Le dernier film de Jacques Audiard, Emilia Pérez (Prix du jury et quadruple prix d’interprétation féminine au dernier Festival de Cannes), n’a pas fait l’unanimité de la critique, et je me rappelle un « Masque et la plume » fortement mitigé, scénario décousu, fourre-tout narratif et accumulation des genres (thriller, comédie musicale, mélo…). Pourtant j’ai pu voir (enfin) hier cette œuvre avec grand plaisir, et avec le désir de revenir ici sur les questions graves, pertinentes qui durent poursuivre son auteur tout au long de sa réalisation.
La première évidence (à mes yeux) est d’assister à un film d’homme, qui nous confie son désir exorbitant de devenir, à tout prix – une femme ! Puis, une fois cette transformation (sidérante) accomplie à l’écran, d’effacer sa vie d’un caïd mexicain de la drogue par les actions d’une charité réparatrice envers ses victimes, une entreprise qui malheureusement ne sera pas couronnée de succès, son passé criminel rattrapant la malheureuse, l’ensorcelante, la divine Emilia Pérez qui semblait d’abord si avantageusement remplacer sa première identité.
Ce film transgenre, en mettant en scène les péripéties psychologiques, morales, sociales…, d’un changement de sexe nous confronte du même coup à l’épineuse question de nos identités. Je rappelais, dans un précédent billet consacré à Alain Delon, la problématique de tout acteur, joue-t-il son personnage en perdant un premier moi (au fil de ses différentes incarnations), ou en enrichissant le sien, découvrant en lui-même des ressources qu’une vie ordinaire n’aurait pas libérées ? Delon (mais la question vaudrait pour Gabin, Belmondo ou tous les autres) était-il le même d’un rôle à l’autre, ou carrément différent ? À quels fonds puise un acteur, que lui apprend son personnage à chaque nouvelle incarnation ?
Le premier mérite de ce film est de poser frontalement la question du changement, en sondant ses limites, ses vertiges : changer son (ou de) corps, est-ce changer la société ? Un « gouvernement de femmes » serait-il la solution aux maux engendrés par un patriarcat machiste (mexicain de surcroît) et ses virilités toxiques ? Mais au niveau individuel, jusqu’à quel point mon âme demeure-t-elle la même, au fil de mes transformations ? Passant de l’enfance à la vieillesse, puis-je dire que je maintiens ou conserve en moi un noyau dur, inaltéré ? Ou quelque base (une basse continue) reconnaissable ? La question est notamment posée quand Emilia, dorlotant son fils qui ne trouve pas le sommeil, l’entend lui chuchoter d’une voix somnolente qu’il reconnaît sur elle l’odeur de son papa… L’écart extrême entre Montanas et Emilia, ou le barbudo trafiquant narco et la voluptueuse, la sensuelle, la douce Emilia semble infranchissable mais (veut nous démontrer le film) pas insurmontable, il faut imaginer d’un corps à l’autre une passerelle secrète, ou une mystérieuse continuité ; les opposés s’attirent, nos affinités nous prennent à revers et nourrissent le désir.
Or ce film, proche de ceux d’Almodovar sur la tentation transsexuelle et son accomplissement, est lui-même un film transgenre, ou qui pratique une joyeuse confusion des genres, à commencer par le mélange de la parole et du chant, puis du chant et de la danse, tourbillonnante et qui emporte tout. La comédie musicale englobe ainsi plusieurs registres, ou se moque de leurs classifications ; elle les déborde, les excède par définition, et ce film joue de ces emboîtements successifs, ou des superpositions (ludiques, paniques, provocantes) de plans entre les corps saisis par la transe du rythme et de la danse. Du trans (sexuel) à la transe, la transition ne va-t-elle pas de soi ? À condition de se laisser soi-même glisser, ou emporter.
Il est magnifique de nous montrer, dès les premières séquences, Rita (Zoé Saldana, rivée à son clavier d’assistante-esclave dans un bureau d’avocat où elle tape la plaidoirie des autres) fondre son image à celle d’une foule en marche, et qui chante, et dont le chant se mêle aux mots de la dactylographe. Car nous sommes tous sujets à ces enchâssements qui doublent une attention première par l’arrière-plan d’un fredon ou d’une mélodie, ou par la sensation confortante d’une foule ou d’un flot qui nous portent… La même Rita, aux emplois multiples, se lancera lors d’un dîner de gala et de fund raising dans une étourdissante ou virtuose danse acrobatique entre et sur les tables, où elle apostrophe les donateurs en les provoquant de son corps devenu lascif, moulé dans un pantalon rouge siglé Saint-Laurent (coproducteur du film).
Le chant (partitions de Clément Ducol et Camille), la danse (chorégraphies de Damien Jalet) sont bien les moteurs ici de l’action, et les vecteurs de nos émotions. Quelle sensualité passe dans les murmures amoureux échangés par les couples successifs (celui d’Epifania et d’Elvira, qui se découvrent amantes, témoigne d’une douceur, d’une tendresse bouleversantes), quelle délicatesse pour nous suggérer la tantalisante présence de l’autre, mais au cœur de cette proximité le heurt de l’impossible fusion ! Quelles que soient les prouesses de la chirurgie (« vaginoplastie » chorégraphiée avec humour) ou de la chimie, un fond demeure, irréductible, qui assigne Emilia à résidence. Ce film époustouflant, renversant, qui enchaîne avec brio les caresses et les coups de poings (ou de feu), nous propose donc sous un grand déballage ou débraillé de surface une réflexion profonde sur l’identité, sur le travail en nous du passé, la rédemption difficile, ou les moments d’immersion dans un trépidant collectif. Qui suis-je ? Qui vois-tu quand tu me regardes ? Et vous docteur, quels sont au juste vos pouvoirs ?
Une autre interrogation majeure, et combien cinématographique, tourne autour de ce personnage de femme, le ou la dirons-nous factice ? Comment tracer sur Emilia les limites du fake, et de l’authentique ? Et quels sont les pouvoirs du simulacre, du semblant, du jeu ou de la feinte ? À écouter parler Donald Trump, on sait que ces sujets ne sont pas frivoles. Mais ce film d’un Mexique de composition, tout entier tourné en studio à Bry-sur-Marne, permet d’y revenir.
Je suis reconnaissant à Jacques Audiart d’avoir pris au sérieux ces questions en leur donnant un traitement ludique, ou des réponses ironiques, mais authentiquement philosophiques. Jusqu’au point d’orgue final, sublime, quand nous identifions dans une foule en marche, conduite par une statue de la Madonne, une version espagnole de la si touchante chanson de Brassens (sur des paroles exhumées par lui du poète Antoine Pol), « Les Passantes », hommage s’il en est à celles, intouchables, innombrables, qui n’auront fait dans nos vies que passer, « ou qu’on n’a pas su retenir ». Au scrabble, il ne suffit pas d’avoir une bonne combinaison de lettres, encore faut-il placer le mot au bon endroit, sur une case gagnante. Ainsi ce collage d’une chanson ou d’un hymne, dans une procession religieuse (cérémonie de rogation, de deuil, de pèlerinage ?) dont l’air nous poursuivra dans la nuit, et qui ne pouvait mieux clore ce patchwork éblouissant, tissé de successives variations sur une féminité conquise, accomplie, mais au final interminablement dérobée.
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