Serge Tisseron, contacté, a répondu à mon dernier billet, « Que savait Hergé ? », par les précisions suivantes :
« Vous écrivez que Hergé n’a pas eu connaissance de mon travail. Il l’a connu en réalité en juillet 1982. J’avais écrit au début de 1982 un article intitulé « Haddock et la question du père dans les aventures de Tintin », pour la revue « Confrontation », mais je ne voulais pas le publier sans en informer Hergé, et j’envisageais même de ne pas le publier s’il s’y opposait. Je lui ai donc envoyé cet article, et en septembre, son secrétaire Alain Baran m’a répondu que Hergé était très malade (j’ai su après qu’il avait contracté le sida à la suite d’une transfusion sanguine), qu’il ne pouvait pas me répondre mais qu’il avait beaucoup apprécié mon texte qui, je cite, « lui avait beaucoup appris sur le créateur du personnage de Haddock ». Et il m’a invité à continuer mes travaux.
Mon article a été publié au début de l’année 1983. Hergé est mort au mois de mars. J’ai continué à réfléchir sur les aventures de Tintin et j’ai pris ce premier article comme un condensé de tout ce que j’avais à développer. J’ai donc écrit « Tintin chez le psychanalyste » en 1984. Mon éditeur, les éditions Aubier, m’a proposé de demander une couverture originale aux ateliers Hergé. J’ai dit que c’était inutile car aucun auteur d’un ouvrage sur Tintin n’en avait jamais eu, et aucun après moi n’en n’a d’ailleurs bénéficié non plus. Mais j’ai joué le jeu et j’ai envoyé aux ateliers Hergé ma demande. Quelques jours plus tard, j’ai reçu un appel téléphonique de Bob de Moor qui avait toujours accompagné Hergé dans ses créations et qui dessinait du « Tintin » aussi bien que lui. Il m’a dit que la veuve de Hergé, Fanny Remi, lui avait demandé de réaliser cette couverture originale, mais il se tournait vers moi car il n’avait aucune idée pour la dessiner. J’ai alors fait un brouillon que je lui ai envoyé et qu’il a reproduit dans le style de Hergé. Je m’étais hasardé à mettre en scène Freud déguisé en Chevalier de Haddock, et à mon grand étonnement, il n’y a eu aucune protestation des ateliers Hergé pour réaliser cette couverture bien que je me sois permis d’introduire un personnage que Hergé n’avait jamais mis en scène. Mon brouillon et le dessin envoyé par Bob de Moor sont maintenant déposés à la Bibliothèque nationale de France puisque la BNF m’a proposé de faire don de mes archives (dessins, poèmes, photographies et manuscrits) lorsqu’elle m’a rendu un hommage d’une journée le 30 novembre 2019. Le dessin déposé à la BNF est d’ailleurs différent de la couverture car j’avais donné à Bob de Moor une image de Freud peu connue, de la collection Marie Bonaparte, sur lequel il a un visage très détendu. Bob de Moor a trouvé que cela ne correspondait pas à l’idée que chacun se faisait de Freud et a reproduit sur le définitif de la couverture le visage torturé de Freud en proie à son cancer de la fin de sa vie. Ces dessins sont reproduits sur mon site (sergetisseron.com)
Quelques mois plus tard, il y a eu une exposition Hergé au centre Pompidou et j’ai rencontré sa veuve. Elle est venue vers moi et m’a félicité de ma découverte. C’est là que j’ai compris que j’avais en effet trouvé le secret de la famille de son mari. Deux ans plus tard, en 1987, deux biographes, Thierry Smolderen et Pierre Sterckx, ont confirmé par l’étude de documents généalogiques l’existence du secret familial de Hergé que j’avais découvert par la seule lecture des albums de Tintin. Mais bien entendu, ce que j’avais découvert n’est pas la réalité, mais la représentation que le petit Hergé s’en était fabriquée, et qu’il a retranscrite dans son œuvre, en grand partie à son insu comme je l’ai écrit.
Serge Tisseron »
Nous devrons donc nous contenter de cette expression bien laconique, « à son insu », qui ne répond pas vraiment à la question « Que savait Hergé » ! Permets-moi donc, Serge, d’insister en retour sur cet étonnant état de conscience d’un créateur, qui à la fois savait et ne savait pas… Car enfin, les matériaux (comme disent les psys) que tu rapportes sont sidérants de précision : le silence ou les mensonge de la grand-mère Marie, morte à 41 ans, les réactions en retour de ses deux fils transposées dans la farandole Tintin-Haddock-Tournesol-Dupondt, qui par la sagacité mise à déchiffrer les énigmes, par les injures envers le père qui se dérobe, par la surdité opposée à ce discours trompeur, ou enfin par la totale idiotie…, illustrent bien chacun à leur manière les suites engendrées par un secret de famille.
