Deux représentations vont être données dans le jardin créé par mon frère et ma belle-sœur, le « Point du jour », sur la commune de Verdelot (77500), samedi 9 et dimanche 10 prochains, où la pièce de Molière se trouvera emboîtée dans l’opéra de Mozart, dans une scénographie imaginée par Michel Bourqui et Liliane Mazeron. Ayant moi-même un peu étudié (et enseigné sur) les deux pièces, j’ai proposé à Christian et Françoise d’ouvrir l’événement par une petite causerie consacrée à ces deux chefs d’œuvre, mais sans dépasser douze minutes, le public ne venant pas écouter une conférence. Voici ce qu’au plus bref j’aimerais pointer pour contraster ces deux œuvres, et donner à réfléchir sur leur exceptionnel intérêt.
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Dom Juan incarne chez Molière l’appel du virtuel, et une mobilité très moderne, par son rêve d’avoir toutes les femmes, de courir les routes du possible l’épée à la main, de danser sur le rêve des autres, d’épuiser les chevaux ou les raisons du valet… Qu’elle semble d’abord séduisante, cette vie menée à grandes guides !
En Sicile, on dit de l’homme marié qu’il est sistemato. Notre allumeur de feux n’adhère pas au système, et il se rit des codes en traçant dans la société qu’il traverse accelerato un sillage de théâtre. Et moi et moi s’époumonnent ses poursuivants au passage du séducteur, dont certains envient le beau rôle (car Dom Juan joue). Son théâtre demeure ouvert à toutes les interprétations, à tous les mouvements : Dom Juan embrasse l’espace, son jeu semble un appel d’air ou de décors, la scène est tantôt sur la mer, dans la forêt, au salon ou au cimetière – et le choix du Point de jour s’imposait, pour nous faire épouser ses déplacements. Mais si l’espace semble grand ouvert, le temps peu à peu se referme et les heures du héros sont comptées.
Traditionnellement le gentilhomme porte l’épée et fait la guerre ; Dom Juan ne fait pas la guerre mais l’amour, c’est un progrès de civilisation, mais il parle toujours en conquérant, et le combat s’est déplacé : entre la guerre et la Cour (où depuis la Fronde sont confinés les nobles qui ont troqué la cuirasse pour les dentelles), le compromis consiste à choisir la conquête des femmes.
Parce qu’il comprend l’amour, Dom Juan ne s’y prend pas ; il a démonté la mécanique du désir, il tient le système et jouit de vérifier son automatique, sa monotone exécution. Quelle fadeur dans ses galanteries débitées à Charlotte ! Mais les paysannes sont prises au piège de ce qu’elles veulent entendre, et elles le croient. Simplicité du désir fondé sur le narcissisme : Elvire déjà à l’acte 1 lui reproche de mal lui mentir, de ne pas lui mentir assez… Lui, tire les ficelles et passe en haussant les épaules, la prise n’arrête pas la chasse. Et le prédateur (le « burlador ») fait du chiffre.
Dom Juan pose une loupe grossissante sur un travers qui affecte toute notre époque, celle de la marchandisation, ou du calcul rongeant et renversant l’ordre symbolique. Le symbolique relie entre elles les générations, et aussi l’homme et la femme, son exemple par excellence est la promesse, un langage qui engage, une parole qui transforme et agit. Chez le héros de Molière, le langage n’engage pas, le diabolique(la force de rupture) supplante le symbolique (la capacité de faire lien). « Mon amour commença par la jalousie » : le conquérant brise les couples, il est mû par une force de séparation. Séduire c’est défaire les nœuds, et rien n’est plus séduisant, pour lui, que cette déliaison.
La scène capitale avec le Pauvre permet d’ajouter que pour lui tout s’achète (parole contre argent) ; et il s’amuse des arguments que lui opposent à l’acte IV ses adversaires successifs, Monsieur Dimanche, Dom Louis son père, Elvire voire même le Commandeur, qu’il traite d’abord par la bouffonnerie – mais le Ciel sera le plus fort ! Extraordinaire virulence et dangerosité de Dom Juan : la société n’a pas entravé sa course, seul le surnaturel peut l’arrêter.
