Un été avec Romain Gary (2), premier roman

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Je reprends donc le titre de la série de chroniques de Maria Pourchet sur France inter, que j’annonçais ici en juin, sans savoir qu’elle avait formé le même projet ! Mais mon esprit sera assez différent du sien et nous ne nous gênerons pas, même si fatalement nous tournons comme tout lecteur de Gary autour des mêmes questions, l’enfance cosmopolite, l’excès de mère, la guerre, le traitement du réel, l’importance de l’imaginaire et de la mystification… Connaissant moi-même assez peu Gary, au moment d’ouvrir cette série que j’espère prometteuse, le plus sage peut-être est de le déplier de livre en livre pour épouser sa progression, sa formation ? Mais la chronologie n’est pas un dogme, et nous verrons chemin faisant comment rendre le mieux possible hommage à ce gigantesque corpus.

Car Gary a beaucoup écrit, ce fut, vraiment, sa passion dominante. Si nous partons de son livre incipit, Education européenne (1944), c’est la première chose à dire : voici un ouvrage dont la confection, page après page, fut arrachée à de terribles circonstances, qui se reflètent dans l’intrigue que nous lisons. Une intrigue très décalée du décor qui était alors le sien : Gary est en Afrique, puis en Angleterre où il achève cet ouvrage qui l’obsède en lui sacrifiant ses nuits, et en infligeant à ses camarades au saut du lit la lecture des pages fraîchement écrites. Or le théâtre des opérations n’est pas le même, Gary ne raconte nullement sa guerre, mais préfère reconstituer celle des partisans de Lituanie cachés dans la forêt autour de Wilno, d’où ils harcèlent l’occupant allemand. Entre les coups de main, c’est le quotidien misérable de ces hommes (et d’une ou deux femmes) que nous partageons, comment survivre ? Comment espérer malgré tout ? Les lectures que leur fait le jeune Dobranski de son roman en cours, justement intitulé Education européenne, met en abyme la propre activité de Gary, et ouvre surtout une réflexion d’envergure sur l’efficacité des recours, ou des refuges, contre une terrible adversité.

Ce premier livre, inaugural mais majeur, est en effet un acte de survie et une pierre apportée à toute future reconstruction d’une fraternité, voire d’une Europe à venir. 

Imaginant cela Gary colle aux circonstances de la sortie du roman, qui connaîtra de fait un immense succès en France comme dans sa première édition en traduction anglaise. Non seulement ses lecteurs apprécient d’y lire la reconstitution des combats, des épreuves, des destructions, des sacrifices inouïs récemment traversés, mais ils devinent ici un livre tourné vers l’avenir, et l’après-guerre, et qui par le mot d’éducation leur ou nous parle de construction. 

« Les Universités européennes ont été le berceau de la civilisation. Mais il y a aussi une autre éducation européenne, celle que nous recevons en ce moment : les pelotons d’exécution, l’esclavage, la torture, le viol – la destruction de tout ce qui rend la vie belle. C’est l’heure des ténèbres » (page 89). « Ça s’appelle Education européenne. C’est Tadek Chmura qui m’a suggéré ce titre. Il lui donnait évidemment un sens ironique… Education européenne pour lui, ce sont les bombes, les massacres, les otages fusillés, les hommes obligés de vivre dans des trous, comme des bêtes. (…) Il y a des moments dans l’histoire, des moments comme celui que nous vivons, où tout ce qui empêche l’homme de désespérer, tout ce qui lui permet de croire et de continuer à vivre, a besoin d’une cachette, d’un refuge. Ce refuge, parfois, c’est seulement une chanson, un poème, une musique, un livre. Je voudrais que mon livre soit un de ces refuges, qu’en l’ouvrant après la guerre, quand tout sera fini, les hommes retrouvent leur bien intact (…). Il n’y a pas d’art désespéré – le désespoir, c’est seulement un manque de talent » (pages 76-77). 

Tout ce livre est ainsi traversé, ou tenu, par cette interrogation lancinante (relancée notamment par la si touchante Zosia, au moment de se prostituer auprès de quatre Allemands), qu’est-ce qui vaut la peine d’être appris, où sont les vrais savoirs, l’expérience qui compte ? « On a été à la bonne école » (pages 265-266). Le motif du refuge, du trou (par lequel s’ouvre ce roman) est capital, à suivre jusqu’aux derniers livres de Gary. Livres de survie donc, de ruse avec un réel à repousser de toutes ses forces, avant qu’il ne nous écrase. Les vrais pauvres, comme remarque quelque part notre auteur, sont les pauvres en imagination.