Hergé imagine donc de superposer la figure de Haddock avec celle de son ancêtre le chevalier François, comme Tintin superpose les trois petits rouleaux manuscrits, pour en faire surgir la lumière. Et cette condensation (propre au travail du rêve selon Freud) produit les planches étonnantes du Trésor de Rackham le rouge où la figure de Haddock pris de boisson épouse en effet celle de son aïeul, où la narration enjambe les siècles pour encastrer l’une dans l’autre ces deux histoires. À travers Haddock, Hergé épouserait ainsi la quête en paternité de son père Alexis ; et quand il fait remonter le Capitaine jusqu’au Pérou (Le Temple du soleil), ce n’est pas le Roi-soleil (père probable de François de Hadoque) mais le fils du soleil en la personne du chef inca qui vient pour lui occuper cette place du géniteur enfin reconnu. Sidérants déplacements et transformations, d’une lumineuse logique – mais que savait de tout ceci leur créateur ? Hergé entrevoyait ce qu’il ne voyait pas ? Son œuvre, ainsi déchiffrée par Tisseron, serait-elle plus intelligente que son créateur ? (Cette dernière question peut-être pourrait définir justement ce que c’est véritablement qu’une œuvre.)
Un autre pan de ces histoires tourne autour de la Castafiore, et de son air fétiche : le contexte en effet de l’opéra de Gounod, Faust, méritait d’être détaillé par Tisseron, car il éclaire lui aussi le drame de Marie Dewigne ; et l’air des bijoux ainsi répété avec cette évidente jubilation répond peut-être à la question de l’enfant Alexis, ma mère a-t-elle été violée, ou séduite et abandonnée ? Mes parents se sont-ils un peu aimés pour me concevoir ? L’empêchement où se trouve la Chaste fleur de nommer Haddock (devenu quelque peu son « fils » dans l’intrigue de l’album des bijoux) sans déformer son nom (capitaine Paddock, Krappock, Cormack…) ne va-t-elle pas dans le même sens de la dissimulation d’une filiation impossible à nommer ? De même, si les deux Dupondt portent des noms différents, cela ne suggère-t-il pas la présence de deux géniteurs dans l’ascendance d’Alexis, l’ouvrier Remi et le père caché ?
Une autre piste ouverte par Tisseron (dans son troisième volume) détaille le « pilotis » du roman d’Hector Malot, Sans famille, lui aussi très éclairant et générateur comme nous l’avons exposé en détail. Ici encore, Hergé eut-il conscience de lire au miroir de cette histoire, et jusque dans la superposition des deux Rémi/Remi, le propre drame de son père ? Savait-il, inventant Milou puis le Capitaine, qu’ils sortaient tous deux du chien Capi ?
Je n’ai jamais, dans le domaine de la théorie littéraire, adhéré au dogme proclamé par Proust dans le Contre Sainte-Beuve de l’inutilité des données biographiques pour « expliquer » les œuvres ; la causalité conduisant des formes de vie aux formes d’une œuvre demeure certes complexe, indirecte ou retorse autant qu’on voudra, mais on ne peut la négliger (et je rejoins Benoît Peeters qui fait la même déclaration au début de sa biographie d’Hergé). L’affaire Shakespeare-Florio à laquelle j’ai consacré un livre (Shakespeare, Le Choix du spectre, 2016) soulevait justement pour moi cette question, d’ailleurs fort ancienne : comment jamais dériver de la vie du bourgeois de Stratford-upon-Avon, obscure et médiocre, la somme des trente-six pièces si riches en connaissances livresques mais aussi en expériences tirées de la fréquentation de la Cour ? De pareilles créations ne tombent pas du ciel, mais elles passent par des sentiers (comme dira Aragon) ; dans le cas d’Hergé, il est impressionnant d’observer quasiment à ciel ouvert, au vu des révélations de Tisseron puis des deux biographes qui ont confirmé ses premières intuitions, le travail du rêve ou de l’inconscient qui élabore d’album en album ces aventures si claires, à partir d’une autre histoire, refoulée, ou plutôt inter-dite : entrevue sans la voir, indicible et pourtant, obliquement, montrée.
Hergé, comme son père Alexis, était dépressif ; il n’eut comme seul enfant que Tintin, créature de papier à laquelle il voua sa vie au prix d’un labeur écrasant, qu’il porta et nourrit à travers tant de cases, de planches… Comme pour réparer ce que la génération précédente avait irrémédiablement rompu en laissant les deux jumeaux devant ce trou, ce manque inexplicable. Encore une fois, que savait-il de cette histoire où il cheminait à tâtons, de cette nébuleuse qu’il reconstituait si péniblement, somnambuliquement ? Car cette création si puissante, et promise à un tel succès (qui n’a chez lui un album de Tintin ?), n’était pas destinée prioritairement à nous divertir, mais à projeter sur la généalogie de son auteur un peu de lumière, à dissiper « par la bande » l’angoisse ou la sombre humeur d’Alexis.
C’est en forgeant qu’on devient forgeron, en lisant qu’on devient liseron, en tissant (ou détissant) qu’on devient Tisseron ? Les Aventures de Tintin constituent un magnifique exemple de catharsis, qu’au-delà de mes soixante-dix-sept ans je n’ai pas fini, pour ma part, de méditer…
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