Avec six jours d’avance sur la Sainte Vierge, le Randonneur est monté au ciel !
Faute d’avoir emporté mes bâtons de marche, et choisi les bonnes chaussures, je me suis en effet pris les pieds dans un banal chemin de montagne, vendredi dernier du côté de Briançon, et j’ai lourdement chuté. Impossible de me relever ! Après un spectaculaire hélitreuillage (avec quelle précision, quelle maestria opèrent les secours en montagne), la radio suivie d’un scanner constateront trois apophyses cassées du côté des lombaires, et un énorme bleu sur la hanche droite, la tranquillité s’impose, me voici interdit d’efforts jusqu’à la reconstitution des os (six semaines ?) – et entouré de la sollicitude de mes enfants et petits-enfants dans ce chalet d’alpage où nous passons une partie du mois d’août, eux tantôt à nous survoler en parapente, tantôt à contempler de nuit (si belle ici) les étoiles filantes. « Etoiles poussières de flammes \ En août qui tombez sur le sol » (chante avec Aragon Jean Ferrat).
Je n’ai pu suivre les JO, qui coïncidaient pour Odile et pour moi avec une randonnée de trois semaines en vélo, sans télévision le soir dans nos chambres d’hôtes où nous nous couchions assez tôt. Et je n’ai pu davantage, depuis notre chalet où l’électricité demeure rare, suivre la cérémonie de clôture, ni capter lundi le discours de Macron. Je tombe en revanche sur un article d’Alain Caillé, le promoteur du MAUSS (Mouvement anti-utilitaire dans les sciences sociales) dont j’ai déjà ici évoqué les thèses, auxquelles je souscris. Dans ce dernier papier, Alain analyse avec précision la réussite de ces JO, ou pourquoi, et comment, les supporters, les athlètes ou le simple public y puisèrent tant de joie.
Cette question n’a rien de frivole ni de négligeable ; elle s’avère même cruciale pour traverser les jours d’une rentrée qui s’annonce difficile, ou épineuse pour notre classe politique. Comment capitaliser le bonheur bien réel dispensé par ces Jeux, comment entretenir cette flamme qui nous a éclairés, réchauffés, groupés ?…
Les analyses d’Alain me semblent si justes, et si profitables, que je risque ici de le copier/coller en les rapportant, mais tant pis ! Elles s’opposent de plus point par point à un autre papier, lu dans les contributions libres de Médiapart, qui reprend les thèses éculées de la « société du spectacle », des publics ilotes ou moutons de Panurge dépouillés, à la vue des exploits, de leur propre puissance d’agir, et qui insiste sur la marchandisation des Jeux, sur les salaires mirobolants, ou la succession de bons coups réussis par Bernard Arnaud qui a fait véritablement main basse sur l’aubaine publicitaire que Paris lui offrait sur un plateau…
On peut en effet, dans un esprit chagrin, dénoncer la marchandisation galopante, effrénée pour certains, à l’œuvre dans ces Jeux ; et déplorer par exemple que le visage sympathique de notre nouveau et jeune « héros », Léon Marchand, ait atterri si vite dans un clip de la marque Vuitton ! Mais je crois pour ma part qu’il est judicieux d’avancer, avec Alain Caillé, qu’on a surtout fêté dans ces Jeux le retour à des formes anti-utilitaristes d’activités, et de relations, et que cela nous fait à tous un bien fou !
La chose à dire est grosse de malentendus, on est donc prié d’avancer prudemment. Une activité anti-utilitaire ne se propose pas comme un moyen en vue d’une fin, elle est à elle-même sa propre fin. Quand je marche dans la vie ordinaire, c’est pour aller quelque part, rejoindre un but ; dans le sport en revanche, je marche pour marcher, dans l’art je danse pour danser – et non pour traverser la scène ou me rendre quelque part. Et dans l’amour, j’aime pour aimer – et non pour mettre au monde des enfants qui perpétueront l’espèce : l’amour est peut-être une ruse en nous de l’instinct de vie qui demande à s’étendre, mais à mon niveau je n’en ai pas conscience, et ne veux pas le savoir !
« Quand je danse je danse, quand je dors je dors » affirme superbement Montaigne dans un passage où il s’efforce de nous rappeler la saveur auto-télique de la vie, et en particulier d’activités qui sont à elles-mêmes leur propre fin, et que nous pouvons célébrer (savourer, répéter) pour elles-mêmes, sans plus. Quand l’alpiniste, ce « conquérant de l’inutile » arrache à son corps, au prix de quels efforts, la victoire d’un sommet, on ne demandera pas « à quoi bon ? », objection utilitariste ; pas plus qu’au perchiste Armand Duplantis qui, centimètre par centimètre, vient de franchir à Paris 6,25 m, déchaînant l’enthousiasme général, mais aussi celui de son meilleur rival et ami, Renaud Lavillenie.
