Auschwitz à la cantonade

Publié le

Beaucoup de films ont vu le jour qui ont tenté de cadrer, ou de représenter quand même, la Shoah, Nuit et brouillard (1956) d’Alain Resnais, La Liste de Schindler (1993) de Steven Spielberg, La Vie est belle (1993) de Roberto Benigni, Le Fils de Saul (2015) de Lazlo Nemes, que j’ai chroniqué ici même, ou dernièrement La Conférence (2022) de Matti Geschonneck…  D’autres forcément viendront allonger cette liste, tellement le sujet fascine le cinéma en lui posant un défi, bien résumé dans les objections désormais célèbres, et qu’on peut trouver outrancières, de Claude Lanzmann, auteur du film-fleuve et de référence, Shoah. J’avais à Cerisy, dans le cadre de notre colloque de médiologues « Communiquer/Transmettre (juillet 2000), réalisé avec lui une séance d’entretien, publiée dans le numéro XI de nos Cahiers de médiologie. L’écho de cette discussion, particulièrement ardue, avait nourri ici un billet bien postérieur, « Représenter la Shoah ? ». Je fais tous ces rappels pour introduire à présent le film de Jonathan Glazer, La Zone d’intérêt, sorti cette semaine et dont les comptes-rendus occupent largement nos magazines – à juste titre car ce film, qui est loin de faire l’unanimité des critiques, opère vis-à-vis des principes posés par Lanzmann un détour, et propose un biais ou un traitement à mes yeux (et mes oreilles) extrêmement judicieux.

Ce film (tiré d’un livre de Martin Amis et Grand prix du festival de Cannes) a déjà suscité tant de commentaires qu’il n’est pas nécessaire de le raconter longuement. Jonathan Glazer a pris le parti de nous montrer la vie paisible et somme toute heureuse du commandant du camp d’Auschwitz le SS Rudolf Höss, et de sa famille dans leur maison de fonction et leur beau jardin, entourés de murs qui empêchent de voir directement comment se déroule, à moins de deux-cents mètres de leur confortable clôture, la mise en œuvre de la « solution finale ». De voir mais non d’entendre : autant la vision de l’horreur, en effet impossible à montrer, nous demeure interdite par un dispositif filmique qui laisse systématiquement hors-champ l’au-delà du mur côté camp, autant les bruits franchissent cette clôture et nous parviennent, estompés, mais pas impossibles à identifier : aboiements de chiens, cris de douleur ou supplications, claquement de coups de feu, roulements des trains, et de façon plus générale ou continue un vrombissement mécanique qui suggère l’activité 24/24 d’une industrie inédite, difficile à identifier.

Ce film particulièrement glauque, donc éprouvant, a la couleur d’un mauvais rêve ; ou plutôt, de ces rêves par lesquels nous tentons de rester endormis alors qu’une douleur lancinante, récente opération ou mal de dents, nous tire vers un pénible réveil. Le génie de cette œuvre réside largement dans sa bande-son, méticuleusement élaborée par son sound-designer Johnnie Burn, qui détaille son travail de patiente reconstitution dans une interview de Libération. Le résultat, très frappant, est de nous maintenir en état d’alerte en interprétant à tout instant notre écoute (qui déchiffre et finit par apprendre quelques sons significatifs majeurs de l’holocauste) ; tandis qu’à  nos yeux, qui peut-être voudraient voir au-delà (et à la fois le craindraient), n’est concédé  que le spectacle d’une vie petite-bourgeoise, platement ordinaire ; le film s’ouvre sur un bain dans la proche rivière, puis les enfants s’ébattent dans la petite piscine, jouent aux soldats de plomb sur le tapis de la chambre, tandis que les parents vaquent à des besognes apparemment tout aussi triviales : Madame donne des ordres à ses domestiques (assez nombreuses et qui ne semblent rien lui coûter), elle essaye longuement un somptueux manteau de fourrure (récupéré au « Canada » comme on nommait le dépôt des habits des déportés), son mari multiplie très administrativement les coups de téléphone, ou se rend en grand uniforme de l’autre côté du mur comme on passe au bureau… Ce couple joué (très efficacement) par Christian Friedel et Sandra Hüller est, si l’on peut dire, hallucinant de banalité : assez laids, peu flattés dans leurs façons de se mouvoir (quelle atroce coupe de cheveux sur la tête du mari, quel arrangement compliqué sur celle de sa femme, et que leurs vêtements leur vont mal, comme ils semblent empruntés, gauches dans leur relations…), tout signifie une vie en porte-à-faux dans cette maison elle-même raide, ou bien peu engageante. Au point que la mère d’Hedwig, venue pour un bref séjour qu’elle déclare d’abord enchanteur, ravie par tant de confort, ne le supporte pas longtemps et profite d’une nuit où les crématoires rougeoient au-delà de sa fenêtre pour s’enfuir.

