Si la résonance des voix peut conduire à de splendides unissons, il arrive qu’elle engendre des monstres. À l’insu des chanteurs eux-mêmes quand, grisés par leur accord, et l’euphorique élation des corps portés, étirés, fondus par cette mélodie qui les façonne, ils deviennent aveugles et sourds à toute autre réalité : le chant, mais déjà la poésie ou la mise en forme esthétique du langage, nous placent au-delà du bien et du mal, au-delà du vrai et du faux.
Un film classé « Comédie musicale » de 1972, Cabaret, pourrait ici servir de test. À la revoir, je suis frappé par la puissance de cette œuvre, qui depuis quelques cinquante ans n’a rien perdu de son impact.
Cabaret est tissé de chansons, qui n’ont rien d’extérieur ni de décoratif, mais qui participent pleinement de l’univers (très glauque) de ce qu’il s’agit de montrer : la décomposition d’une société minée par la montée du nazisme. Le terreau ou pour mieux dire le fumier qui nourrit sa croissance. Nous sommes à Berlin circa 1932, aux derniers temps de la République de Weimar, vue à travers la loupe grossissante de ce microcosme, le cabaret Kit Kat Klub. Une douzaine de chansons assez étourdissantes et percutantes – musique de John Kander et Ralph Burns, paroles de Fred Ebb, chorégraphiées (au cordeau) par Bob Fosse le réalisateur – , tranchent franchement avec la légèreté ou la gaîté qu’on attend des comédies musicales, par exemple celles de Vincente Minnelli, dont la fille Liza endosse ici le personnage assez différent de Sally Bowles.
Malgré l’éclat de l’orchestre et de ses décors, Cabaret est un film sombre, voire crépusculaire. Non seulement l’intrigue amoureuse nouée entre Sally et Brian (Michael York), jeune universitaire anglais venu à Berlin terminer sa thèse de philosophie, s’achève sur une séparation déchirante, mais le film se conclut par un morceau de bravoure musicale, « Life is a cabaret », où la véhémence du corps et de la voix de Liza, portée au paroxysme de l’expression, rabat toute l’intrigue, et l’espace de la chanteuse, dans le rond d’un projecteur qui pourrait bien constituer un cercle de l’enfer. Depuis la chaise où, gaînée de bas noirs, elle prend des poses inspirées de l’Ange bleu et de Marlène Dietrich sur son tonneau, la vie de Sally s’est arrêtée là. Elle n’en sortira pas, elle y retourne et elle y tourne, sous la conduite qu’on peut trouver diabolique d’un « maître de cérémonie », ou meneur de revue (inquiétant Joel Grey) qui n’a pas de nom, mais qui par son entrain et ses sourires forcés compose une convaincante (et très originale) incarnation du Mal.
Il faudrait analyser ici une à une les chansons, leurs jeux de scène, leurs correspondances avec l’intrigue ou la romance passagère vécues par les deux jeunes gens, mais aussi le décor général que cela construit, la rigolade épaisse, les trognes épanouies des spectateurs, plus obscènes que le programme qu’on leur donne en pâture, la lassitude des filles sous le fard et les falbalas, le dégoût d’avoir ce soir encore à plaire, et à ramener peut-être pour la nuit un homme ; mais aussi évoquer, parmi cette putasserie générale, les furtives apparitions du nazisme et les incursions de ses militants, qui viennent quêter dans la salle et, quand on les expulse, qui reviennent tabasser durement le patron tandis que le jodel et les tambourinages couvrent sur la scène la violence bien réelle qui s’abat en coulisse… Cabaret, aux « songs » très brechtiennes, ne nous dore pas la pilule mais montre comment, par l’euphorie malsaine de la musique, de la danse et du chant, ce lieu d’entertainment put à la fois annoncer et refouler l’horreur de ce qui vient…
Je voudrais simplement, en effleurant ici pour mémoire ce chef d’œuvre, y pointer la façon frappante dont une chanson en particulier, d’abord paisible et charmante, peut se muer en machine de guerre. Emmenés par un playboy d’une aristocratie décadente, nos deux protagonistes ont quitté Berlin en voiture et s’arrêtent, lors d’une sortie champêtre, dans le cadre idyllique d’une auberge pour y boire en terrasse un verre ; là, un blondinet au visage d’ange se lève pour entamer un chant qui semble d’abord célébrer l’union de l’homme et de la nature, les abeilles y fécondent les fleurs, le Rhin roule son or vers la mer… Le refrain insiste cependant, « Tomorrow belongs to me », repris par les convives qui se lèvent un à un, et cela fait insensiblement une cadence, une menace guerrière, quand la caméra nous révèle le brassard nazi sur la manche du Naturfreund, et une féroce envie d’en découdre chez tous ces braves gens convoqués par le chant d’abord si pur, dont chaque inflexion se retourne en injonction – la formation de la meute se trouvant soulignée, au centre de la foule qui s’est levée pour joindre sa voix à celle du führer improvisé, par le visage réfractaire d’un vieillard obstinément assis et qui boit, sourd au chant et sans dire un mot, sa bière. Magnifique illustration des pièges lyriques, qui peuvent conduire à la terreur ! Ou changer en deux ou trois couplets un jeune homme d’abord sympathique en tueur.
Mais cette comédie musicale aux songs vénéneuses contient tellement d’autres trésors…
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