L’exposition, en cours à la Fondation Cartier, des travaux de tapisserie d’Olga de Amaral, « artiste textile » originaire de Colombie, donne beaucoup à penser au visiteur que je suis. Un des cartels explicatifs de l’exposition remarque que le texte et le textile ont la même origine, le latin texeresignifiant à la fois tisser et raconter. Les différentes fibres peuvent donc échanger leurs pouvoirs : comme je le fais écrivant sur ce blog, composer un texte c’est faufiler un mot, suivre une ligne (verbale, de pensée), veiller à l’équilibre d’une certaine couleur, à quelques retours rythmiques, aux échos ou aux résonances… Une page est un tissu, une tapisserie, ou plutôt les « murs tissés », les « brumes » ou les stèles, ponchos, chasubles, étoles, rideaux, suaires ou manteaux de cérémonie déployés sur les deux étages de cette exposition racontent à leur spectateur une très ancienne histoire, et très intime…
Car le tissu, par définition, touche à l’intime. « Le plus profond c’est la peau », écrivait Valéry dans un aphorisme célèbre. Que de sortilèges accumulés dans cette surface, qui constitue aussi une frontière entre dehors et dedans ; mais un lieu d’échange aussi ou de composition entre aujourd’hui et hier, toute peau dans ses rides, ses taches, ses menues cicatrices racontant le passage du temps. Olga de Amaral a travaillé à l’évidence pour combiner ou articuler ces pôles opposés du dehors et du dedans, du présent et du passé, de l’envers et de l’endroit. Du chatoiement éphémère des moires de la surface, et du travail profond ou intestin d’une épaisseur organique, tellurique. Ses accrochages forment des cabanes, les « maisons de mon imagination », ou bien le « grand mur », monumental, qui dévale ou cascade depuis trois mètres de hauteur pour s’étaler en fines strates qu’on dirait une toiture de bois, mais cette pièce figure d’abord un paysage, avec sa marqueterie d’enclos et de terrasses, un Machu-Picchu vu d’en haut, où chaque tuile (il en a fallu des milliers) est une pièce d’étoffe durement tressée et comprimée, où s’enchevêtrent le lin, le coton et le crins de cheval.
La très riche sémantique des matériaux ici tissés et combinés met en ébullition nos sens, mais notre perception, ou notre appréhension de ces pièces, souffre d’une frustration que chaque visiteur je crois ne peut pas ne pas ressentir : il est rigoureusement interdit de toucher ! Or une étoffe par définition ne s’éprouve pas seulement par le regard, elle est chose tactile, faite pour qu’on s’y frotte, pour qu’on s’y enveloppe… Et Olga de Amaral a soin d’insister sur les variations physiques entre les sensations ici stimulées, telle pièce est rèche, roide, minérale, telle autre floconneuse comme une neige (effet obtenu en nouant sur toute la surface de la toile, assez monumentale, des copeaux translucides de plastique) ; ou ce sont les Brumes encore qui font pleuvoir sur nous leurs fines gouttelettes de fibres suspendues, ou les rayons du soleil qui en jouent, comme un banc de nuages s’attarde au fond d’un vallon. L’histoire se mêle à la géographie, l’épidermique touche aux profondeurs.
Et je n’ai encore rien dit de la couleur, très soigneusement traitée quand un des Grands murs se change au sol en tapis de feuilles mortes, ou qu’un rouge carmin, profond, s’étire à la surface d’une cape qu’on dirait détachée d’un corps sanguinolent ; ou quand des pousses bleu-vert, virides, semblent prendre racine sur le pourtour apparemment nourricier d’une pièce mimant la terre noire.
Un âge ancien de la tapisserie consistait à étendre celle-ci sur les murs des châteaux, pour s’isoler du froid, mais aussi pour raconter une généalogie glorieuse, quelques exploits historiques ou mythologiques prêtés à de hauts personnages auxquels les seigneurs du lieu pouvaient s’identifier. Plus rien de tel ici , aucune de ces tapisseries n’est, au sens premier du terme, figurative. Olga de Amaral a soin de faire remonter un fond riche de matières en écartant toute figure ; elle décroche de même le tissu de la paroi, pour laisser les fibres tomber en pluie fine (les Brumes) ; ou bien les lourdes pièces d’étoffes fonctionnent elles-mêmes comme les murs d’une maison entre lesquels nous circulons, curieux de comparer l’envers à l’endroit, ou de faire jouer les mille nuances de la lumière sur les feuilles d’or souvent tressées à la laine. Cet or, qui ruisselle au fil de ces installations, provient à la fois des ornements de la civilisation précolombienne, et des églises baroques édifiées par les conquérants. Dans la salle finale des Stèles, qui m’évoque irrésistiblement la « terre constellée » imaginée par Victor Segalen (qu’Olga ne semble pas connaître), la feuille d’or ajoute à la stabilité majestueuse des pierres, dressées dans leur dignité, dans leur éloquence de grands monolithes tutélaires ; l’or ici relie donc le ciel à la terre, il illumine celle-ci comme une réserve de signes, de paroles enfouies à longuement questionner. Saxa loquuntur, les pierres parlent ! comme écrit aussi Freud.
Ces références qui me traversent, Valéry, Segalen, Freud, ne sont pas de hasard, elles contribuent à mes yeux à déchiffrer l’art si envoûtant d’Olga de Amaral, penchée comme Pénélope sur sa tapisserie inachevable, palimpseste ou hiéroglyphe fécond qui vous invite à promener ici votre inconscient, à laisser s’épanouir votre imagination. Ou vos souvenirs. Car pour ma part, ce labeur de cinquante années ainsi rassemblé a fait surgir en moi un ancien texte, écrit il me semble en regard d’une gravure de Pierre Gaudu, dans le numéro 1 de notre revue Silex (en octobre 1976 donc), cela s’intitulait Corde viagère, voici :
J’entrelace. Le câble laborieux des générations a tissé une à une les fibres spécifiques de cet individu qui m’échappe, moi. Je tresse machinalement mon père avec ma mère, et de plus obscurs ascendants ; je file jour après jour les livres de ma chambre, les paroles volubiles et la provision d’un désir indéfinissable. Je voyage par des chemins de halage curieusement circulaires. De simples paysages, l’amour patient de quelques femmes et l’exercice d’une profession douteuse ont achevé de dresser mon corps, et façonné ses espérances. Si je veux la saisir, l’âme de la corde se brise en éventail et dissipe ses brins. Il paraît que mes trois enfants me ressemblent ; j’observe avec étonnement ces fils divergents. Quant au visage que je rencontre dans les miroirs, il me demeure inaccessible. J’aimerais consigner mes rêves, mais le fil d’or de ces précieux haillons ne se laisse pas coudre à la trame ordinaire de mes réflexions. En revanche, je reconnais trop bien dans ce que j’écris l’épissure malhabile des liens qui me tiraillent entre plusieurs auteurs. L’expression tomber en quenouille se charge à certaines heures d’un sens redoutable. J’aime tout ce qui s’enroule, se tresse et se faufile, stryges, nœuds, feuillages… J’ai la pensée volumineuse. Comme ce tabac au bout de mes doigts qui se consume en gracieuses volutes, et met sur mes papiers un peu de talc gris.
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