Depuis la publication sur ce blog de « Pour un Shakespeare vrai », j’ai reçu par mail quelques lettres de mises au point. Avec l’autorisation de deux de leurs auteurs, je reproduis ici leurs envois, auxquels je m’efforcerai prochainement et dans les grandes lignes de répondre. Elles sont de tons bien différents : les deux premiers mails me furent spontanément envoyés par Roland Tissot, professeur d’anglais retraité de l’Université et père de mon amie (lyonnaise) Anne-Sophie Chazaud.
(L’image ci-contre, premier portrait publié de John Florio « resoluto », dans un livre de 1611, nous montre-t-elle le vrai visage de Shakespeare ? Il est troublant d’y rêver.)
Le 13 mai :
Cher Daniel Bougnoux,
(…)
J’ai comme tout amateur de langues un très grand amour du Bard of Bards. Toutefois, je remercie les Dieux de n’avoir pas fait de moi un spécialiste de Shakespeare, dont je trouve les lectures fort éprouvantes ( c’est vrai de même, sinon plus, des querelles entre dantologues italiens !). A un moment de ma carrière, j’ai choisi de devenir américaniste, et d’écrire sur la peinture américaine. I « opted out » et je vais donc vous décevoir, car sur le sujet de la vie de W.S., je ne sais guère plus que ce qu’en a dit Eric Chevillard : « Galilée est né en 1564 et Cervantès est mort en 1616, ce sont à peu près les seules preuves que nous ayons de l’existence de Shakespeare ». Epineuse controverse, en effet. C’est comme si, pour le Boléro de Ravel où les cordes et les cuivres luttent à mort, par répétition, contre l’indicible réel, on n’éprouvait pas l’éclatement d’une délivrance finale ! Gageons que votre futur colloque sera cette explosion !
Il convient toutefois que je vous dise que durant mes années d »apprentissage lyonnaises puis sorbonnardes, ce sujet récurrent (vous dîtes : marronnier) apparaissait à chaque rentrée (car il y avait toujours une pièce « sacrée » de WS dans le cursus !). Question paternité, à mon époque, c’était le comte d’Essex qui tenait la rampe, par ailleurs soi-disant amant par la main gauche de la Vierge-reine Elisabeth. Car il était fort peu imaginable qu’un provincial de Stratford-upon-Avon (« Sweet swan of Avon », with « little latin and less greek ») puisse avoir eu une telle connaissance du pouvoir royal et de ses manigances tragiques. Marlowe était aussi prétendant à la paternité car citadin de naissance et lettré. Au moment de ma maîtrise, c’est-à-dire 1962 (c’était une époque contrainte et compassée, ubi sunt ?), je me souviens très bien de l’émoi causé en Sorbonne par la traduction des Sonnets à la dame brune (dont quelqu’un avait osé déceler, par déduction texto-sexuelle, qu’elle était en fait un monsieur brun…).
Last but not least, là je vais vous surprendre ! car j’ai encore en tête la conférence d’un anglais marginal moustachu en tweed vert et bégaiement de rigueur dans l’armée des Indes, professeur à Birbeck College, qui nous parla de Montaigne, de sa traduction par Florio et – horresco referens ! – qui fit même à l’époque une allusion qui n’aurait pas déplu à M. Lamberto Tassinari. Autrement dit, avant le structuralisme dévastateur des biographies et bien avant que Roland Barthes nous eut invité à retourner vers la vie autant que vers les œuvres (mais « par un autre chemin », comme dit le Matthieu des Rois Mages), je m’enorgueillis donc d’avoir entendu dire que William n’était pas Shakespeare mais… Florio ! La secte des stratfordiens avala sans verre d’eau son Paracétamol 1000… Empli de doutes et à court d’argument, je ne pris aucun parti, année après année.
A la même époque, cependant, puisque Borgès nous avait démontré que Pierre Ménard était en fait l’auteur du Quichotte, je pouvais semer le désarroi dans la Fac de Langues Romanes grâce au Minitel : j’avais même trouvé un Pierre Ménard au 54 cours Lafayette, à Lyon !
Lorsque le livre de Tassinari sera accessible, je ne manquerai pas de le lire, pour m’en faire une idée moins anecdotique.
PS. Un des lecteurs de votre blog suggère comme preuves quelques hapax. Il cite : multiple. Je pense qu’il fait allusion à l’hapax multitudinous dans Macbeth : « The multitudinous seas incarnadine ». Hapax, forgerie superbe, intraduisible même en italien, mais si loin du Wall Street English que nous ressasse la pub dans le métro parisien !
Bien cordialement,
Henri Tissot
Et le 22 mai :
(…) je peine désormais à ferrailler, contrairement au passé, « Et les Muses, de moi, comme étranges, s’enfuient ».
J’aimerais cependant que M. Tassinari, avant même de me lire, me dise comment il réagit à l’épitaphe sur la pierre tombale du présumé Florio-Shakespeare en l’église de Stratford, (qui, j’avais alors 22 ans, m’a sidéré comme une espèce de tabou performatif ) : « DON’T TREAD ON MY BONES ! »
Total respect, William, I for one won’t ever tread on your sacred bones !
