Dé-coïncider d’avec François Jullien ?
Je lis depuis plus de trente ans les livres de François Jullien, j’ai défendu avec chaleur la plupart d’entre eux dans des colloques ou sur ce blog : François m’a décidément orienté, et sa pensée aura recadré et stimulé la mienne. J’ai coutume de le présenter comme le meilleur philosophe français de notre époque, par sa façon, décisive, d’avoir fait le détour ou l’écart par la Chine, qui nous désenlise de nos routines intellectuelles, qui remet notre culture en perspective… Et puis, sa langue sans jargon excessif (mais sans tomber non plus dans la facilité) lui procure un très large public, en français comme dans les très nombreuses traductions de ses quelque quarante ouvrages.
Et puis encore, à la tête du Collège de philosophie, puis des cycles de conférence à la BNF, puis aujourd’hui de l’association Dé-coïncidences, par son goût du débat qu’il ne cesse d’animer, de provoquer ; cette pensée généreuse, toujours en mouvement, cherche la nôtre et nous convoque.
Une prochaine rencontre avec lui se tiendra mardi 12 décembre prochain, au centre Jules-Vallès de Paris (72 avenue Félix-Faure, 75015), à 19 h. Je m’y rendrais si je n’étais retenu, comme trop souvent, dans ma lointaine province.
En voici le résumé d’introduction diffusé par l’Association :
« Il est une menace dont tout le monde s’émeut – à juste titre – parce qu’elle est spectaculaire : la Terre se réchauffe et la vie pourrait s’y tarir. Mais il en est une autre qu’on évite de remarquer. Cela parce qu’elle touche à l’invisible et nous implique peut-être encore davantage – d’ailleurs comment la nommer ?
Ses effets cependant sont des moins contestables : « d’un clic », on croit que tout est à portée, qu’il n’y a plus à accéder. Ou l’on fait du Livre un « produit » comme un autre. L’écran fait écran et l’événement de la présence est perdu. Et, d’abord, les médias distillent leur coïncidence idéologique à notre insu.
Ne sommes-nous pas en train de devenir des sujets inertes sans plus d’élan – d’essor – qui nous mobilise ?
J’ai choisi de nommer de l’« esprit » cette autre perte qui nous menace. Et donc, à l’encontre de la vie qui ne vit pas, de la non-vie menaçant nos vies, d’appeler à la défense et l’illustration de l’« esprit », une fois celui-ci décapé de tout spiritualisme.
Dans le monde de la Connexion généralisée, de la Communication et de la Consommation gérées par le numérique, où font loi la Commodité et le Marché, quel écart et quel espacement reste-t-il encore où de l’esprit puisse se déployer ?
Or rien ne sert de dénoncer cet état de fait et le renverser est impossible.
Mais j’appelle à en dé-coïncider : en fissurant la chape invisible sous laquelle nos vies se laissent enfermer. » FJ
Cet argument résume le contenu d’un livre paru en septembre dernier aux éditions de l’Observatoire, Raviver de l’esprit, Un diagnostic du contemporain, que je suis en train de lire, et de relire. Non sans humeurs ni élans intimes de protestation. Il faut donc pour de bon débattre ou, comme on lit chez Racine, « Voici le temps enfin qu’il faut que je m’explique » !
En marge de ce qui arrive à la diversité biologique, et de la dégradation de notre Terre, François Jullien pointe donc une autre perte, plus insidieuse ou moins facile à cerner, qu’il appelle très justement « de l’esprit », en laissant flotter à dessein tout ce que ce mot peut rassembler de précieux, de fragile, tout ce qu’il évoque de ressources dont, en effet, nous pouvons ressentir le manque, ou la progressive déperdition.
N’hésitant pas à recourir aux exhortations du militant, l’auteur s’engage et nous presse de mieux comprendre comment, au nom du progrès lui-même, et grâce aux facilités nées de la communication numérique, nous mettons notre propre culture dans un danger peut-être fatal. Connexion, Consommation, Communication, les majuscules dans le texte que je viens de citer désignent assez ce qu’il s’agit de combattre, et comment réagir. Ces grands mots nous endorment, nous enlisent, contre eux Jullien voudrait redonner de l’élan – à l’esprit !
À ce niveau de généralité, on ne peut qu’être d’accord. Et nous avons tous l’expérience d’un spectacle, d’un livre, d’un talk-show télévisé…, qui au nom de l’audience, du profit, du marché, massacraient les chances même d’émergence, ou de survie – de l’esprit. J’en citerai pour ma part un indice récent, la reprise en novembre dernier, à la Seine musicale de Boulogne-Billancourt, de l’opéra-rock Starmania. Je ne connaissais pas cette œuvre, à laquelle Odile voulait absolument que nous assistions, elle m’en fredonnait quelques airs, elle en connait l’intrigue et plusieurs passages par cœur… Et en effet, Michel Berger et son complice québécois ont, dans les années soixante-dix, concocté une partition au lyrisme doux-amer, teintée d’un romantisme qu’il fait bon se murmurer à l’oreille. Ses personnages sont émouvants, ils ont encore aujourd’hui des choses à nous dire…
Las, à l’échelle de la gigantesque salle faite pour accueillir peut-être douze-mille spectateurs (et pleine à craquer ce dimanche), la mise en scène de Thomas Jolly (que j’ai connu pour ses représentations des pièces historiques de Shakespeare, et dont en 2016 j’avais défendu ici même le Richard III), le fringant Thomas Jolly donc nous assénait un show tonitruant, où le visuel autant que l’audio recherchaient avant tout le choc : explosions des lasers balayant la scène et la salle, bombardement des enceintes à nous fracasser les tympans (étions-nous mal placés ?), hystérie générale des costumes, des mouvements, bref une expérience éprouvante d’où tout esprit, à mon avis, avait fui – mais l’accueil enthousiaste du public, au moins dans sa partie jeune qui n’avait pas connaissance de l’œuvre originale, démentira évidemment mon jugement, en me classant parmi les vieux cons…
J’endosse ce reproche, je veux bien qu’on me trouve grincheux, quand je ne fais qu’attirer l’attention sur ce que, par excès de moyens techniques ou par une fausse idée de la richesse, nous perdons. Car less is more ; tandis que more is gore…
(à suivre)
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