Plusieurs scènes de malaise percent la pellicule des apparences : la désorientation du père auquel on bande les yeux pour lui offrir le kayak, la mauvaise rencontre que font les baigneurs avec un objet mal identifié (morceau de corps humain ?) sorti de la rivière, et qui pousse les enfants à un énergique lavage dans la salle de bains, jeux de ces enfants avec un chapelet d’osselets ou de dents, ou ces cendres que le jardinier venu du lager apporte dans sa brouette pour fertiliser les plates-bandes, ou enfin ces vomissements que Rudolf, seul dans les escaliers, ne peut se retenir de répandre sur les marbres… À petites touches, discrètes, un réel venu de l’enfer grondant insiste – jamais nommé, tenu à distance. Euphémisé, objet de dénégations.

Or c’est tout le sujet de ce film : non pas nous montrer la Shoah, mais nous montrer que nous ne la percevons pas, ou si mal. Nous voyons dans ce film des personnages littéralement ne pas voir, et cette carence (de discernement ou de simple humanité) nous revient en boomerang : et moi, qu’aurais-je vu, ou fait de ces maigres indices d’une horreur qui se déroulait pourtant si près ? Pire, car le film ne nous enferme pas en 1943-1944 et, comme le souligne dans sa belle interview au magazine Trois couleurs de la chaîne MK2 l’historien du nazisme Johann Chapoutot, qui fut mon collègue à l’Université Stendhal, l’actualité de ce film en effet très glauque, ou glaçant, est de mettre en scène la bonne conscience de fonctionnaires, de managers ou d’administrateurs uniquement soucieux de gestion, de « rendement » (combien de pièces nos chambres à gaz puis nos fours peuvent-ils traiter chaque jour ?) ; un type d’homme ou de « spécialiste » qui n’a pas disparu avec le Troisième Reich, mais dont celui-ci aura au contraire promu ou répandu l’espèce, qui s’épanouit dans notre capitalisme libéral et consumériste… La famille Höss ne voit rien, ou ne veut rien savoir, des atrocités qui se déroulent à deux-cents mètres ? Mais nous, que savons-nous aujourd’hui ou que voulons-nous savoir, malgré notre couverture médiatique et ces réseaux d’information dont nous sommes si fiers, de la vie quotidienne dans la bande de Gaza ? Ou à Kiev ? De ce qui pousse les migrants à franchir la Méditerranée ? Des guerres oubliées ou incompréhensibles du Soudan, du Yemen, du Mali ?…

Notre aveuglement, ou du moins notre unthoughtfulness comme disait je crois Hannah Arendt pour rendre compte du comportement d’Eichmann, notre incapacité à discerner et à réaliser, notre somnolence qui rend le mal si banal, sont-ils moindres chez nous que chez ce couple d’une si commune et répugnante laideur ?

Jonathan Glazer filme la distraction, immense sujet puisque notre capacité de distraction est infinie… L’absence de thoughtfulness chez Hedwig et Rufolf nous tend un terrible miroir, ces deux-là nous refilent un sérieux malaise !