Le mouvement du MAUSS, qui raisonne sur les formes du don, opposées aux échanges en général d’un capitalisme triomphant (et ruineux), insiste à l’occasion du sport sur ce fait que les sportifs, selon leurs propres termes, nous donnent et se donnent. « Tout donner », quoi donc ou mais encore ? Rien ou en apparence si peu, quelques centimètres à la perche, quelques centièmes de seconde au cent mètres, à quoi bon ? Le ricanement utilitariste s’entend déjà, mais il est déplacé, ou passe ici à côté : ces minuscules différences, si chèrement payées (et mises en scène) constituent la manifestation d’un dépassement de soi essentiel à notre espèce. La beauté du sport, mais aussi de l’art, mais encore de l’amour, c’est chaque fois sa vanité, sa profonde inutilité – son luxe peut-être, diront certains ? Oui, les poètes comme les sportifs, ou les amoureux, contribuent au luxe de nos vies. À quoi bon Le Cimetière marin, pourquoi ce détour par l’image, et par exemple « Ce toit tranquille où marchent des colombes » quand il suffit de dire la mer ? Pourquoi « cette faucille d’or dans le champ des étoiles » pour nommer – la lune ? L’utilitariste ou le partisan du plus court chemin se fendent la poire – laissons-leur cette gaîté. Pour certains, la mer ne sera jamais en effet qu’un étalage de chlorure de sodium. Ou une réserve de poissons ; ou de gisements de pétrole…
À propos des JO on a parlé très justement de joie. Comment mieux cerner cet affect ? Il y a joie, en termes kantiens, dans le cadre d’une activité désintéressée. Ce terme de désintéressement peut lui aussi engendrer bien des querelles ; disons au plus court, une activité qui ne s’échange pas pour de l’argent, qui ne s’achète pas – et qui donc relève du don (théorisé par l’anthropologue Marcel Mauss, puis par le mouvement du MAUSS). Le désintéressement ne veut pas dire que ça ne m’intéresse pas, que je ne me prends pas au jeu, au contraire ! Mais que je ne le fais pas pour le vendre, ou dans un autre but que cette action elle-même : quand je danse, je danse, quand je chante je chante. Comme la coupe déborde. Pour me dépasser, me surpasser, ou simplement m’exprimer, ou renforcer ainsi ma présence au monde…
Il n’y a pas dans ce domaine d’adversaire, et c’est l’autre argument capital avancé par Caillé : le convivialisme en général désigne une société (hélas encore utopique ou indéfiniment à venir) où l’on s’oppose sans se massacrer. Mieux : où l’adversaire est mon ami, ou mon soutien, car il me sert à m’épanouir, à me grandir ; à tirer de moi, par émulation, des ressources que je ne soupçonnais pas. Oui, le convivialisme désigne (ou, par bonheur, réaliserait s’il advenait) une émulation généreuse, ou des compétitions gagnantes-gagnantes. Et c’est ce qu’on a vu à Paris, où les athlètes des différents pays fraternisaient, s’embrassaient, extraordinaire modèle pour nos luttes en général, et pour notre rentrée politique ! Ma petite différence d’avec toi, ces centimètres ou ces dizièmes de secondes si chèrement gagnés ne te diminuent pas mais t’inspirent, te motivent et au fond t’enrichissent. Transposon (à nos joutes politiciennes, à nos disputes de salon, à nos couples…). Il est permis d’y rêver !
Je me rappelle, dans mon enfance, un slogan publicitaire de parfum à la radio, « Bourjois avec un J comme Joie ! ». Nos JO n’auront donc pas été qu’une parenthèse enchantée, ils nous auront donné à profusion de la Joie. Miracle de la paronomase dont il faut méditer la leçon, et dégager, en scrutant ce modèle du sport (ou de l’art, ou de l’amour, ou des activités autotéliques du jeu en général) tout ce que cette réflexivité nous rapporte : chaque fois qu’il y a autotélie, le fruit de l’action ou de l’activité me revient. Sans aliénation ni confiscation possibles par un autre. Quand je danse je danse. Ce geste parfait me parcourt, il inonde mon corps, il touche par émulation le vôtre et vous fait agiter votre petit drapeau, entonner l’hymne, sauter, pleurer de joie ! Car ces précieux centimètres ou dizièmes de seconde vous reviennent à vous aussi, les supporters, qui comprenez qu’avec chaque médaille c’est vous-mêmes qui grandissez, qui brillez ! Merveilleuse économie positive des Jeux ! Qui se trouve certes cernée par les requins de la finance, tous les Bernard Arnaud, les profiteurs en embuscade, les comptables d’une économie à courte vue qui se trouve pour le temps des Jeux cependant dépassée, réfutée par cette évidence partagée : une médaille, un record ça ne s’achète pas, leur valeur est d’un autre ordre.
À nous, au-delà des jeux, de rappeler et de généraliser celui-ci.
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