La confusion des larmes

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A toi qui demeures l’otage des larmes, combien de fois t’ai-je murmuré qu’il était bon sans doute de pleurer mais pas trop ?

Nos larmes nous expriment et ces fluides semblent accompagner l’écoulement du chagrin, mais elles le fixent aussi et le nourrissent, on peut s’arrêter aux larmes, s’en repaître, s’y noyer sans plus chercher au-delà une élaboration cathartique de la douleur.

En termes freudiens, les larmes ne travaillent pas, elles voilent notre vue et étouffent la voix, les sanglots nous enferment dans un circuit plus court que celui de la parole, ou de la pensée, nous y tournons en rond, écrasés dans une évidence primaire – primaire en bonne psychanalyse voulant dire inarticulé, comme les décharges du rire, de la colère ou du rêve, ce qui nous échappe à l’état brut, non façonné, rebelle à l’ordre (secondaire) des mots ou de la reprise critique.

« Les larmes se ressemblent », c’est le titre donné par Aragon à un magnifique poème des Yeux d’Elsa (chanté par Marc Ogeret sur une musique de Lino Leonardi) – comme deux gouttes d’eau. Son poème semble suggérer l’équivalence des guerres et des douleurs ; les larmes se répètent.

De sorte que par les larmes nous touchons un invariant de l’humanité, qui est d’ailleurs le propre de l’homme : les yeux des animaux n’ont pas ce don de pleurer, seul l’appareil visuel de l’homme donne périodiquement cours à ce flot. Etrange propriété de notre espèce, quelle leçon en tirer ? Tous les hommes pleurent (plus ou moins), et cette démonstration de chagrin, très en-deçà des articulations secondaires de la culture, des langues ou des codes, nous signifie le fait brut ou élémentaire de cet affect, en appelant en retour une compassion ou une pitié également primaires ; la sympathie ne se discute pas, ne s’argumente pas, et elle ne prend pas le détour de condoléances en bonne et dûe forme : combien de fois, depuis que nous sommes endeuillés, nous sommes-nous trouvés incapables au milieu d’une phrase de la terminer, étouffés par les larmes ? Notre vis-à-vis dans ce cas ne se lance pas dans de longs discours (à quoi bon « raisonner » les larmes de l’autre ?) mais nous prend au contraire par les mains, les épaules, et cette démonstration primaire de holding correspond exactement à la demande implicite des larmes : prenez-moi, tenez-moi – car au bord de l’effondrement nous ne pourrons continuer à vivre que reliés, enveloppés par plus forts ou plus grands que nous. La régression des larmes nous remet en situation d’enfance, d’imploration face à de tout-puissants et compatissants parents.

La régression va plus loin. Au comble des sanglots qui te secouent, tes mains parcourent fébrilement ton corps comme si elles doutaient de la continuité de ta peau, de ton enveloppe : les larmes disent ou montrent une dissolution de la personne qui littéralement, comme on dit d’un navire, coule. Un appui s’est retiré, cette perte des eaux signifie d’abord que nous nous lâchons ou plutôt que nous nous vivons comme lâchés, que nous ne nous sentons plus portés.

Sur quoi pleurons-nous ? La confusion inhérente aux larmes dissout les catégories de l’objet et du sujet, pleurer n’est pas un verbe transitif sûr de son complément d’objet, et sa conjugaison semble secrètement pronominale. Nous ne pleurons pas quelqu’un ni quelque chose mais plutôt une relation, la perte d’un état. Quel sens y aurait-il à dire que nous « pleurons Brieuc » ? Je pense très souvent en effet, devant un paysage ou une belle journée de printemps, qu’il ne les verra pas, ou qu’il ne vivra pas telle fête (hier son anniversaire), ou telle échéance (lundi 24 devaient commencer ses écrits d’agrégation), ou qu’il ne sera pas là pour ses filles dans telle lointaine circonstance, leur entrée au collège, leur mariage… Et toute cette vie gâchée serre le cœur tellement elle allait de soi, avant. Mais ces regrets ne touchent pas le vif de notre douleur. Non, ce sur quoi nous pleurons est le monde partagé avec ou englobé par lui, à jamais fracassé ; nous pleurons le soutien que nous donnait Brieuc autant que nous le lui donnions, cet enchevêtrement de lui avec nous qui fait que le perdre nous arrache une part très vivante de notre corps propre. Pleurer Brieuc revient donc à pleurer très narcissiquement sur nous-mêmes, dire ou montrer combien sans lui nous voici devenus fragiles, chancelants.