10 réponses à “Auschwitz à la cantonade”

  1. Avatar de Philippe v
    Philippe v

    Bonjour,

    Ce que vous décrivez du travail de la bande son est très original. C’est au spectateur d’imaginer. Ce film répond à beaucoup de questions sur la représentation de la destruction des Juifs d’Europe.

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Je tombe sur ce billet, publié dans Le Figaro, par un certain Margolin, avec lequel je ne suis pas du tout d’accord : https://www.lefigaro.fr/vox/culture/francois-margolin-pourquoi-la-zone-d-interet-plait-il-autant-aux-bobos-20240229.
      Ce critique accuse le réalisateur d’esthétisme, à la façon dont en parlait déjà Xavier Leherpeur je crois, au Masque et la plume, dans une détestable intervention où il s’agissait surtout pour lui de faire le malin. Qu’y a-t-il de beau ou de léché dans ce film ? Glazer a pris soin au contraire de nous montrer ses deux personnages principaux comme de petits bourgeois sans intérêt, et les acteurs ont le mérite d’endosser cette médiocrité en jouant gauche, mal fagotés, plutôt moches et très quelconques dans l’ensemble. De même la maison est sans grâce ; et si la rivière ou le jardin passagèrement rutilent (dans les gros plans de fleurs), c’est pour nous suggérer la vision kitsch propre à l’heureuse habitante des lieux. Quel est dans ces conditions le ressort dramatique d’un film qui pourra paraître à plusieurs fort ennuyeux ? Une certaine soustraction du regard : nous voyons littéralement ce couple ne pas voir, ne pas entendre. Ils ne réalisent pas. Et (étant donné la situation de la maison, ça se passe au contact d’Auschwitz !) c’est intolérable, c’est monstrueux. Mais si nous ne nommions pas ce qui se passe au-delà du mur, si par inconcevable inconscience le spectateur lui-même ne réalisait pas, alors tout le film serait en effet banal, ennuyeux. Son vrai ressort, son sujet tient donc dans cette juxtaposition, qui demeure chose mentale. Qui dépend de notre degré de conscience. Je n’abuserais donc pas des références à Arendt pour en parler, mais j’irais plutôt chercher les miennes du côté de Brecht.