Ce livre est donc aussi une réflexion sur quelques bons usages de l’imagination, par exemple à la faveur de la musique (inoubliable scène du petit juif « Wunderkind » transfiguré par son violon), mais aussi, ou surtout, par l’invention du partisan Nadejda, colossale figure imaginée de toutes pièces mais qui, puissance de la fiction quand elle se partage, redonne du cœur à chacun, et décuple l’ardeur des combattants. J’ai souvent pensé, lisant ces lignes, au rôle d’Aragon dans la Résistance française, aux pouvoirs ranimés par lui du chant autant que du roman ; et particulièrement à cette strophe de « La rose et le réséda » que les partisans du Front républicain citent ces jours-ci pour mieux mobiliser :

Quand les blés sont sous la grêle

Fou qui fait le délicat

Fou qui songe à ces querelles

Au cœur du commun combat

Car Aragon sut, à sa manière, recourir au chant, aux mythes aussi et fit rêver les hommes, aux heures les plus sombres de leur histoire. 

Education européenne est donc un livre talisman, qui véhicule le plus précieux, le plus nécessaire de toute activité littéraire : montrer sans l’édulcorer toute l’horreur, la violence des combats physiques autant que moraux, spirituels. C’est un livre très noir, aussi dur que la terre d’hiver et sans concessions, sans idéalisation ; les pages sur la forêt qui à la fois ensevelit et protège (nous retrouverons ces forêts, aux premières pages notamment des Enchanteurs), celles sur la neige et le général hiver qui paralyse les Allemands, à Wilno comme à Stalingrad, sont d’une réussite absolue, je n’avais rien lu de plus saisissant, concernant la puissance de la neige, que ce qu’en fait Gary. Mais ce grand premier livre nous dit aussi comment orienter le rêve, ce que les hommes recrus d’épreuves, au bord de la mort en font ; et par exemple comment aimer, comment haïr avec discernement – qu’on lise ou relise les timides, les délicieux murmures échangés entre Janek et Zosia, au fond de leur trou. 

Oui, ce premier roman décidément nous éduque.  

5 réponses à “Un été avec Romain Gary (2), premier roman”

  1. Avatar de Dominique
    Dominique

    Bonjour !

    Ce matin du 7 juillet, il me plaît de venir avec vous en ce blogue enchanteur, avant d’aller plus bas, au village, glisser mon bulletin dans l’urne et, peut-être, boire un petit coup avec le maître des lieux.

    Mercredi, je serai dans une petite auberge du Poitou avec des amis. Nous serons sept. Cinq femmes, deux hommes.

    Il est prévu que l’on parle du temps qui passe et même d’en faire un jeu. Chacun est invité à écrire quatre lignes en vers ou en prose sur ce thème. Et le hasard par une main innocente dira celui qu’il a choisi. Ma foi, pourquoi pas ?

    Vous ne serez point, chers amis, commensaux de notre petit banquet. Et pourtant, je vous imagine avec nous…

    Daniel, Anetchka, Guillaume, J-F R, Jean-Claude, Patrice. Je vois des livres ouverts, l’un au chapitre de « Faire ou ne pas faire face » et un autre peut-être qui fait d’un « Gros-Câlin » un titre formidable.

    Roxane est-tu là ? « Le temps qui passe » n’est « que palimpsestes » par une belle anagramme que je viens de découvrir.

    Nous trouvons le mot au singulier, à la fin du chapitre susmentionné, page 79. Et Gérard Genette est aux anges, enraciné dans ses jardins du ciel !

    Avec CH…, Sy…, M-T… J…et SZ…gentes dames de la dolce France qui en ont vu des vertes et des pas mûres, parlerons-nous du reptile de ce cher Romain sans le « redressement » duquel, je ne serai point là en train de vous écrire ?

    Elles ne connaissent peut-être pas son chemin, celui de Fernando, mais toutes en savent quelque chose, de sa nature et de sa puissance.

    Quand le bonheur est dans le pré, on le dit dans l’herbe, l’animal rampant, par une fabuleuse correspondance de lettres.

    Demain, nous irons à notre allure courir dans le pré où le bon heur, enfin, sera peut-être à notre portée, dans nos
    mains.

    On dira que c’est une chance.

    Nous l’appellerons l’aurore.

    À vous lire, relire avec le plus grand plaisir.

    Dominique

  2. Avatar de Roxane
    Roxane

    Bonjour !

    Mais qui a volé, a volé, a volé la lettre dans la conjugaison du verbe être dans le précédent commentaire de Madame ou Monsieur Dominique ?

    « Sans le « redressement » (de l’ophidien), je ne serai pas point là en train de vous écrire. »

    Il faut un s final à « serais », car il s’git bien du conditionnel présent et non du futur.

    Elle s’en est allée aussi dans « Le droit de rêver »(PUF 1978), à la page 227, au chapitre de l’instant poétique et instant métaphysique : »Le temp ne coule plus. Il jaillit. » Spécialiste universitaire de Gaston Bachelard, M.Vincent Bontems saura, j’imagine, expliquer cette disparition sans aller chercher midi à quatorze heures, palsambleu !

    Sur la grande scène de l’univers où le temps se déploie, on nous dit que cette petite lettre désigne une longueur-temps orientée. Soit!

    Ce blogue n’est certes pas un concours d’orthographe, et cette petite lettre de notre alphabet oubliée dans un commentaire et dans un livre ne va pas changer le cours « de la démocratie », qui contient en ses lettres tout un « art de la comédie ».

