Portrait de JFT par Patrick Marquès
J’assistais l’autre samedi, à Lyon, à une soirée musicale donnée en l’honneur de notre ami Jean-François Têtu, décédé en août dernier et qui fut, comme je l’ai raconté sur ce blog, mon collègue à l’Université de Grenoble. Très belle rencontre animée par un pianiste et deux jeunes chanteurs, un ténor et une soprano tous deux excellents dans un répertoire classique, Mozart, Bizet, Verdi, Poulenc… Annick, la compagne de Jean-François, avait d’abord prévu de m’héberger dans le studio d’un copain, mais celui-ci se révéla pris au dernier moment et elle me proposa donc d’occuper un des lits du grand appartement de Jean-François, sur le quai de Saône : il est mis en vente et elle s’occupe, avec les deux fils de celui-ci, de le vider, les chambres sont encore habitables, la literie disponible, elle m’en confie les clefs et je n’aurai qu’à choisir mon couchage…
Qu’il est étrange de pénétrer ainsi, à minuit passé, dans un tel lieu ! Je ne connaissais l’appartement que pour y avoir été reçu en plein jour, avec beaucoup d’amis et de famille, au début de septembre entre la cérémonie d’adieu et la crémation. Comme le décor avait changé ! Je tâtonnais nuitamment entre des caisses au sol, des armoires en cours de déménagement, à la recherche d’un lit où je me glissais non sans un fort sentiment d’effraction.
Jean-François avait habité ces lieux durant une trentaine d’années, le même temps que moi-même dans cet appartement de Grenoble d’où j’ai déménagé en 2018. Littéraire, il aimait (comme moi) posséder une grande quantité de livres qui garnissaient ici encore les murs, disposés par ordre alphabétique et par genres. J’en inspectais quelques rangées au matin, en vérifiant que ses choix recoupaient largement les miens, que d’occasions de discuter avec lui au vu de ces milliers de pages, que de croisements entre nos curiosités… Je venais de l’écrire sur le petit livret de témoignages divers qu’Annick composa et nous remit à l’occasion de cette soirée :
« Le déroulé d’une carrière, s’il énumère quelques traits saillants d’une personne, n’en retiendra jamais l’essentiel. Qu’aurais-je dit si l’on m’avait prié d’évoquer Jean-François en ce matin du 31 août ? Les conversations qui ont suivi, à son domicile privé, m’ont révélé bien des aspects que je ne connaissais pas, que j’aurais aimé explorer avec lui. Que Jean-François avait soutenu sa thèse de lettres sur les Pères de l’Eglise (?) ; qu’il lisait et relisait, dans les dernières semaines de sa vie, Saint-Augustin. Qu’il animait chez lui un groupe de lectures ; que son auteur de prédilection, au long de sa vie, était resté Flaubert…
Nos études de communication sont fort loin d’engendrer une communauté, et la corporation de nos SIC (Sciences de l’information et de la communication), paradoxalement, apparaît toujours cloisonnée, ou dispersée en chapelles qui ne se parlent guère. Je n’ai, durant tout ce temps que Jean-François aura consacré à notre UFR de Grenoble, pas le souvenir d’avoir eu avec lui, en tête-à-tête, une « bonne conversation », pourquoi ? Etions-nous à ce point bousculés, absorbés par nos tâches pédagogiques ? Je regarde le portrait que j’ai publié de lui sur mon blog en septembre dernier, comme il apparaît raide dans son costume cravate, homme de précision et de devoir !…
Mais ce portrait que je trouve assez beau, et ressemblant, me laisse aussi un malaise, je n’ai pas eu d’intimité avec cet homme, aucune confidence un peu profonde, qui soulève l’empathie et vous retient auprès d’un être : j’ai laissé Jean-François repartir sur Lyon sans vraiment l’avoir connu, accompagné dans sa vie profonde. Et depuis ce départ je ne l’aurai guère revu. Tous nos collègues ne sont pas passés par l’enseignement de la littérature, or c’était notre cas, nous aurions pu en tirer une complicité, quelques curiosités partagées – mais pas un mot là-dessus entre nous. La vie personnelle ou intime ne fait pas partie des programmes. Nous bossions chacun de notre côté, conscients de bien coller au service public, assidus à la tâche, terriblement sérieux. Nos rapports ont manqué de fantaisie, d’invention hors des sentiers de la fac, d’attention à ce qui mérite qu’on s’y consacre un peu au-delà des usages, des échanges académiques. Nous ne nous faisions pas rêver !