N’est-ce pas là une verte supplique à ne pas trop se mêler d’un moi qui à l’époque était encore haïssable ?
Nul besoin d’une barrière, ça avait l’évidence du sacré ! D’un côté l’horreur d’un squelette-relique intouchable. De l’autre, le corps glorieux d’un texte.
Décidément, avec ce géant des lettres, AUTEUR est vraiment, comme on l’a souvent remarqué, l’exemple anagrammatique d’AUTRE.
Allons, je comprends bien que la vie puisse quelquefois expliquer l’œuvre ! Certes, lorsque j’ai vu l’interview d’Aragon délabré derrière son masque de pierrot blanc, parmi ses gitons de la rue du Bac, j’ai bien compris, mais un peu tard, qu’il y avait de la perversion polymorphe chez tout écrivain, et je vois désormais Elsa d’un autre œil. Mais bon, aimerais-je moins La Semaine sainte pour autant ?
Et puisqu’on en est à expliquer le grand œuvre par des bribes et des fantasmes biographiques, je vous signale la phrase du testament de Shakespeare qui fait fantasmer toute la ligue LGBT british : « To my wife, my second-best bed » !
C’est sans fin !
« Hamlet, o Hamlet, thou hast cleft my heart in twain ! »
Dans le même registre, permettez-moi de citer la merveilleuse épitaphe de Faulkner à Seven Oaks: « He wrote books ».
Oubliés l’alcoolisme invétéré, le raté hollywoodien, que dis-je, oublié le raciste avéré. He wrote superb books. Period !
Petit pan de mur jaune ! petit pan de mur jaune !
Et voici maintenant les remarques reçues de M. Henri Suhamy, éminent shakespearologue dont le ton est nettement plus combatif :
Le 30 mai :
Cher Monsieur, sur les conseils de mon fils Ariel, je vous envoie mes réflexions sur la publication dont vous avez fait un compte rendu. Je n’ai pas lu le livre de Tassinari. J’ai lu beaucoup de livres du même genre, mais je commence à m’en fatiguer, car, comme dirait la reine Victoria, « I am not amused ». Enfin si, je le suis un peu, mais tout de même trop c’est trop, comme dirait Monsieur de La Palice.
L’affaire Florio
Quand mon fils Ariel m’a signalé l’existence du livre de Tassinari et l’accueil favorable qu’il a reçu de la part d’un lecteur, j’ai souri et dit : « un charlatan et un gogo de plus ! » Puis j’ai lu votre compte rendu, ainsi que les commentaires qu’il a suscités, tous venant de lecteurs manifestement peu versés dans les études shakespeariennes, j’en ai conclu que, comme d’habitude, le gogo en question n’était pas seul. C’est pourquoi je me permets, avec une franchise qui vous paraîtra peut-être un peu brutale, de vous faire part de la réaction d’un stratfordien de base. Vous ne serez sans doute pas convaincu par mes arguments, mais je compte au moins vous apprendre une chose, à savoir que les stratfordiens ne ressemblent en rien aux caricatures que font d’eux les anti. Si je réagis comme je le fais, ce n’est pas pour défendre William Shakespeare et la ville de Stratford, qui n’ont nullement besoin de moi, mais c’est dans le vague espoir de protéger l’intelligentsia française contre une forme particulièrement ridicule de charlatanisme.
Le parallélisme qui est fait entre les stratfordiens et les antistratfordiens est fondé sur une énorme imposture et sur l’astuce militante et procédurière, dénoncée il y a longtemps par André Malraux dans le domaine politique, qui consiste à attribuer à l’adversaire ses propres turpitudes. En réalité les stratfordiens n’existent pas, au sens que les baconiens, marloviens, oxfordiens, stanleyiens et autres toqués donnent à ce terme, c’est-à-dire des gens qui passent leur vie à vouloir démontrer que les œuvres de William Shakespeare ont été écrites par William Shakespeare. Nous sommes tous, nous autres stratfordiens, stratfordiens par défaut, pour la simple raison qu’il n’existe aucune preuve du contraire. Nous ne passons pas nos nuits à chercher les clés du mystère sous un réverbère allumé, contrairement aux antistratfordiens, qui eux, sont encore plus allumés que les réverbères, ce qui leur permet de travailler la nuit. La raison est qu’il n’y a pas de mystère, et que les clés existent, elles appartiennent au domaine public. Les plus grands spécialistes de Shakespeare, tels que Hazlitt, Dowden, Dover Wilson, L.C. Knights, Wilson Knight, Robert Heilman et bien d’autres, ont écrit des quantités de commentaires sur Shakespeare sans jamais mettre en doute sa nativité stratfordienne, mais sans accorder à ce détail biographique une importance qu’il n’a pas. II en va de même en France, où des shakespeariens éminents tels que Richard Marienstras, Jean Fuzier, François Laroque, n’ont jamais fait mention de ce prétendu mystère, et sans jamais mettre en cause l’origine stratfordienne de celui que Ben Jonson a appelé le Sweet Swan of Avon (le délicieux cygne de l’Avon), ils n’ont pas jugé bon de se faire les militants d’une cause inutile. Moi-même j’ai publié plus de vingt livres et