Macron ingénieur du chaos ?

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On emploie beaucoup ces jours-ci, dans les médias, l’expression « ingénieurs du chaos », sans assez mentionner qu’elle reprend le titre d’un essai stimulant de Giuliano da Empoli (2019, réédité aujourd’hui en Folio actuel), qui publia depuis le très lu Mage du Kremlin. Ayant moi-même pris connaissance de cet essai l’hiver dernier, avec beaucoup d’intérêt, je tenterai d’en donner ici un bref aperçu, avant de me demander si la corporation désignée par ce titre (percutant) ne vient pas de s’enrichir de deux éminents spécialistes.

« Les ingénieurs du chaos » désigne les officines qui élaborent des fake news, ou mettent en circulation des rumeurs destinées à déstabiliser les opinions publiques à la faveur d’élections ou lors de circonstances critiques pour la démocratie, comme celles que nous traversons aujourd’hui. Le livre passe en revue quelques péripéties récentes, dans différents pays, la Grande-Bretagne lors de la campagne du Brexit, la prise de pouvoir de Viktor Orban, les intoxications permanentes initiées par Poutine, qui tente de s’immiscer dans les élections  étrangères pour en modifier le cours, ou de déstabiliser notre république à coups de bobards envoyés comme autant de missiles ; la campagne électorale de Trump contre Hillary Clinton en 2016, ou les manœuvres de ce dernier pour échapper aux conséquences judiciaires de ses méfaits, et changer les charges qui pèsent sur lui en persécutions venues des élites politico-médiatiques : plus on accuse Trump, documents vérifiables à l’appui, et plus sa popularité grandit aux yeux de ses partisans, qui dénoncent en chœur l’establishment des élites, leurs complots et leurs machinations…  

Une ancienne règle du jeu politique se trouve inversée ; pour gagner jadis il fallait se placer au centre, conçu comme « le plus petit dénominateur commun » ; en revanche avec la formidable caisse de résonance des réseaux sociaux, toujours prompts à s’enflammer (ou, maître mot, à s’indigner), il convient aujourd’hui de faire appel aux extrêmes, qui propagent mieux la colère, vecteur d’influence, promesse et carburant du mouvement. Les émotions négatives, mieux que le raisonnement, favorisent la participation. Mais la colère est facilement aveugle ; elle suspend la délibération, elle écrase l’esprit critique, elle court-circuite les anciennes formations des partis, des syndicats ou des institutions pour favoriser les flash mobs (les manifestations de foule spontanées), la chasse en meute, les passions soudaines, les pulsions… Les spin doctors de ces nouvelles règles du jeu ciblent ainsi en nous non le citoyen raisonnable ou soucieux d’un bien commun devenu introuvable, mais le consommateur narcissique, impatient autant qu’imprévisible dans ses caprices émotionnels, l’enfant immature en proie à la suggestion, aux transes collectives et au mimétisme – un « sujet » très peu sujet par conséquent, en tous points opposé au modèle kantien du citoyen des Lumières.

Au diable les faits, il n’y a que des interprétations (choses malléables et peu soucieuses de vérification) ; l’opinion, façonnée à coups d’assentiments ou de rejets rapides (un clic !), devient la matière première à produire et à faire travailler ; le modèle tyrannique du like qui enregistre et construit cette opinion, d’abord conçu pour des fins commerciales et publicitaires, est devenu l’instrument privilégié de ceux qui propagent aujourd’hui le chaos. Un nouveau jeu politique émerge, façonné par Internet (au départ conçu et perçu comme l’outil d’une révolution démocratique fondée sur la participation) et les nouvelles technologies. Toujours plus directe, la représentation disparaît, au profit d’une consultation en ligne permanente, insoucieuse des agendas institutionnels remplacés par le PageRank de Google.

Accélération, montée aux extrêmes, brutalisation

En quoi ces remarques sur notre nouveau monde techno- ou politico-numérique, dominé par les usagers d’Internet, éclairent-elles la semaine que nous vivons entre ces deux tours des législatives ? De l’avis général, personne n’a compris la décision suicidaire de dissoudre prise par Emmanuel Macron. Désavoué par les élections européennes, notre Docteur Folamour de la politique, toujours en quête d’un coup d’éclat, a donc décidé sur un caprice de casser ce premier miroir et de vérifier, par une nouvelle consultation, sa cote de popularité. Il n’y a pas de politique sans demande d’amour : « Dis-moi, ô peuple égaré, que cela n’était entre nous qu’un malentendu, car nous nous aimons toujours n’est-ce pas ? » 

 Isolé dans sa bulle de conseillers courtisans, Macron a voulu sauter hors de ce premier cercle ; il a misé gros, comme au poker, pour voir. Il a engagé la dissolution comme une rafraîchissante remise du compteur à zéro. Reset ! Et on a vu.