Est-ce beaucoup demander, d’entrer en vis-à-vis dans le rêve de l’autre ? Mes cours tournaient autour des conditions des échanges, symboliques, imaginaires, médiatiques, icôniques, indiciels… Nous avions en commun quelques références à la psychanalyse, et aussi l’analyse des médias que je poursuivais du côté de la médiologie de Régis Debray, à laquelle Jean-François demeurait étranger malgré ses propres travaux sur le journalisme… Que de cloisons, de réticences entre nous ! Je regarde non sans mélancolie ta photo, plein de regrets pour ces rendez-vous manqués ».
Or cette intimité que nous nous refusions s’est trouvée ce matin-là matérialisée et presque tangible, mais l’effraction ne produit qu’une fausse intimité, qui exige d’être deux et suppose un consentement réciproque. J’avais sous les doigts la bibliothèque de Jean-François (que vont devenir tous ces livres où je me suis interdit de piocher ?), mais aussi sa discothèque largement peuplée de vinyls dans un répertoire là aussi classique, mais qui englobait quelques variétés pour moi de prédilection, Brel, Brassens, Anne Sylvestre… Il est très émouvant, dans le silence d’un appartement désert, de tomber ainsi sur une collection d’ouvrages ou de disques qui semblent tout près de vibrer, de peupler cette solitude des pièces. Et je me demandais invinciblement vers quelles destinées allaient s’acheminer tous ces trésors ?
Un professeur construit une bonne part de sa vie adossé, vertébré par des œuvres dont la collection, l’expérience patiente, l’usage singulier au fil du temps n’auront été qu’à lui. Je considère pareillement mes propres étagères et me demande ce que mes enfants en feront, sous quels doigts aveugles tomberont ces livres qui me parlent ou m’animent, mais qui resteront pour eux lettre morte, papiers bons pour le proche hangar d’Emmaüs ou pour la poubelle… Le fantôme de Jean-François que j’ai croisé ce matin-là, cet appartement déshabité dont les caisses au sol, les cartons disent une prochaine évacuation, la mise à l’encan, m’ont plongé dans une rêverie profonde, Est-ce ainsi que les hommes vivent ? À quels objets s’accroche une existence finalement chétive, quels fétiches soutiennent l’esprit unique d’un homme qui palpite encore faiblement parmi ces meubles, ces tableaux témoins désormais du désastre de leur dispersion ? Les rituels funéraires, les textes, les chansons, les discours ou ce blog par lesquels on rassemble (quelques heures) la vie du disparu dans un vibrant hommage, dans une communion d’affection, ne résistent pas à ce qui suit, inéluctablement après : le démembrement de l’esprit du mort, sa désarticulation. Que peut la piété de nos commémorations face à l’impiété des déménageurs, des salles de vente, des bouquinistes ?
Une autre expérience plus récente m’incite à la mélancolie. J’ai donné rendez-vous à Paris à un vieux camarade de khâgne (1962-1965) dont j’avais retrouvé par chance la trace, qu’était devenu Jean X. perdu de vue depuis cinquante-neuf ans ? Il avait à faire à la bibliothèque de la rue d’Ulm, retrouvons-nous au café du coin. Hélas, le garçon plutôt vif avec lequel je faisais équipe dans nos exercices de « petit grec » et « petit latin » est devenu méconnaissable, sombre vieillard au regard fixe, à la parole sentencieuse, enfoncé dans une spécialité du grec hellénistique à laquelle il semble avoir voué sa vie… Très peu curieux de la mienne, je dois le questionner pour qu’il m’annonce laconiquement son veuvage il y a quinze ans, non il n’a pas eu envie de trouver une nouvelle compagne, les femmes l’insupportent et il leur préfère sa solitude. Est-ce à cela que menaient nos classes ? L’étudiant gauchiste est devenu nationaliste, identitaire, climato-sceptique – nous n’avons décidément rien à nous dire, et j’abrège la rencontre, que nous achevons par l’évocation de quelques camarades disparus ; au nombre desquels je compterai désormais Jean, fantôme de lui-même, pitoyable mort-vivant.
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