tisseron n’ouvre pas toutes les portes, mais elle éclaire de façon décisive quelques péripéties essentielles des Aventures. Elle enrichit du même coup magnifiquement notre lecture : lisant Tintin, je ne découvre pas seulement le fil d’une histoire mais de deux : sous la scénarisation de surface (ligne claire !), les obscures tractations du refoulé, les points d’affleurement d’un indicible censuré et, pourtant, ici et là montré. Et notre plaisir ainsi se redouble, tandis que nous savourons la distance entre l’une et l’autre scène. Quelle bonne surprise par exemple d’isoler, avec Tisseron, dans les paroles inaudibles de Philémon Siclone emporté par une mer (une mère) trop forte le syntagme « papa… é… ou… » (dans Les Cigares du pharaon page 11). Tout est dit du drame d’Alexis…
On ne peut exclure qu’Hergé ait fait publiquement l’idiot sur ses soi-disant « secrets de famille », tout en ourdissant de planche en planche, d’album en album, des Aventures qui consciemment les démarquent. Je ne le crois pas, mais l’objection reste ouverte. Je crois, hypothèse plus difficile, qu’Hergé génialement ne savait pas, qu’il tâtonnait parmi ses fantômes, et que notre lecture ouvre donc un abîme, celui du mensonge que se fait à lui-même un créateur – pour mieux créer ? La méconnaissance ou la nescience au cœur de la création, la double inscription, les méandres et les cavernes d’ombre propres à la soi-disant ligne claire…, telles sont les questions léguées par cet été avec Tintin. Une œuvre, au sens plein de ce terme, serait-elle plus forte, plus intelligente que son créateur ?
Les Aventures de Tintin, dans cette hypothèse, serait un exemple particulièrement convaincant du travail de l’inconscient (ou du rêve), une archive de premier ordre sur un inconscient à l’œuvre, lisible à livre ouvert.
Mais vous amis lecteurs, qui lisez et interprétez ces mêmes délicieux albums, quelle est votre réponse ?
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