Comment, inversement, parvenir à moins (le) pleurer ? Comment desserrer ce cercle vicieux des larmes, ou la boucle narcissique de l’auto-apitoyement ? Comment se reprendre en remettant, à la place de cette confusion ou de ce magma des larmes, un peu de sujet et d’objet, du discernement ou de la distinction, un début d’articulation ? Si les sanglots comme je l’ai dit coupent la parole, beaucoup se joue donc ici au niveau de la gorge – lieu de l’angoisse quand elle se resserre à l’extrême. Dans la gorge transitent des souffles et des mots capables de ramoner ce conduit en calmant les spasmes par la respiration, en enchaînant des paroles qui agissent moins par leur contenu de sens que par l’effort même de les mettre en ligne, ou de les articuler selon les lois arbitraires mais tellement claires (clarificatrices !) du lexique et de la grammaire : le « processus primaire » est une poche de nuit, une pelote embrouillée où nous demeurons captifs tant que nous n’en tirons pas un fil, une séquence, un début de raisonnement ou de récit… Les larmes primaires se répètent et cette compulsion de répétition s’appelle aussi en psychanalyse pulsion de mort ; la consolation ou le sursaut de la vie passe par le pas de côté ou le décollement hors de ces sables mouvants ou de ce magma qui adhère, qui suce et qui entraîne, de fait, en direction du mort.

Je me suis souvent demandé ce que recouvrait un peu précisément l’antique mot grec de catharsis, étrange déesse qui préside à la suite d’Aristote aux jeux non seulement du théâtre, mais peut-être à nos jeux en général et à nos échappées dans des constructions symboliques…, merveilleuse faculté de dire et de « faire comme si », éloignant du même coup le poids trop lourd du réel, des affects insupportables ou d’une bestiale cruauté. L’endeuillé, pas plus que le drogué, l’individu sous emprise ou le fasciné n’en sont capables, ils ne jouent pas, ils ne subliment pas, ils n’accèdent pas à la coupure sémiotique, ils ne re-présentent pas. Et leurs pensées comme leur vue demeurent dangereusement voilées.

J’avais consacré (en 2006) un ouvrage aux effets cathartiques de la représentation dans divers domaines, ressource ou faculté peut-être en crise sous les pressions conjuguées du présent, du direct, des nouvelles technologies ou de divers effondrements symboliques. Le deuil constitue à l’évidence un de ces effondrements ; comment reconstruire un peu de séparation ou de distinction, comment articuler hors du cercle des larmes nos représentations de Brieuc ? C’est à cela aussi que s’efforce ce blog.

4 réponses à “La confusion des larmes”

  1. Avatar de Noëlle SAILLY
    Noëlle SAILLY

    Bonjour Daniel,

    Quand j’ai entendu ce matin les résultats de Grenoble, je n’ai pu m’empêcher d’avoir les yeux humides… Hier matin, la NASA a annoncé « scientifquemment » la fin du monde avec les mêmes arguments que ceux qui dénoncent la financiarisation du monde et la destruction des ressources… Ces deux évènements me font penser que des hommes comme Brieuc n’ont pas vécu pour rien et qu’ils vontr continuer de vivre, de plus en plus…
    Nous vous embrassons très fort toi, Françoise, et Madeleine. Noëlle et Gérard

  2. Avatar de anne oudet-drieu la rochelle
    anne oudet-drieu la rochelle

    chers Daniel et Françoise , je pense à vous bien souvent et ce blog m’attire et me fait mal en meme temps tant les mots employés , les sentiments mis à nu me bouleversent jusqu’aux larmes; plus je lis et plus je me dis : que leur dire pour apaiser cette plaie ouverte;j’ai bien compris que vous ne pouviez pas plus regarder la mort en face que le soleil , que vous étiez entre la mort et la vie; oui tout cela on l’entend bien,nous les amis qui ne vivons pas ce quotidien cruel; toutefois à force de penser à Brieuc ,à force de le voir vivre avec vous,avec sa famille , à force de le connaitre un peu plus , je voudrais vous dire à Françoise et toi de songer à tous ces moments passés avec lui comme des cadeaux et non pas des regrets ; pourquoi ces « choses « : journées , paysages, naissances , fetes vous font si mal , parce que justement elles ont été fabuleuses, merveilleuses à ses cotés .Alors félicitez vous de les avoir connues .Remerciez le ciel (?) , la vie de vous avoir donné ce bonheur durant trente neuf années .Je vous embrasse affectueusement .Anne

  3. Avatar de Cécile d'Eaubonne
    Cécile d’Eaubonne

    Ne pas déranger votre douleur ! Et cependant espérer qu’un message de douceur vienne alléger un si lourd fardeau. Oui, juste un instant …

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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