Brieuc chéri, je semble te faire faux bond sur ce blog et pourtant tu ne quittes pas nos pensées, désincarné tu es partout. L’autre jour encore, dans le chalet d’Izouard où nous passions une semaine en famille, écouter à l’improviste sur l’iPhone de Françoise ton dernier appel, la veille du jour où…, a fait pleurer tout le monde. « Allô Maman, tout va bien… » Tu lui parlais de ta préparation d’agreg, non de la randonnée qui allait t’emporter le lendemain.
Combien de fois, en famille, avons-nous re-feuilleté tes photos ! Sur celle-ci il n’a plus que quatre mois à vivre – et il ne le sait pas… Car nous ne connaissons, parole d’Evangile, ni le jour ni l’heure.
Trois mois déjà, et comment s’habituer ? Cela fait trois mois que ta mort a troué nos vies, nous forçant à regarder venir, ou à dévisager moins distraitement qu’avant, notre propre mortalité. Que la vie soit fléchée par la mort, chacun croit le savoir, on en fait des thèses, des récits ou d’édifiants discours. La tienne nous crible, nous heurte, c’est à ce verbe que je m’arrête car j’y entends aussi sonner l’heure, pensant à toi je ne fais plus que heurter ta (ou la, ou ma propre) mort.
Heurter un vide semble paradoxal, mais justement… Nous sommes des êtres organiques, dont les désirs tendent à une sorte de complétude, à tous les niveaux : j’espère finir ma vie comme je finis mes phrases, en lui donnant une forme ronde, « accomplie ». Le massacre de la tienne nous laisse béants, mutilés sans espoir de remplacement ni possibilité de prothèse. Tu manques et tu nous manqueras toujours, la source chaude de ton nom n’appelle désormais que le néant, un froid vertigineux. Il n’y a pas d’« aufhebung » ni de dialectique avec ça, les morts ne repoussent pas. Penser à toi – et nous pensons sans cesse à toi – c’est buter en nous et hors de nous sur l’évidence du plus jamais toi, de la disparition d’une présence devenue rien, de ton corps jeté au trou. Heurter ce manque est un arrachement, la bouche n’ouvre que sur le vide qui coupe la respiration, qui défie le jeu familier des idées. Comment faire entrer « Brieuc est mort » dans ce monde-ci ? La phrase n’arrive pas à faire sens, elle flotte dans l’inarticulable, le non-représentable. C’est le contraire de penser, voir, sentir si ces verbes exigent des compléments d’objet, un vis-à-vis. « Toute conscience est conscience de quelque chose », ou de quelqu’un, murmure en moi le philosophe alors que dans ton cas –
Beaucoup d’amis nous écrivent, dont les lettres remplissent une grosse boîte, et nous conservons aussi leurs mails. Récemment Béatrice évoque pour nous la tradition (anglaise ?) du « mourning quilt », par lequel les proches du disparu assemblent des étoffes par centaines de morceaux, comme si l’achèvement de la couverture portait la promesse d’une chaleur partagée, ou d’un certain réconfort. La collection de ces lettres constituerait-elle une sorte de quilt, et le « travail du deuil » un mélancolique ravaudage ? Se souvenir en anglais c’est remember, un travail en effet de couture ou de remembrement.
Une autre amie nous enjoint, plus brutalement, d’avoir le courage d’oublier. Impossible, rétorque Françoise qui se reproche à elle-même ses moments de divertissement ou de joie retrouvée comme autant d’infidélités. On voit par ce blog qu’il m’arrive, plus souvent qu’elle, de te quitter ou de penser (de passer) à d’autres sujets ; j’ai récemment demandé à quelques œuvres, de Marquez, Mozart ou Shakespeare, plus légèrement à un film ou un colloque une diversion aux ruminations du deuil, donc un progrès dans son travail. Le livre assez bouleversant de Tassinari m’a convaincu de lire ou relire Shakespeare, une entreprise de taille bien propice à occuper l’esprit. Pourquoi ce désir ou ce besoin d’habiter une œuvre ?
