Le dernier roman d’Eric Reinhardt, Sarah, Suzanne et l’écrivain (Gallimard), s’enchaîne assez étroitement à L’Amour et les forêts dans lequel on se souvient que Bénédicte Ombredanne, une obscure et malheureuse prof de lettres, se confiait à l’auteur par écrit puis au café Nemours, pour lui raconter son histoire dont il ferait un roman. J’ai dit ici, dans un précédent billet, mon admiration pour cet ouvrage, et ma déception devant le film, assez faible parce qu’édulcoré, qu’en avait tiré Valérie Donzelli (que l’auteur remercie néanmoins aux dernières lignes de ce nouveau roman).
Reinhardt s’empare donc du même dispositif pour le développer : une certaine Sarah (prénom substitué, ainsi que la ville où il la fera résider, Dijon, car il s’agit d’interdire toute identification), ayant lu et beaucoup apprécié L’Amour et les forêts, entraîne notre auteur promu écrivain public à coucher par écrit son histoire. Elle-même n’est pas sans compétence artistique, elle crée des sortes de sculptures-architectures de jardin ou des installations originales (que la page finale de remerciements attribue à deux créateurs distincts), mais Sarah n’est pas écrivain et s’en remet donc à une plume plus qualifiée. Or il ne s’agit pas pour Reinhardt d’écrire sous la dictée, et le contrat passé avec « Sarah » entraîne aussitôt le surgissement d’une tierce personne, « Suzanne » qui sera composée, au gré des lois imprescriptibles de l’imagination (ou de la transposition) des échos éveillés chez notre auteur et tirés de sa propre vie, voire d’épisodes de ses romans précédents.
Le sujet de ce dernier opus, qu’on peut trouver laborieux ou çà et là un peu long, a donc pour foyer le troisième terme de son titre, l’écrivain, ou son travail d’écriture : comment celle-ci ne peut que décoïncider (dirait François Jullien) d’avec la simple vie (simple vraiment ?), comment écrire c’est fabuler, inventer, passer par les méandres du mentir-vrai. Ou comment la fiction nous enrichit, nous éclaire mieux que tout constat, trop plat ou inopérant s’il s’agit de nous consoler, de nous expliquer à nous-mêmes ou de nous guérir…
Je viens de citer implicitement mon cher Aragon. C’est que lui-même en 1965 a publié un formidable roman, La Mise à mort, qui joue du même écart ou du dédoublement entre deux narrateurs, Alfred et Anthoine, qui sont le même homme mais vu selon les regards ou les humeurs d’une troisième personne, elle, Fougère. Au point que ce roman présenté comme « du réalisme » est aussi le roman de la jalousie, qui s’avèrera mortelle, les deux personnages masculins ainsi émancipés par l’écriture refusant de refusionner. Dans le dernier Reinhardt, Sarah et Suzanne se complètent ou s’éclairent mutuellement, elles n’empiètent pas l’une sur l’autre et leur dualité n’entraîne pas le duel. Mais, chemin faisant, l’écriture crée parfois une subtile indécision et les identités provisoirement distribuées vacillent, ou se brouillent. Particulièrement autour de l’épisode vénitien, où la biographie du (supposé) scripteur interfère, selon des points ou des prises de vue qui se renversent du masculin au féminin, du champ au contre-champ.
Ce roman ouvertement métalinguistique m’a passionné, et je l’ai lu avec une sympathie particulière pour l’auteur qui accède ici à une radicalisation de certaines pistes ou intuitions précédentes. L’évidence, par exemple, qu’on écrit par transfert : pour faire plaisir à une femme, c’est-à-dire pour se voir soi-même par ses yeux à elle, pour lui prêter un peu de notre soi. Mais où s’arrête le soi ? Comment découpons-nous, au for intérieur de nous-même, cette étrange entité ? Raconte-moi ma vie : quelle exorbitante demande ! Et en même temps quoi de plus naturel, ou légitime, s’il est vrai que le storytelling qui tisse pour chacun sa propre intimité, et le maintient en vie (le gouverne, subtilement l’oriente) nous advient du dehors… Tout ego, chétif et si mal doté, n’est-il pas constitué et nourri des échos recueillis dans les paroles, les regards, les jugements des autres ?
Inversement, quand nous lisons avec plaisir un livre, n’est-ce pas notre propre histoire qu’à minima nous y cueillons, reconnaissons et dévorons ? Madame Bovary c’est moi pourrait (mieux que son auteur) dire à bon droit chaque amateur de ce livre ! À la façon dont je suis moi-même Hamlet, Dom Juan, René Leys hésitant entre ses mensonges, Melville embarqué sur le Pequod (« Appelez-moi Ismaël ») ou tour à tour Jacques le Fataliste ET son maître… Reinhardt autrement dit, avec ce dernier roman, enrichit la problématique si vaste et si floue de nos identifications. Qui passent par la « pulsion scopique » (merci Laurent Bazin) ; ou par l’iconophagie quand Suzanne, irrésistiblement, mange son mystérieux tableau – faisant de cette incorporation le stade suprême de l’adoration esthétique ?
Bien d’autres énigmes, d’un roman à l’autre, sont longuement interrogées, par exemple celle de la (scandaleuse ?) faiblesse féminine, faut-il parler de masochisme ? Sarah comme Suzanne, mais aussi déjà Bénédicte, ne résistent pas à leurs maris, elles sont « de ces personnes qui se sentent irréversiblement démunies, donc instantanément vaincues, à la seconde même où débute un conflit » (page 197) – pourquoi ce renoncement, cette façon de rémunérer l’adversaire ? Autre passivité paradoxale (page 215), « elle était condamnée à la fonction de spectatrice. Sa vie était devenue une fiction écrite par d’autres, une fiction où des personnages qu’elle ne connaissait pas n’arrêtaient pas d’apparaître, dont elle était privée des dialogues » (la syntaxe de cette dernière phrase me paraît fautive). Ou encore l’énigme des bifurcations qu’on a ratées, avec soudain ce sentiment de l’irréparable, du trop tard, « elle comprit qu’elle avait passé les vingt-quatre dernières années à refouler la scène du pont. (…) elle était passé à côté de sa vie à cause d’un baiser qu’elle n’avait pas donné, par peur et par lâcheté, à une personne qui l’avait attirée comme personne »…
On remarque que les maris, d’un roman à l’autre, n’ont pas vraiment le beau rôle (visages fermés, langage d’huissier), que ce sont les faibles femmes qui recueillent ici toute la sollicitude, qui provoquent ce pressant besoin de la chose à raconter ou à dire. Qu’est-ce qui fait ainsi écrire, ou courir Reinhardt ? Pourquoi écrivez-vous ? À cette question posée dans la revue Littérature (1919), Valéry répondit laconiquement : « Par faiblesse ».
Une déconcertante faiblesse ici mise en scène se trouve ainsi secondée, secourue par la bouée de sauvetage du roman ; de quelle étrange lumière, de quels sacrements descendus du ciel, sont-ils ainsi porteurs !
Sarah, Suzanne et l’écrivain, éditions Gallimard septembre 2023, 22 €.
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