    Puisse l’esse fugitive s’accrocher au seau des profondeurs pour remonter jusqu’à nous, l’eau rafraîchissante – vin des morts changé en eau de vie lustrale – à même d’étancher notre soif !

    Bonne après-midi

    Roxane

  3. Avatar de M
    M

    Bonsoir les amis !

    Il a blanchi sous le harnais, pourrait-on dire !

    Autrement dit, il a acquis une sacrée expérience en la matière, fût-elle avec des menottes aux poignets (sic).

    Son vœu vient de se réaliser, ce soir, sa tendance politique est en liesse place de la république.

    Des gens d’en bas, ce soir, se posent bien des questions.

    Des français qui touchent une bonne retraite leur permettant de faire les grands voyageurs au diable vauvert, à l’abri de la violence, et qui n’auront pas à vendre leur maison et résidence secondaire quand ils vont entrer en EHPAD, sont-ils d’accord, ce soir, pour voir diminuer leur pension afin de donner à ceux qui ont beaucoup moins ?

    Il y a, bien entendu, les Gros-Cigares entrepreneurs qui ont réussi, comme ils disent, et il y a les autres ceux que les contribuables entretiennent, toujours prompts à donner des conseils pour améliorer le sort des pauvres, sans jamais risquer leur argent.

    Que savent-ils de la vie ordinaire et des fins de mois difficiles, ces gentils minets aux mains blanches qui ont passé leur temps, les fesses sur les bancs des écoles pour décrocher un diplôme censé leur donner une supériorité sociale et leur ouvrir les portes du pouvoir ?
    Que savent-ils de la nature, ces écolos de salon qui s’en vont manifester au diable vauvert, avec leur puissant 4x 4, alors qu’ils n’ont jamais planté une salade de leur vie et oncques envisagé de gérer une exploitation agricole, les pieds à l’étrier?
    Sur son marchepied politique, Mme Marine Le Pen parle de bourbier dans lequel, nous sommes désormais.
    Qui de ces blancs-becs de l’hémicycle bourbonien (l’expression est de Bernard Pivot) se souvient du charretier embourbé de la fable ?
    Au lieu d’injurier tout le monde, peut-être faudrait-il commencer par s’aider soi-même…
    Il est peut-être un ciel pour ceux qui font l’effort de s’en sortir.
    Les élites et les petites gens…Deux mondes irréconciliables ? Oui, sans doute…
    Et pourtant, à bien y regarder de près sans idées préconçues, il n’est peut-être pas impossible qu’un pont puisse être établi entre ces deux bords.
    Oui, l’idée est généreuse mais qu’en est-il dans les faits ?
    Où trouver les interlocuteurs capables d’efficience et de suite dans les idées ?
    Dans un blogue pour « intellos », comme ils disent ? Peut-être…
    Mais c’est au delà de la politique partisane et magouillarde. La révolution rêvée ne saurait se limiter à chanter « sa France » devant les caméras et les micros, un soir de relative victoire électorale.
    Les petites économies faites par une population travailleuse pour assurer quelque peu ses vieux jours, ne sont pas les fortunes amassées par les milliardaires de la gauche bien pensante qui laisse une péronnelle bien indemnisée s’en prendre aux petites gens qui ne jouent pas aux riches avec quatre sous d’épargne.
    Au delà du mur de l’argent, comment faire pour concrétiser cette révolution ontologique, spirituelle, qui nous fait cruellement défaut ? Dans la résistance et l’envol, où trouver dans le maquis une certaine idée de la culture?
    Dans la république des âmes mortes, reconquérir le sacré…Avec des livres, des films et des chansons…

    C’est beaucoup et ce n’est pas assez…

    Le bateau coule, l’enfant se noie et la harangue d’un maître n’y change rien.

    Tendre la perche…Pourquoi pas ?

    Dans la bouche une rose et non point au fusil, puisque la rose est sans pourquoi.

    M

    1. Avatar de Daniel Bougnoux
      Daniel Bougnoux

      Hélas cher M, nos ne dormons pas ! Il serait l’heure pourtant…

  4. Avatar de Jacques
    Jacques

    Bonsoir !

    « M…ne dort pas » (Régis Debray, Le Courrier de l’Ouest, 6-09-2020)

    M…et Daniel Bougnoux. À ce duo, l’on ne peut dire : « Tu es le mouton endormi »

    Car difficile de le classer, nonobstant l’anagramme, comme « Monsieur Tout-le-monde ».

    Ce midi, une jeune femme au beau sourire et à la jolie peau brune, vint me voir sous le hangar pour une signature d’accusé de réception.

    Mme la préposée des Postes m’apporte un livre qui contient des leçons. Il est gentiment dédicacé par l’un des deux auteurs, expéditeur, Président de l’Association des Maires de France.

    Nous parlons de la pluie et du beau temps, si loin du bavardage politique.

    Une oasis, un au-delà…

    Bonne nuit

    Jacques

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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