(Un séjour à Briançon, à Cassis puis en Corse où internet n’arrive pas, a suspendu ce blog durant douze jours. Je reprends mardi 13.)
L’œuvre entretient un rapport mystérieux avec la mort heureuse. En un premier sens, il semble intéressant de penser qu’un auteur, au sens véritable du mot, dut mourir à soi-même pour engendrer son texte – ainsi Florio s’abdiquant (pour mieux renaître) dans « Shakespeare ». Toute œuvre, au sens fort ici encore, constitue donc un tombeau ; son accomplissement, sa richesse sont autant de modèles pour nos chétives existences, et si nous nous y projetons, c’est pour mieux nous déchiffrer nous-mêmes. Il y aurait ainsi dans la clôture des œuvres ou dans leur froid corpus un modèle du bon usage de la langue, de l’expérience, de l’imagination, et bien sûr de la mort.
Vivre parmi les œuvres reviendrait à frôler la mort, et côtoyer des personnages passés au rang de spectres familiers, ou de fantômes. Ainsi, le romancier ou l’écrivain habile à naviguer entre la vie et la mort nous entraîne dans son sillage ; la tant vantée catharsis de l’écriture, ou l’apaisement bien réel prodigué par elle, tiendrait d’abord à cette économie paradoxale de la mort pénétrant la vie : écrire, puis lire (ou assister au déroulement d’une pièce, d’un film), ce serait suspendre un peu de son intime bouillonnement vital pour le reverser ailleurs, dans ce monde inatteignable que pointent les mots, ou les images. Différer de vivre pleinement ici, pour (un peu) renaître là-bas.
La vie/la mort ne s’opposent pas frontalement, ni en blanc et noir, il y a entre ces deux pôles des degrés, des enchevêtrement ou du mélange. Et l’art, ou la rumination des œuvres permettent justement de dégager de l’une à l’autre des degrés, des passages. On pratique, en littérature, le commerce des morts, on apprivoise une parcelle d’au-delà, on s’en approche, on y circule a minima. La mort n’arrivant pas qu’aux autres, on anticipe dans les œuvres sa propre mort, on entre en sympathie avec les douleurs du deuil ou de la perte… Ayant aux rencontres littéraires de Cassis fait la connaissance de Marie Darrieussecq, je viens de lire avec beaucoup d’émotion Tom est mort, un « récit » qui ne doit rien au deuil d’un fils à elle, ici fictionné, ou plutôt transplanté depuis la souffrance de ses propres parents qui eurent à faire le deuil d’un garçon, mort non à quatre ans mais à trois jours, et dont le roman imaginé par sa petite sœur constitue pour finir le vrai tombeau.
Marie pourtant ne s’est pas heurtée directement au trou brutal de cette mort, elle n’en a pas connu l’arrachement, sinon répercuté depuis les affects de ses parents ; et elle a composé ce livre pour échapper peut-être à cette dangereuse place du mort, gouffre tentant pour celle qui venait après.
Nous aurons vécu quarante années avec Brieuc, notre troisième et dernier enfant qui avait fait le choix de rester à Grenoble, et partageait donc notre existence. Une vie partagée ne se laisse pas découper, elle est pleine, ronde, gorgée d’elle-même ; combien de fois revoyons-nous Brieuc, de son pas souple, pousser notre porte pour apporter ou reprendre ses filles, repartant de cette allure légèrement nonchalante qui faisait aussi son charme, et son inaltérable tranquillité… Nous rentrons hier d’une semaine passée en Corse, où je me suis consacré sans lui à l’entretien du jardin : au seuil de l’été, le débroussaillage s’impose et c’est une tâche ardue dans cette nature exubérante, d’une folle vitalité. Sa force me manque, elle manquera de plus en plus ; et dans le regard de ses deux fillettes auprès desquelles nous nous efforçons de le « remplacer », l’absence du père ne se laisse pas oublier.
Le monde de la culture, où les signes escaladent les signes, a le don de boucher les trous. Dans la vie en revanche, les corps n’ont pas cette complaisance à glisser ou à se substituer ; le manque est irrattrapable, le deuil ne « travaille » pas si bien que ça.
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