Certains (au RN particulièrement, et Marine Le Pen ce matin même sur France inter) se félicitent de ce sursaut ou de cette « impulsion » démocratiques ; d’autres déplorent un coup de pied intempestif, infantile dans la fourmilière, et dès l’annonce de la dissolution, François Ruffin, dont j’apprécie habituellement le langage, a traité à l’antenne le Président de « taré », un mot regrettable qui participe au délitement de la fonction, ou à la brutalisation des débats. Il n’empêche, Macron a bel et bien précipité notre pays dans une sorte de chaos, ou dans une situation à haut risque pour nos institutions. Et lui-même semble KO debout ou disons, au national comme à l’international, durablement cramé.

Un deuxième acteur ou facteur du chaos ambiant me semble identifiable dans le personnage de Mélenchon, qui lors de sa prise de parole dès 20.10 h dimanche soir, flanqué de son lieutenant Bompard  et de la députée européenne Rima Hassan, ostensiblement ceinte d’un keffieh, n’a rien fait pour apaiser les craintes du NFP (les craintes que le Nouveau Front Populaire inspire, mais aussi qu’il ressent devant cette présence encombrante).  Il suffisait à Mélenchon, pour clarifier le vote au deuxième tour en faveur de la gauche, de se retirer clairement de la course à Matignon, contribuant ainsi à faciliter beaucoup de ralliements, auxquels sa présence obstinément fait obstacle. Il n’en a rien dit, et il persiste à entretenir le doute. Il est évident que Mélenchon vise plus haut, plus loin, qu’il a en ligne de mire l’élection de 2027 ; la prochaine présidentielle basculerait plus facilement à gauche si d’ici là un Bardella inexpérimenté, dans le fauteuil de Matignon, par le chaos qui en résulterait facilitait ce glissement en sens inverse, ou ce retour du balancier. Attiser la confusion ne déplaît pas au leader de LFI, qui dans ses prises de parole et ses provocations joue (comme fait aussi Macron) à marquer des buts contre son propre camp.      

5 réponses à “Macron ingénieur du chaos ?”

  1. Avatar de Gérard
    Gérard

    Bonjour !

    Ingénieur du chaos – ou des hocas ? Un joueur, peut-être…

    Un « homme-jeu » au sens d’une intercritique de la raison et du mythe…Pourquoi pas ?

    Qu’en pensez-vous, Monsieur le conseiller, Monsieur Minc ?

    « Il serait bon qu’à côté de l’ingénieur d’antenne, il y ait un ingénieur — il faut encore créer le mot après le concept — un ingénieur psychique. » (Gaston Bachelard, Le droit de rêver)

    Un retraité de l’Éducation nationale qui touche une retraite décente et un retraité de la paysannerie qui perçoit une retraite de misère ne mettent probablement pas le même bulletin dans l’urne.

    Mais ces deux-là, buvant un p’tit coup à la maison, peuvent se retrouver et s’entendre autour d’une chanson
    :Foule Sentimentale par Alain Souchon

    Tellement au delà des vilenies du temps qui courent.

    Gérard

    1. Avatar de Daniel Bougnoux
      Daniel Bougnoux

      En effet cher Gérard, pas les mêmes bulletins, mais cela ne nous empêche pas à l’occasion de trinquer (par ces petits billets qui voltigent entre nous) !

