Je reprends donc, comme annoncé dans ma réponse au « commentaire » de Thomas Reverdy (posté à l’article « De quel présent ?… »), la question de savoir quelles ressources la foi chrétienne peut offrir à notre traitement de la mort.
Domaine des Treilles (Fondation Schlumberger,
photo d’Olivier aimablement envoyée par Valérie)
Je n’avais mis aucune ironie dans la mention d’une vie surnaturelle dépeinte en termes naïfs, à l’intention d’une enfant de cinq ans : il était important de faire comprendre à Mathilde, et plus tard à Alice, qu’elles ne reverront pas en ce monde leur père, mais qu’il y a peut-être un lieu d’où il veille sur elles, et où après leur mort elles pourront le rejoindre.
La foi chrétienne a l’avantage d’affirmer la vie éternelle (de l’âme), et secondairement la résurrection des corps. Ce scénario ne peut que séduire un imaginaire affolé par la perte, et qui exige impérieusement le retour da capo, ou le prolongement du statu quo ante : nous n’arrivons pas à admettre que notre vie s’arrête complètement, et si l’âme poursuit sa carrière, pourquoi pas en prime la survie des corps ? Cet article de foi, inscrit au Credo, n’a pour lui aucune évidence sinon celle de notre désir le mieux ancré, le plus violent, et c’est pourquoi il continue de s’imposer : affronté au néant, ou à l’incertitude radicale, il faut bien croire (Pascal disait parier), et la fable chrétienne propose en effet quelque chose d’assez consolant.
Le débat avec un croyant sur le point de savoir en quoi sa foi adoucit le trauma de la mort se divise en deux ; je distinguerai un aspect de pure forme, il faut la foi, ou la confiance, toute vie l’exige et la plupart de nos actions ou décisions impliquent des paramètres qui ne sont pas de l’ordre de la démonstration ni de la certitude rationnelle, mais d’une croyance qui s’identifie à l’acte même de vivre ; et un aspect de dogme ou de contenu, la promesse de la vie éternelle, du jugement et de la résurrection, etc. Cet article de foi n’est pas par lui-même très solide ni facile à argumenter, et il semble que nombre de chrétiens aujourd’hui (comme Thomas dans son « commentaire ») glissent dessus ou le mettent au rang de la métaphore. La Résurrection est pourtant au cœur de la Bonne nouvelle, trop de textes, de chants religieux et d’iconographie y insistent : suivre le Christ ou le prendre pour modèle, c’est prétendre vaincre la mort – en se persuadant qu’elle ne nous arrête pas et qu’il existe pour chacun une vie au-delà.
Inversement, l’athéisme implique de refuser cette béquille, mais il ne renonce pas pour autant à toute projection vers un au-delà : il remplace la communauté des croyants (qui affirment le dogme) par celle des compatissants – et c’est un peu cette position de repli que m’expose Thomas, la « vie éternelle » de Brieuc est suspendue au souvenir que nous saurons garder et cultiver de lui, à la diffusion de son image, à l’éducation de ses fillettes, etc. Nous nous rejoignons pleinement sur ce point, que j’ai développé assez tôt ici en m’appuyant sur Spinoza (Ethique V, 23, scolie) où il affirme que « …nous sentons et nous éprouvons que nous sommes éternels » – dans la mesure où nos amis et nos descendants entretiendront nos traces. Entretenir, s’entre-tenir : il faut décidément faire fond sur ce verbe puissant, en est-il d’autres pour formuler cette exigence de communauté autour des tombes ?
Nous autres athées substituons donc à l’espérance religieuse transcendante une foi ou une confiance en la relation horizontale entre proches ; étendue au culte des morts, celle-ci rétro-agit sur la communauté de survivants. Quoi de mieux, pour activer ou sceller un « nous », que le surplomb ou l’intercession d’un cher disparu ? Jamais je ne me suis senti aussi proche de certains amis (qui ont su me parler de lui) que depuis la mort de Brieuc ; rarement aussi intime avec Françoise, ou nos deux autres enfants ; plus affectif puisqu’affecté, et en permanence ému. Le deuil fait de nous des personnes assez différentes, pour qui rien ne sera jamais plus comme avant.
Brieuc peut-il encore d’une manière ou d’une autre nous apercevoir ? Dans l’incertitude absolue où laisse la disparition, cette possibilité n’est pas absurde, et Françoise y trouve même un élément de réconfort paradoxal : car après avoir fortement idéalisé le mort, nous en venons aussi à le détester, pourquoi nous a-t-il « fait ça » ? Pourquoi, pour tracer quelques courbes gracieuses dans cette poudreuse, avoir déclenché cette succession incalculable de souffrances ? Ne pouvait-il devant le risque renoncer à descendre par ce vallon (à l’altitude où tous deux se trouvaient, le facteur d’alerte passait de deux à trois sur une échelle de cinq, et ils avaient consulté cet avertissement avant de partir) ?… La possibilité que Brieuc continue de nous voir le place sinon en enfer, du moins dans un sévère purgatoire : quels remords l’imprudent doit-il endurer devant le spectacle des survivants en larmes, et pour combien de temps ? Avoir causé, pour quelques moments grisants de glisse, une telle succession de malheurs blesse en nous l’image idéale du Brieuc entreprenant et solaire, comme elle ne peut que fortement le blesser lui si son âme garde un degré quelconque de conscience !
Le « travail du deuil », en bonne doctrine freudienne, passe par des puits de mélancolie mais aussi par des épisodes où la dépression se mue en agression contre le mort. Je rétorque à Françoise que notre fils ne nous a rien fait positivement (intentionnellement) en se laissant prendre dans cette avalanche, elle argumente en retour qu’il s’y est exposé, insoucieux de sa famille au nom de sa passion. « Notre vie est foutue, il a tout emporté »… Dans la confusion de sentiments où nous macérons, l’idée d’un purgatoire ou d’un châtiment à l’échelle du tort immense qu’il nous cause ne paraît pas insensée ; nous reproduisons sans le formuler un état d’esprit auquel les chrétiens eux-mêmes, peut-être, n’adhèrent plus, car quelle forme donner aujourd’hui aux antiques croyances du paradis, du purgatoire et de l’enfer ?
Je ne veux pas dévoyer ce blog vers des querelles de théologiens, j’aimerais seulement par cette interpellation que ceux qui se disent croyants – y compris juifs, musulmans ou autres – m’écrivent un peu clairement sur les secours qu’on peut puiser dans la foi, du fond d’un pareil désastre.
Les Treilles, Coucher de soleil sur les Agraires (photo Olivier)
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