Les entrées des chanteurs ne se ressemblent pas. Lors d’une tournée de 1992, Johnny avait imaginé pour la sienne une machinerie compliquée d’ascenseur ; on voyait dans une colonne vitrée descendre du ciel une cage, qui révélait d’abord l’ombre de la star prise dans cette gigantesque seringue que les projecteurs découpaient a giorno. La sono et les éclairages grandiloquents accentuaient l’effet du deus ex machina, on assistait au débarquement d’un Olympien cousu de cuir et maître de la techno, à moins qu’on ne songe à la métaphore grandeur machine d’une injection de drogue. Lors d’un autre tableau, Johnny pénétrait sur la scène en chevauchant une lourde moto dont il laissait rugir le moteur, le temps de se recoiffer et de jeter le peigne au public, comme un os à des chiens.
À ce dispositif écrasant s’oppose point par point le lever de rideau d’Alain Souchon. Lui se glisse en espadrilles entre ses musiciens qui préludent, les mains chargées d’une provision de balles multicolores qu’il expédie d’un geste amical aux quatre coins du public en fredonnant comme pour lui-même un air de son dernier album, « Chanter c’est lancer des balles…». Souchon ne profite pas de la scène pour en imposer, il ne cherche aucun rapport de force ni de fascination, mais une relation de complicité avec une foule comme lui sentimentale : chanter c’est gonfler en ballons de couleurs les sentiments qui nous habitent, chanter c’est se faufiler avec une élégance de chat à travers la brutalité ordinaire, chanter c’est bercer des salles.
Si tout public compose un être spontanément régressif, Souchon a une manière bien à lui de faire que chacun, abrité dans le collectif, renoue avec un état d’enfance. Plusieurs de ses titres ressuscitent la voix et les émois du gosse qui préfère résolument ses jeux à ceux des grandes personnes. Des succès comme J’ai dix ans, ou Jamais content disent rageusement le refus de grandir. Souchon ne se contente pas d’évoquer nostalgiquement l’enfance comme font la plupart des chanteurs, il lâche des blocs d’affects non digérés, des grumeaux de mémoire qui ne s’intègrent pas au fil narratif, au patient travail du souvenir mais qui, comme des buttes-témoins, émergent ou insistent ; il cale sur certaines positions indépassables comme si la colère, le dégoût, l’ennui ou la tendresse n’avaient pas d’âge et demeuraient à jamais inéducables.
Nous venons au monde en état de détresse, répètent les psychanalystes, et notre inconscient demeure zeitlos, insensible au temps autant qu’aux articulations secondaires (logiques et langagières) qu’on appelle culture. Certaines chansons de Souchon font sonner très haut cette orgueilleuse détresse, qui fuse et s’exprime mais ne se laisse pas cultiver ; un fond primaire remonte à la surface et déforme un discours soudain haché et concentré, rebelle aux avenues de la syntaxe et de la mélodie ; et les mêmes affects innervent en direct la posture du chanteur qui saute en l’air, s’assied par terre, lorgne sous les jupes des filles ou lance des balles. On entend et on voit chez Souchon, comme à cerveau ouvert, l’anatomie de la pulsion, son destin ou sa trajectoire le temps d’une chanson, son impact réorganisateur sur les formes apprises du comportement et de l’expression de soi. Cette expression plus directe n’est pas simple, au contraire : il peut s’avérer aussi difficile de chanter les paroles et les mélodies sophistiquées du Bagad, de Manivelle ou déjà de Petit pois (le surnom de son fils Pierre), qui contiennent en germe ces éclats d’une révolte enfantine que, disons, de mettre en mots l’un de nos rêves.
C’est qu’ici le bizarre mariage ou le ménage (la ménagerie ?) des mots et de la musique affecte en profondeur les conditions du récit, comme en un rêve. Souchon ne raconte pas des souvenirs ni des scènes, il préfère se brancher en direct sur l’inconscient ou le désir primaire, et son récit ne s’en trouve pas désarticulé mais autrement agencé, avec des syncopes comme ce puits où bascule Alice, des sourires sous les moustaches des chats et quelques lapins blancs. Sans avoir l’air d’y toucher, Souchon traduit par ses trouvailles mélodiques (largement dues à Laurent Voulzy) et son verbe ébouriffé un monde dans un autre, il explique l’homme à la femme, l’enfant aux parents, la pulsion aux mots ou le sommeil au soleil.
La grande chanson (de Piaf, Trenet, Brel, Cohen, Brassens ou Souchon) ne vient pas après coup nous raconter ce qui s’est passé, elle ne se contente pas calmement de représenter mais elle participe et agit, elle fait ce qu’elle dit comme il arrive que la poésie ou le théâtre, parfois, nous fassent accéder à une expérience unique : par elle nous entrons dans la ronde, nous échangeons des balles.
(à suivre)
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