  2. Avatar de Anetchka
    Anetchka

    Merci Cher Daniel, il est ironique que ce blog – intéressant comme toujours-, inaugurant une nouvelle adresse, soit inscrit sous le signe du chaos!
    « Ingénieurs du chaos » me semble une expression bien trop rationnelle, si l’on retient l’acception scientifique (un système dynamique, très sensible aux variations des conditions initiales, qui suit certains points appelés « attracteurs », et qui peut être modélisé); et non pas son sens populaire (« désordre ») . J’opterais plutôt vers « ingénieurs de la catastrophe », selon l’étymologie kata « mouvement vers », strophê/ strophein « tourner »: il s’agit plutôt, dans le cas de l’impulsive dissolution macronienne de l’Assemblée- de « retournement de situation » (théâtrale) , « dénouement (funeste) , qui bouleverse le spectacle. Macron ayant cassé son jouet, furieux du mauvais vote d’un tiers de ses concitoyens. Eux seuls étant responsables il s’entend.
    Il est amusant qu’un verbe ukrainien avait précédemment surgi au fil de guerre à nos portes: macronjet’ « macroner: je macrone, tu macrones, il macrone.., fustigeant l’immobilisme français au début du conflit face à l’invasion russe, à savoir « se montrer très inquiet d’une situation mais ne rien faire ».
    Notre président, dans son rituel mouvement de balancier en-même-temps- , a cessé de macroner pour donner cette fois un bon coup de pied dans la fourmilière parlementaire. Quel serait le verbe néologique adéquat? Catastrophiler? Selon un dérivé de catastrophilie: « trouble individuel ou collectif du sentiment vital, par lequel les énergies du vivant se déplacent vers la sympathie pour le catastrophisme, l’apocalyptique et la violence spectaculaire.. » (Peter Sloterdijk, 1987, Critique de la Raison Cynique, Trad. de l’allemand, Paris, Christian Bourgeois, p. 162)
    Le Dr Folamour de la politique, – pour reprendre la jolie métaphore du blog- aurait été bien mieux inspiré de se référer à la « théorie du Cygne noir » (Nassim Nicholas Taleb), qui nous aide à PRÉVENIR les crises majeures . L’oiseau figure de l’impensable, imprévisible en son cours, et violente par ses effets. Car lorsque surgit l’événement que la doxa n’a pas su anticiper, il est trop tard pour agir. La machine intellectuelle a exclure les signes noirs (Aragon a jonglé avec cette homonymie) de notre brillant président l’a emporté contre toute prudence.
    Le modèle socio- démocrate danois, pour sa part, a appris à être surpris et à anticiper les cygnes noirs et les effets papillon d’une catastrophe. Prenant à bras le corps les problèmes de ses citoyens pour les traiter, les extrêmes se sont ratatinés.
    Notre fier président, empli de certitudes et se piquant de culture, eut été bien inspiré, plus largement, de relire Montaigne (citant Pline): « Il n’est rien de certain que l’incertitude »…

  3. Avatar de M
    M

    Merci Madame.

    Nous voici, grâce à vous, en train de lire ou relire les « idées soignant les âmes » dont l’anagramme est « Les Essais de Montaigne » où l’on trouve au chapitre XIV du Livre II, la citation que vous faites si judicieusement :
    « Il n’est rien de certain que l’incertitude, et rien de plus misérable et de plus fier que l’homme » à l’appui du mot hardi de Pline (Histoire naturelle, II, V, 25)
    Chère Madame Anetchka, comment, en effet, au milieu des décombres, surmonter tristesse, fatalisme et désespoir ? Question d’actualité, évidemment !
    Régis Debray – encore lui ! – s’est intéressé au bon usage des catastrophes pour réapprendre un vieux métier d’avenir :
    le prophétisme.
    Nous avons une certaine façon de voir et d’enquêter sur nos étagères, du manteau d’Élie à l’imperméable oublié à La Boisserie.
    Faire le pas au delà pour éviter le pire….Une incertaine réalité….Un autre itinéraire?

    M

  4. Avatar de Anetchka
    Anetchka

    Merci , M, d’avoir mis l’accent sur l’ambivalence du terme « catastrophe », et j’ajoute, pas seulement en français .
    La bipolarité des termes de la catastrophe et de la ruine, pôles positif et négatif, se retrouvent à travers les langues, au gré des mythes, religions, idéologies. L’idée que la fin du monde est le commencement d’un nouveau, on ne l’a pas seulement dans la tradition chrétienne de l’Apocalypse, qui a l’origine était un concept ambivalent, « révélation » , d’un côté, mais on n’en retient plus aujourd’hui que le versant négatif. On l’a aussi bien en hindi (pralay, mahâpralay), idée héritée de l’hindouisme où le dieu Shiva est le Bienveillant propitiatoire à côté de Kali son épouse, déesse féroce (du sanskrit « noir ») figures de destructeurs- constructeurs cosmiques; tout comme le dieu védique Rudra, figure terrible et guérisseur magique. De nombreux mythes d’origine se fondent sur une catastrophe initiale (monde russe, tzigane, sortie des origines au Pérou et Bolivie: le mythe d’Atahuallpa), etc.
    Puisque vous évoquez Régis Debray, chez nous, en effet on a vu fleurir ces dernières décennies les expressions «  la pédagogie par la catastrophe » chez les économistes, «  le catastrophisme éclairé » chez les écologistes anti-effondristes (ou anti-collapsologues) , «  Petite métaphysique des tsunamis » (titre de l’inventeur de la notion precitée: le philosophe Jean-Pierre Dupuy) et autres »catastrophes salvatrices » ou « salut par la catastrophe ». Ces concepts ont été bien étudiés par l’historien Jean Delumeau (La Peur en Occident).
    Alors, malgré l’impulsif coup de pied dans la fourmilière parlementaire de notre président, cette puissante dialectique qui s’oppose au fatalisme est peut-être notre espoir? Affaire à suivre….

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  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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