Qu’ajoutent un bon siècle plus tard Don Giovanni à Dom Juan, la musique de Mozart (et le livret imaginé par da Ponte) au texte de Molière ?
Il faudrait examiner en détail les renforts, les effets, les couleurs que la musique apporte aux mots (et les mots à la musique), deux composantes typiquement complémentaires et antagonistes. Au plus bref : la tragédie proposée par Mozart est du niveau de Shakespeare ; il suffit d’écouter une fois Don Giovanni pour se défaire du cliché du petit prodige en culotte de soie accordant son violon dans les salons de la Cour ; l’ouverture (composée quarante-huit heures avant la première à Prague le 27 octobre 1787, l’encre des partitions recopiées était à peine sèche sur les pupitres des musiciens) est littéralement accolée à la mort ; bouche d’ombre parcourue par un souffle de l’au-delà, elle place toute l’œuvre sous l’annonce de sa fin.
Or Mozart écrivait à son père gravement malade, le 4 avril 1787 (Wolfgang a trente-et-un ans, il lui reste quatre ans à vivre) : « Comme la mort (pour la prendre exactement) est le vrai but de notre vie, je me suis depuis quelques années tellement familiarisé avec cette véritable et excellente amie de l’homme que son visage, non seulement n’a plus rien d’effrayant pour moi, mais m’est très apaisant et très consolant ! Et je remercie mon Dieu de m’avoir accordé le bonheur de saisir l’occasion d’apprendre à la connaître comme la clef de notre véritable félicité. » (lettre citée par Jean et Brigitte Massin dans leur biographie, pages 462-463). La mort du Commandeur, d’une exceptionnelle douceur, vérifie il me semble les termes de cette lettre.
Prêtez l’oreille aux accents de cette ténébreuse ouverture, elle oppose les deux polarités de Don Giovanni, son énorme appétit de vivre et sa course effrénée vers la mort.
Cet opéra en effet touche aux abîmes. Et par exemple aux limites du chant, bordé ici par le cri : cris d’effroi de Zerline séquestrée par Don Giovanni, d’Anna (personnage absent chez Molière) reconnaissant son agresseur dans le chevalier qui lui propose son aide, d’Elvire croisant la statue… Les arabesques du chant, et ces très touchantes figures féminines, permettent d’approfondir une psychologie qui reste en surface chez Molière ; Anna est un bloc de refus et d’indignation, Zerline séduite balance entre la fuite et l’acceptation (« Vorrei e non vorrei »), Elvire elle aussi balance, en pleine ambivalence, et ne demande d’abord qu’à pardonner. Le couple formé par Leporello et son maître est également très fouillé, et dominé par l’ambivalence : le laquais, comme Sganarelle, est horrifié-fasciné, mais dès son premier air il voudrait prendre la place de son maître, dont il endosse de fait l’habit au deuxième acte ; et surtout, par l’air du catalogue, chef d’œuvre de moquerie (à l’adresse d’Elvire) admirative, nous comprenons avec quelle fierté paradoxale le faquin endosse et soutient le fétiche de la liste, comment il s’identifie aux exploits de son maître (« Ma in Espagna son gia mil et tre »)…
Si Don Giovanni lui-même chante assez peu, est-ce parce qu’il manque de vie intérieure ? Son grand air, du vin, le dépeint comme un ogre emporté par sa course à la liste ; et de même, lors de la scène finale, il ne voudrait que souper. Dévorer la vie et les femmes à pleines dents résume décidément son programme !
Don Giovanni est un opéra du désir oral, celui qui détruit son objet, donc de la terreur ; une pièce dont la violence, non exempte de bouffonneries, est transcendée par une aspiration réussie à la sérénité.
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