  2. Avatar de JFR
    JFR

    Mon commentaire Je ne sais pas si j’aurai la force d’aller voir ce film malgré tout l’intérêt de la critique du Randonneur. Pourquoi ? En regardant les rails qui s’arrêtent devant la grande porte d’entrée du camp d’Auschwitz, filmée par Claude Lanzmann dans Shoah, j’entends les cris, les portes des wagons plombés que l’on ouvre, les ordres et les hurlements de SS, les chiens, j’assiste en direct à l’assassinat collectif des enfants, de leurs parents et grands-parents, que l’on emmène vers les chambres à gaz. Comment arrêter de telles images et ces cris qui s’impriment dans le cerveau, comment retrouver le sommeil ? Nous sommes devenus nous-mêmes nacht und nebel, tenaillés pour toujours par cette culpabilité qui poursuit notre génération d’assassins et de suppliciés.
    J’éprouve, pour ma part, un grand malaise devant tous ces films qui reconstituent l’Histoire, qui racontent l’horreur comme si nous étions devant une scène de théâtre. Je ne vois alors que des acteurs qui ne sont pour moi que des mimes dérisoires ou des ombres factices. Jamais ils ne pourront convaincre. Shoah de Claude Lanzmann avait ce mérite de porter témoignage, d’interroger les témoins, de nous faire entendre des récits, de raconter le vrai, l’impensable, l’indicible. Les dessins de ceux qui sont revenus des camps portent aussi avec eux les cendres des corps brûlés.
    Nous avons vécu avec cette phrase d’Adorno : « Écrire un poème après Auschwitz est barbare ». Mais le philosophe est revenu sur cette phrase. « La souffrance a autant le droit à l’expression que le torturé celui de hurler », écrit-il en 1960 dans Dialectique négative. Et Hannah Arendt nous a appris à mettre des mots sur cette radicalité du mal. Le concept de Unthoughtfulness de Hannah Arendt, ce n’est pas une absence de compassion ou un refus de voir, c’est une incapacité de penser. On parle de « l’inconscience » qui rend aveugle à la souffrance d’autrui, de l’incapacité à éprouver de la compassion, de la sollicitude pour l’autre, du concern (Winnicott), de déni et de clivage (Freud), mais ce qui est en jeu ici, c’est l’incapacité à penser tout court. Comment penser le mal ? Le mal radical, c’est la destruction de la pensée.
    Dans Eichmann à Jérusalem. Hannah Arendt nous montre un petit fonctionnaire qui exécute les ordres et ne pense pas. Était-ce le cas pour Rudolf Höss, le commandant du camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau ? Cela m’est difficile à croire. Arendt parle de banalité du mal. On a pu dire qu’Arendt niait le mal, qu’elle n’y croyait pas ou le banalisait. Le mal radical s’est pourtant posée à elle comme matière historique. Il existe « un mal dont les hommes sont capables et qui est sans limite », écrit-elle dans Penser l’évènement. Le totalitarisme échappe pour Arendt et pour nous à l’entendement humain, l’horreur ayant atteint avec l’antisémitisme l’irréél. Seule « l’imagination terrifiée » de ceux de ceux qui ont été « éveillés » par les récits, les événements remémorés, est capable d’une réflexion sur l’horreur.
    Je n’ai jamais pu croire à l’absence de culpabilité des gardes mobiles français qui séparaient à coup de crosse les femmes et les enfants avant de les jeter dans les wagons plombés. Pouvaient-ils dormir ceux-là qui avaient accomplis cette abomination ? Comment pouvaient-ils retrouver le soir leurs femmes et leurs enfants ? Le totalitarisme et la pensée totalitaire n’expliquent pas tout. De même je ne peux comparer toute l’horreur que nous percevons du monde à ce qui s’est produit à Auschwitz. Une telle entreprise de destruction et de déshumanisation n’est pas du même ordre que toutes les souffrances du monde que nous observons ou refusons de voir. Le mot génocide employé aujourd’hui à toutes les sauces n’a plus rien à voir avec celui de la Shoah. L’amalgame, la comparaison, le nivellement, est du négationisme pur et simple à la Faurisson. « Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur du monde » écrivait Albert Camus à Brice Parain en 1944.

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Merci et bravo cher JF pour ce copieux commentaire, avec lequel je suis presque entièrement d’accord. Presque : je n’ai jamais aimé la phrase d’Adorno sur l’impossibilité des poèmes après Auschwitz, car cela voudrait dire que les nazis auraient réussi cela aussi, à exterminer toute culture après ou en plus de la Shoah. Non, il faut au contraire s’efforcer de faire renaître ou de cultiver une forme d’articulation, de représentation, contre ce qui lamine, ce qui terrorise et enfonce notre pensée. Notre « thaughtfulness ». De même on peut s’irriter des films qui « jouent » la Shoah, et je connais bien les réactions de Lanzmann pour les avoir essuyées comme des accusations ou un tir de barrage, en première ligne… Mais c’est excessif : il me paraît légitime que chacun, avec ses moyens (poème, film, discours critique ou philosophique, récit…) s’efforce de mentaliser l’impossible, de lui donner une représentation. Car les nazis cherchaient justement cela aussi : l’absence de trace, l’impossibilité de représenter, l’effacement… Je ne parlerai donc pas, devant ces tentatives inégales, d’obscénité, ce qui serait obscène serait le silence, le vide de la pensée face à l’accumulation des horreurs. Ou le détournement d’attention, ce que filme précisément Glazer.

