Ce blog, je l’ai dit dans le précédent billet, a souffert d’un silence prolongé depuis deux mois ; à la suite d’une virée en avril en Guadeloupe, j’en suis revenu avec la dengue, une infection que je ne souhaite à personne : très grosse fatigue, dont je me remets lentement. Circonstance aggravante, La Croix a clôturé tous ses hébergements de blogs, et je dois transporter le mien ailleurs, sous une autre enseigne. Nous avons choisi d’un commun accord celle du « Randonneur pensif », désormais déposé en nom de domaine. Il reste maintenant à renouer le contact avec mes lecteurs, en retrouvant le rythme des billets précédents (au nombre de 595 étalés sur onze ans dans l’ancien format). Comment, par où repartir ?
J’ai un peu lu, lors de ces trois semaines de voyage, Romain Gary, La Promesse de l’aube puis Les Racines du ciel, et en parallèle sa biographie (excellente) par Dominique Bona. Je connaissais déjà Les Enchanteurs, et bien sûr La Vie devant soi signée d’Emile Ajar, mais je n’avais pas prêté à ces lectures toute l’attention, peut-être, qu’elles appellent, je ne considérais pas Gary comme un « grand auteur ».
Et de fait, durant mes années de formation (les décennies soixante-soixante-dix), il n’était jamais question de lui dans mon cercle intellectuel ou universitaire. Gary n’était pas chic, il n’était pas « branché ». Aucune plus-value à en attendre si d’aventure on le citait dans un salon ; les discussions tournaient plus volontiers autour des fausses querelles du « Nouveau roman », que d’encre et de gloses déversées sur Robbe-Grillet, sur Ricardou (qu’en reste-t-il aujourd’hui ?). Gary n’inspirait aucun commentateur à la plume éminente (comme en attira par exemple Tournier, pourtant d’inspiration moins riche), on ne se regroupait pas pour discuter cette œuvre au château de Cerisy-la-Salle (baromètre du prestige), nulle Pléiade à l’horizon, nulle Académie…, quelle injustice ! La phrase, la pensée de Gary n’ont pas fait mouche, pourquoi ?
J’hésite moi-même, en cette fin juin, à ouvrir sur ce blog une série de billets intitulée « Un été avec Romain Gary » (comme je le fis l’année dernière avec Tintin), je ne suis pas assez sûr de mon auteur, pourra-t-il alimenter une dizaine de billets ? Soutiendra-t-il assez longtemps mon attention, et celle de mes lecteurs ? Mérite-t-il un éclairage fouillé ? À la seule lecture de La Promesse de l’aube, il me semble que oui.
J’ai d’abord vu sous ce titre le beau film interprété par Charlotte Gainsbourg et Pierre Niney, puis lu cet ouvrage, extrêmement attachant. J’ai facilement tendance devant un nouvel auteur, dominé que je suis par l’œuvre d’Aragon, à me demander s’il va tenir le coup devant un pareil modèle, si ma vie n’est pas désormais trop courte pour frayer d’autres pistes. Mais le projet même de la randonnée implique l’ouverture, une forme d’errance confiante, ou productive. Que nous promet une rencontre un peu documentée avec les romans de Gary ?
Aragon d’une certaine manière me conduit à cette confrontation. Je ne me rappelle aucune mention du nom de Gary dans l’œuvre d’Aragon, et je n’ai pas encore trouvé, dans celle de Gary, le nom de mon auteur favori. Ces deux hommes presque contemporains (Aragon 1897-1982, Gary 1914-1980) ne se sont à ma connaissance jamais salués, jamais cités. Et pourtant quelques traits pourraient les rapprocher : l’absence tenaillante de la mère pour Aragon, son omniprésence et sa toute-puissance dans le destin de son fils chez Gary ; ces deux-là, d’une certaine manière, auront eu un dur débat avec la mère. Mais aussi (du même coup ?) avec l’identité : la tentation du masque chez Aragon, et sa dérive assez folle lors de la décennie de son veuvage (après 1970), trouvent un dépassement et un accomplissement singuliers dans la chevauchée fantastique que fut l’affaire-Ajar, qui trompa tout le monde et clôtura sur une splendide mystification l’existence de Gary – un épisode qui dépasse toute appellation de canular, et sur lequel nous reviendrons en détail.
Entretenir le mystère
Troisièmement peut-être, je rappellerai qu’il est arrivé à Aragon d’écrire : « Je suis et je resterai contre les partisans de la sottise et de l’intelligence, du parti du mystère et de l’injustifiable » (préface de 1924 du Libertinage) ; ou, dans Le Paysan de Paris (1926), « Patience, mystère en marche ». Gary relève de son côté, dans La Nuit sera calme, « S’il n’y avait pas de mystère, l’homme ne serait que de la barbaque ».
Cette priorité donnée au mystère conduit tout droit, chez l’un comme chez l’autre, à célébrer le modèle féminin ou la féminité comme projet, et comme accomplissement. On a souvent brocardé la formule qui revient dans Le Fou d’Elsa (1963), « l’avenir de l’homme est la femme », sans en mesurer assez la profondeur, le pouvoir d’irrigation dans pratiquement chaque titre d’Aragon, qui nous offre de touchants, d’inoubliables portraits de femmes qu’il serait trop long d’énumérer ici. Le sens du respect, du mystère, de l’infini, une forme de courtoisie s’attachent à ces approches du féminin, où Aragon (comme Matisse) excelle, et nous bouleverse.
Or Nina Kacew il me semble, la mère trop aimante de Romain, lui inculqua très tôt ce culte, et nous aurons à en déplier soigneusement les déclinaisons, les inflexions, dans ces accents de tendresse, de complicité prodigués par Gary envers l’autre sexe, son attention vis-à-vis d’une fragilité, d’une vulnérabilité qui réveille la nôtre, sa compassion ou sa délicatesse face aux complications de la relation amoureuse. Lisant certaines mentions par Gary des pouvoirs sur nous du féminin, ou inversement ses critiques d’une virilité par trop conquérante, et son aversion partout exprimée pour la force, je pense à cette observation faite par Aragon dans les années vingt, « il n’y a rien de plus fort qu’une femme qui dort ».
Ce ne sont ici encore que quelques pistes, ou fils à renouer et à suivre, quelques croisements assez suggestifs peut-être pour envisager en Romain Gary un auteur décidément intéressant, et dans La Promesse de l’aube, Les Racines du ciel et quelques autres titres une œuvre qui survole d’assez haut les romans dits « de gare ».
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