J’ai conclu le précédent chapitre de ce blog en formulant l’idée que nous étions devenus « l’urne de Brieuc » ; c’est rejoindre la thèse bien établie en psychanalyse du travail du deuil comme effort d’intériorisation, d’incorporation, d’introjection, de manducation ou de consommation idéalisante du mort. Pourtant tout ce traffic à la fois physique et psychique reste en deçà de sa personne, il ne touche en rien celui qui ne pourra plus jamais nous répondre.
Notre petite-fille Julia, dont nous fêtons aujourd’hui dimanche les dix ans, vient de scotcher sur la porte-fenêtre du chalet où nous nous retrouvons (en pleine neige) en famille une double feuille de papier et un étui de stylos-feutres, en invitant chacun à y déposer un mot ou un dessin « pour Brieuc », qui aurait eu lui aussi dans quelques jours son anniversaire. Tout ce que nous lui enverrons de pensées, de rites, de paroles ou de commémorations restera hélas entre nous, ces envois nous reviennent ou c’est à nous-mêmes que nous les donnons par une étrange loi narcissique du retour à l’envoyeur. Brieuc désormais nourrit notre nous, la chaîne ou la communauté de ceux qui le chérissent et pensent à lui, sans rien pouvoir pour lui : rien ne peut plus arriver à Brieuc de nos pensées, de nos paroles ; aucun événement non plus, depuis l’inqualifiable nouvelle de sa mort, qui a mis fin à toutes les autres.
Le mort resserre le nous formé par notre famille ou nos amis, il nous surplombe et nous réchauffe : affectés, nous sommes devenus plus affectifs, plus attentifs à tout ce qui fait lien entre les survivants. Comme me l’écrit un correspondant inconnu, mais combien prévenant, en citant Léon Bloy, « La souffrance crée en nous des merveilles de cœur qui n’auraient jamais existé sans elle ». Mais de ce réveil du cœur et de cette chaleur bien réelle, l’intercesseur se trouve radicalement exclu ; ferment de notre communauté, de notre capacité à faire foyer ou lien, lui-même n’en fait plus partie autrement qu’en pensées – des pensées qui lui demeureront étrangères, pliées à ce boomerang du deuil, de cette veille ou de cette garde que nous montons autour de lui, mais qui dérisoirement ne concerne plus que nous.
Le deuil nous a fait entrer, disais-je, dans le régime spectral de la quasi-présence ; nous devons, cherchant et appelant Brieuc, ne plus compter que sur la force de nos pensées. Par elles, nous sommes la cause et l’aliment de sa survie à lui ; nous voici comme jamais responsables de Brieuc, si nous cessons de penser à lui il s’éteint… Quel idéalisme ! Le deuil constitue peut-être la meilleure et seule vérification de la thèse extrême de l’évêque Berkeley, « Etre c’est être perçu », ou remémoré, aimé et invoqué… Toute l’existence (résiduelle et pourtant si exigeante et forte) de ce fantôme dont l’ombre s’étend ici infiniment sur la neige n’est plus tissée que de nos représentations, de nos souvenirs ou pensées ; Brieuc dépend excessivement de nous, sa fragile survie demeure suspendue au fil de notre fidélité.
Comment demeurer fidèle à Brieuc ? Son frère et sa sœur m’ont gentiment reproché de l’idéaliser ou d’en faire notre dieu. S’il pouvait nous parler, lui-même n’en demanderait pas tant ; il n’exigerait pas ce monopole, cette tyrannie des regrets qui bousculent et étouffent les autres pensées (ou la pensée des autres), cette conscience inondée par les larmes, ce chagrin tout puissant. Sommes-nous fidèles à ta mémoire en te pleurant trop, toi toujours si joyeux, si tonique ? En laissant ton deuil nous détourner démesurément des vivants, ou noircir leurs journées ?
Comment ne pas s’approprier Brieuc, comment respecter ici même sa liberté d’allure et de vie ? Dans ce blog où je parle de lui (et je persiste à croire que c’est une bonne chose de le faire), on peut trouver que le chroniqueur se donne aussi le dernier mot ou « the final cut » d’un scenario, voire le beau rôle ; toute entreprise nécrologique peut tourner au sujet, ou au projet littéraire, et on peut déceler dans tout deuil le danger d’une insupportable récupération. Nous connaissons tous des veufs ou des veuves abusives, alors pourquoi pas nous ? Aucune mémoire n’est innocente, et comment protéger contre ses abus nos chers disparus ? « Les morts sont sans défense », énonce sobrement – lapidairement – Elsa Triolet citée sur la pierre tombale du couple Aragon-Elsa, enterrés dans le parc du moulin de Saint-Arnoult en Yvelines.
Je crois que nous continuerons à te parler et à t’appeler aussi longtemps que nous vivrons ; autre manière de dire que nous ne serons jamais plus « comme avant ». Il y aura eu, le 31 janvier, l’événement absolu de ta mort, un événement ou une information qui ont chassé tous les autres. Ce régime des informations constitue ordinairement la routine rassurante de nos vies, chaque jour nous nous tenons « au courant » comme on dit sans y penser, et ce cours fluide des nouvelles qui se succèdent et se remplacent meublent les consciences, comme les vagues – les ondes – à la surface de la mer où chacune pousse l’autre, sans grand dommage pour nos existences consommatrices de médias. Ta mort, reçue par téléphone au soir du 31, a constitué pour nous un tel pic d’information que tous les autres événements s’en sont trouvés soudain nivelés, rendus subalternes ou non-pertinents. Comment encaisser un pareil choc, digérer un tel accident ?
Si la mort des autres fait souvent de bons scoops, la mort d’un être cher invite à descendre sous la surface des vagues, en plongée dans le monde immobile des profondeurs. Avec ta mort, nous sommes passés du temps (linéaire) des informations à celui, circulaire ou stagnant, de la méditation ou d’une perpétuelle rumination.
Ta mort, nous ne pouvons pas l’avaler ; ni bien sûr la recracher comme une fausse nouvelle. C’est Derrida je crois qui a, sur ce point, comparé l’obstacle de ce ou de cette mort sur lequel nous buttons à la présence du mors dans la bouche du cheval : ce bout de métal que l’animal ne peut ni avaler ni cracher, et qui du coup le dirige.
Nous méditons ta mort comme le cheval mastique ce corps d’un mors blessant, conducteur.
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