  3. Avatar de Anetchka
    Anetchka

    Merci cher Daniel, en ces temps de négationnisme revivifié, de proposer à la réflexion et à la perception un film courageux, qui, lui, ose, à sa façon, aborder le thème de la Shoah. J’ai vu sans hésitation ce long métrage car le pire serait de renoncer à toute possibilité de s’écorcher jamais au Sujet sur un écran, une toile, une planche gravée, un livre, un instrument de musique, sous couvert d’indicible et d’irreprésentable. Les Nazis auraient gagné, eux qui se sont acharnés à effacer toute trace de leur crime contre l’humanité.
    Si Shoah de Lanzmann est un document monument, un chef d’œuvre capital, il n’exclut pas les autres formes, importantes ou contestables , pourvu que le spectateur affronte cette tragédie , selon ses capacités internes, selon ses biais choisis, n’oublie jamais. Et ceci non seulement pour la Mémoire mais pour l’avenir.
    Ce film glaçant, d’un autre ordre que ceux vus jusqu’à présent, me semble important, à moi aussi.
    Bien loin de se situer aux antipodes de l’œuvre documentaire de Lanzmann, certaines scènes de ce film ont une résonance immédiate avec des personnages clés de Lanzmann. Hedwig, femme de Rudolf Höss, (blonde et jeune ici, brune et vieille là, aucune importance ) est tellement l’émanation de Frau Michelson, femme cauchemardesque de l’instituteur nazi de Chelmno, dans la 1e Époque de Shoah. D’un côté, Hedwig, de La Zone d’intérêt, vit un « drame «, non pas à côtoyer le processus industriel d’annihilation à ses portes, mais par la mutation de son mari Rudolf vers le camp d’Oranienburg, en Allemagne, qui menace de lui faire perdre son Jardin d’Eden, son Pardès (jardin), petit Paradis fleuri aux douces abeilles et aux mélodieux chants d’oiseaux, son cher « espace vital » de l’Est. La seconde, chez Lanzmann, la cauchemardesque Frau Michelson, soupirait de cette « catastrophe » et cette réalité « primitive » ….des sanitaires réservés aux dignitaires nazis, en mauvais état, elle qui assistait indifférente aux navettes infernales des camions à gaz de Chelmno, et qui ne savait plus si le nombre de Juifs asphyxiés , c’était: 4000, 40 000 ou 400 000: « oui je savais bien qu’il y avait un 4 », rétorque -t-elle en riant à Lanzmann qui précise.
    De même, L’Obersturmbannführer Höss, commandant d’Auschwitz -Birkenau, part « travailler », sacoche à la main, traversant tranquillement palissade et barbelés, dans les rouages de la Solution finale. Plus tard, dans son nouveau camp, il parlera mesure administrative, performance accrue, « matériel » à brûler, ruse psychologique pour que le « matériel » soit docile. Comment ne pas se souvenir du témoignage génialement extorqué par Lanzmann du SS Unterscharführer du camp de Treblinka, le sinistre Franz Suchomel, évoquant froidement et calmement, cartes et baguettes à l’appui, la performance technique du massacre de masse, avant de chanter joyeusement sur commande un petit chant nazi suivi d’un bis fortissimo. La conscience éradiquée , la déshumanisation absolue . L’extermination de nature et d’échelle jamais connue sur cette Terre. Et ce par de banals et grossiers bureaucrates épris d’ordre maniaque : « la banalité du mal » (Hannah Arendt)
    Ainsi, l’Enfer de Dante cotoie, au sein de ce terrible long métrage en hors-champ, un paradis enchanté où une famille, comme tant d’autres, la famille Höss, occulte, de manière hémiplégique, le sourd tremblement de terre au delà des barrières électrifiées, accompagné de hurlements, aboiements, coups de feux cadencés, sous la colossale fumée rougeoyante qui embrase le ciel.
    Le réalisateur, par ses non -images du côté Enfer, et ses sons, nous pétrifie sur place. «  
    Cette liquidation programmée d’un peuple fut la plus grande invention des Nazis. C’était sans précédent et totalement neuf » dit l’historien Raul Hilberg dans La Destruction des Juifs d’Europe ».
    C’est pourquoi Daniel, j’aurai une réserve sur la fin de ton blog. La spécificité de la Shoah (terme de l’hébreu biblique introduit par Lanzmann qui signifie « désastre, catastrophe, cataclysme, anéantissement », sans aucune référence religieuse: NB il n’y avait pas de mot véritable avant pour le dire) est une spécificité qu’il ne faut pas diluer dans le mal du monde. D’autant plus qu’on a montré (Poliakov notamment) les racines profondes et lointaines de cette Catastrophe. L’allusion au conte Hansel et Gretel de Grimm dans le film , avec évocation du four de la sorcière, est juste une accroche indicielle envers le spectateur…Pour parler en pointillé du lointain substrat germanique.
    J’ajouterai deux points forts du film: les transitions en plan fixe blanc violent à partir du visage du SS suivi d’une fumée, ou en plan fixe rouge sang à partir d’une fleur vermeille du jardin, ou encore en plan noir final qui conduisent le spectateur sidéré à fixer les plans précédents, et à marquer notre mémoire et notre propre reconstitution de l’histoire. La musique atonale, grinçante du dernier plan et du générique complète cette fixation.
    Merci encore à toi, Daniel , d’avoir incité le public à ne pas manquer ce film.

  4. Avatar de Kalmia
    Kalmia

    Bien sûr, il fallait en parler et ce billet est là pour nous le rappeler.

    On comprend JFR et j’ai le même sentiment de révolte qui fait fermer les yeux pour ne pas voir et revoir de telles horreurs. En même temps, entièrement au diapason avec le maître du blogue pour dire non au silence et à cette passivité complice du mal…qui laisse filer.

    Tout le monde ne va pas au cinéma et les intellectuels patentés qui parlent si bien et sont au courant des choses de l’actualité, ont un rôle d’éclaireur à jouer, évidemment !

    Bien loin des revues de presse, une profonde réflexion qui touche les gens, capable de les inspirer au point de leur donner envie de terrasser la bête immonde qui rôde en nous.

    La lance de la culture, Madame, Monsieur, ne pouvant se limiter à des visites de musées pour riches vacanciers.

    C’est bien autre chose…Heureusement !

    Bonne nuit

    Kalmia

  5. Avatar de Roxane
    Roxane

    Il pleut, ce matin, sur nos terres.

    On pense à « Maurice Ravel jeux d’eau » dont les lettres mélangées font

    un « Rêve au jade miraculeux ».

    Dans l’abîme des horreurs, cette anagramme vaut bien une messe :

    Maurice Ravel : Kaddish (Compagnon/Dehaene) – YouTube

    Roxane

  6. Avatar de JFR
    JFR

    Mon commentaireLa zone d’intérêt.
    Retour sur le film de Jonathan Glazer.

    Rudolf Höss a-t-il jamais éprouvé le moindre sentiment de culpabilité ? Il fût pendu à Auschwitz sur les lieux où il avait fait exterminer plus d’un million d’êtres humains qui avaient vécus dans des conditions atroces. Il se cacha sous une fausse identité en 1945 et fut finalement dénoncé pas sa femme, menacée d’être envoyée en Sibérie avec ses enfants. Livré aux autorités polonaises, il fût exécuté, le 16 avril 1947, près du crématorium du camp d’Auschwitz et de la maison qu’il avait occupée avec sa famille durant toutes les années où il avait dirigé le camp.
    Rudolf Höss s’est-il jamais senti coupable ? Lors de son procès devant le Tribunal suprême de Pologne, Höss ne mesure jamais l’insondable horreur des destructions provoquées et il s’exprime comme si le sens moral ordinaire lui faisait défaut, remarqueront les observateurs. Il tente de justifier ses actes par la nécessité d’obéir aux ordres de Heinrich Himmler dont il dépendait directement. Il estime le nombre des victimes assassinées à Auschwitz à près de trois millions, chiffre qui sera par la suite contredit. Les psychiatres américains qui l’interrogeront à Nuremberg, comme Leon Goldensohn, décriront un homme normal, soumis à l’autorité et à l’idéologie nazie. Lorsque le psychologue Gustave Gilbert veut connaitre comment il a procédé à l’extermination des déportés, Höss lui expose la façon dont ils ont été gazés de façon terre à terre et d’une voix apathique. La pensée de refuser les ordres de Himmler ne lui et jamais venue, dira-t-il. Gustave Gilbert conclura que Höss donne l’impression générale d’un homme normal, mais avec une « apathie de schizophrène », ce qui ne signifie pas grand-chose. Rien chez Höss n’évoque une pathologie psychiatrique.
    Dans le film de Jonathan Glazer, La zone d’intérêt, Rudolf Höss n’a de sentiments que pour sa jument et sa famille. Il vient raconter le soir à ses enfants des contes pour les aider à s’endormir. Le film met en scène un conte emblématique, Hans et Gretel, de Grimm, (analogue à notre Petit Poucet), un conte terrorisant où une sorcière met des enfants dans un four pour les dévorer. A la fin du conte, c’est la sorcière qui sera précipitée dans le four comme Höss sera pendu à Auschwitz près du crématorium. Les enfants sont sauvés chez Grimm, mais les enfants déportés à Auschwitz ont été gazés et brûlés. Toute ma génération fut terrorisée en découvrant en 1956, le film d’Alain Resnais, Nuit et brouillard. Dans ce film, on peut voir les gardes mobiles français séparer à coup de crosses les enfants de leurs mères pour les jeter séparément dans des wagons plombés. La censure supprima à l’époque ce passage. Notre culpabilité fut immense et aucun conte de Grimm ne nous permis par la suite de dormir tranquille.
    A la fin du film La zone d’intérêt, deux moments, deux instants incroyables, semblent venir s’opposer à la froideur glacée, au manque total d’humanité du commandant du camp et de son épouse Hedwig. Une pensée folle saisit Höss lors de son voyage à Berlin, l’idée soudaine de gazer tous les Nazis avec lesquels il se trouve. Est-il devenu une simple machine à tuer ? Un pur automate de l’extermination ? L’automate serait alors une autre expression pour signifier la banalité du mal décrite par Hannah Arendt dans Eichmann à Jérusalem. On ne tue pas des hommes, mais des pièces, des Stücke, des matériaux déshumanisés, pour se conformer aux ordres reçus. La pensée de Höss semble, dans le film, avoir pris un chemin inverse en retournant la machine à exterminer contre ses propres concepteurs. Dans le conte de Grimm, c’est la sorcière qui finit dans le four et non les enfants qui pourtant ont dévoré la maison de pain d’épice, expression de leur avidité et de leur destructivité orale.
    Rudof Höss s’est-il senti coupable ? Un long vomissement traduit à la fin du film ce que son corps ressent mais que sa psyché ne peut ni mentaliser ni symboliser. On peut, certes, parler ici de clivage du moi, de dissociation de la personne, de deux fonctionnements mentaux différents, d’un Jekyll voisinant Hyde, d’un Höss bon père de famille et d’un Höss monstrueux. Dans l’Abrégé de psychanalyse en 1938, rédigé peu avant sa mort, Freud revient sur le clivage, c’est à dire ces deux attitudes contradictoires, pouvant persister côte à côte, sans s’influencer et qui évoquent la psychose. Longtemps considéré comme une opération transitoire et réversible, le clivage lui apparait désormais comme pouvant représenter une atteinte grave et durable du moi. Cette notion à la fois structurale et développementale renvoie tout aussi bien à la grande pathologie qu’à des fonctionnements normaux. Le clivage s’organise à partir du déni que le sujet oppose à une réalité insupportable, d’une réalité qu’il ne veut pas voir. Höss est sans doute clivé, mais il ne dénie rien et assume tous ses crimes. Ce qui lui manque, c’est le sentiment d’humanité, l’accès à la reconnaissance d’autrui. Il n’éprouve aucun sentiment vis à vis de la souffrance d’autrui, aucune identification, aucune compassion, aucun « concern », il ne ressent aucune culpabilité face à ses actes.
    L’expression « unthoughtfullnes », de non-pensée ou d’incapacité de penser, employée par Hannah Arendt, apparait ici encore plus essentielle. Derrière la non-pensée d’un Eichmann ou d’un Höss, se profile la pensée folle, la pensée perverse, des idéologies qui sont des prêt-à-penser ou plutôt des prêts à la non-pensée, qui enferment les sujets dans la haine radicale de l’autre et qui viennent écraser toutes les capacités de réflexion ou de prise de conscience. « Hier ist kein warum », « Ici, il n’y a pas de pourquoi », répondait un nazi à Primo Lévi à Auschwitz. Ici, l’on ne pense pas !
    Gardons donc notre pensée éveillée face aux idéologies, face aux totalitarismes, avant qu’un immense vomissement ne nous saisisse également, à notre tour, devant les images qui clôturent le film de Jonathan Glazer, La zone d’intérêt, devant les images des fours crématoires et les amas de chaussures qui nous rappèlent la montagne des corps, les images monstrueuses de tous ces êtres humains détruits par la folie des hommes, qui hantent et hanteront toujours notre mémoire.

  7. Avatar de Jacques
    Jacques

    Mon commentaire

    D’un village français au quartier parisien…Cette lancinante question :
    Que pouvons-nous faire contre la barbarie ? Comment donner à notre âme la force nécessaire pour terrasser le mal ? Comment redonner vie à la culture en crise ? Et faire lever des vivants dans nos champs de cendres ?
    Il faut imaginer une réponse possible.

    Jacques

  8. Avatar de Zou
    Zou

    Mon commentaire
    Le comble de l’horreur c’est qu’on s’y habitue. A quoi pense le bourreau ? Au déjeuner qu’il va faire ou à celui qu’il a fait et qui ne passe pas, c’est cela la banalité du mal. Imre Kertesch en arrivant à Auschwitz n’a pas vu les fourneaux, il a vu des fleurs dans la cour, et ce détail qui trahit une présence humaine en fait l’inhumanité. Oui même à Auschwit il y a des fleurs. Je pense à cette nouvelle de Kafka La colonie pénitentiaire dans laquelle une herse menait à une mort certaine et horrible des condamnés qui tentaient éperdument d’avaler une dernière lampée de soupe. Je n’ai pour ma part pas beaucoup d’illusions sur les leçons que nous aurions dû apprendre de l’histoire. Plus jamais ça avait-on dit. L’histoire se répète pas avec les mêmes acteurs certes….
    Merci monsieur Bougnoux

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

    Lire la suite

À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

    Lire la suite

Les derniers commentaires

  1. Du bon usage de MeToo en passant par DSK et Weinstein puis la tragédie du 7 octobre 2023 sans oublier…

  2. Bonjour ! De grâce, Messires, appelez-moi « MADAME » ! Quèsaco ? Eh bien, prenez le moi de « Me » Too…. Mettez la…

  3. N’ayant pas encore lu le dernier livre de Caroline Fourest ni entendu l’émission d’Alain Finkielkraut, j’en étais restée aux passages…

  4. Bonjour ! J’ai quitté ma caisse tardivement, hier soir, et le temps de faire les courses, impossible de trouver un…

  5. J’ai capté moi aussi ce matin, un peu par hasard, l’émission « Répliques » d’Alain Finkielkraut et son dialogue avec Caroline Fourest…

Articles des plus populaires