de soixante articles sur Shakespeare, je lui ai consacré une thèse de 800 pages, j’ai fait d’innombrables cours sur ses œuvres ; or je n’ai consacré que quelques lignes à ce sujet, dans mon livre intitulé simplement Shakespeare, publié chez Hachette en 1996 et réédité en 2006, plus un courte entrée dans mon Dictionnaire Shakespeare. Mais les antistratfordiens, atteints de perversité paranoïaque, prétendent que les tenants de l’orthodoxie officielle passent leur temps à essayer de prouver l’improuvable, à savoir qu’un pèquenot illettré, qui ne savait ni lire ni écrire, a pu produire une œuvre aussi considérable. D’autre part ils ne manquent jamais de faire flèche de tout bois, même de brindilles pourries, et comme on le verra plus tard, de mensonges caractérisés, de faux et usage de faux, et ils accusent les universitaires de pratiquer les mêmes méthodes. À chaque fois que quelqu’un, par exemple Sydney Lee, Samuel Shoenbaum, Peter Ackroyd et autres, publie une biographie de Shakespeare ils se persuadent et s’acharnent à vouloir persuader le public que l’auteur n’avait pas d’autre but que de participer à la controverse qui fut lancée au 19ème siècle par une folle qui s’appelait Delia Bacon et qui défendait la candidature de son homonyme Francis Bacon. D’autres candidats malgré eux ont suivi, on en découvre tous les ans, mais l’industrie s’essouffle. Ils essaient aussi de faire croire aux gens que la corporation des spécialistes de Shakespeare est prise de panique à l’idée que la vérité (leur vérité, chacun ayant la sienne) puisse être reconnue officiellement, ce qui démolirait d’un seul coup toutes leurs théories. Idée grotesque. Si l’on savait qui a écrit les diverses versions de la légende de Tristan et Iseut, ou Les Mille et une nuits, est-ce que cela changerait quoi que ce soit aux gloses qui ont été accumulées sur ces œuvres ? Les miennes valent ce qu’elles valent, mais si l’on m’apportait la preuve irréfutable que les œuvres du barde ont en réalité été écrites par Duchnock ou par Tartempion, je n’aurais rien à changer à mes commentaires, étant donné que je n’ai jamais cherché à établir un lien quelconque entre les œuvres et un auteur dont on ne sait pas grand-chose de réellement personnel. Un exemple : j’ai écrit récemment et en anglais un livre sur Love’s Labours Lost, qui sera publié dans quelques semaines. En relisant cette pièce attentivement, je me suis attardé sur un passage qui pouvait constituer un pré-écho de l’épitaphe que, une vingtaine d’années plus tard, William Shakespeare a fait graver sur sa pierre tombale dans l’église de Stratford, que j’ai vue souvent. Oui, le péquenot illettré est enterré au centre de l’église de Stratford-sur-Avon, on se demande pourquoi. Si j’avais la tournure d’esprit qu’ont les antistratfordiens et que, entraînés dans leur spirale de sophismes, ils prêtent aux stratfordiens, j’aurais aussitôt écrit un article triomphal sur cette mirobolante trouvaille et l’aurais proposé au rédacteur en chef de La Revue stratfordienne. Je ne l’ai pas fait, parce que d’une part La Revue stratfordienne n’existe pas et n’a jamais existé, revue qui n’aurait pas d’autre programme que de seriner quatre fois par an ce que tout le monde sait, et d’autre part parce que j’ai d’autres soucis que d’engager des polémiques avec les Faurisson de l’antistratfordisme. Je ne crois pas que les spécialistes de Balzac passent leur vie à vouloir démontrer que c’est bien l’Honoré en question qui a écrit ses œuvres, et non Louis-Philippe ou Vidock, ou que les amoureux de Proust n’aient pas d’autre intention que d’apporter le preuve que c’est bien lui qui a écrit La Recherche, plutôt que le capitaine Dreyfus, Landru ou Céleste Albaret. De la même façon les vrais spécialistes de Shakespeare ne sont nullement préoccupés par des controverses qui n’ont aucune raison d’être. Or les antistratfordiens essaient de faire croire au public que lesdits spécialistes passent leur vie à chercher des preuves favorables à l’homme de Stratford, ou bien font partie d’un complot ourdi par la municipalité de Stratford qui profite du tourisme shakespearien, ou bien que par paresse et aveuglement ils se désintéressent d’une question pourtant essentielle à la compréhension du texte. La compréhension du texte ! Ils ont en effet le culot de parler du texte, alors que ce qui caractérise les antistratfordiens de tous bords est l’infranchissable opacité de leur cerveau devant le texte shakespearien. Ils savent écrire, certes, mais ils ne savent pas lire. Quand ils se hasardent (très rarement) à faire des commentaires sur le texte, ils font preuve d’une telle ineptie que Polonius pourrait passer pour un intellectuel de haut vol comparé à eux.
Je n’ignore pas qu’un certain nombre d’auteurs, tels que Sidney Lee, Schoenbaum, Bryson, Ackroyd, ont écrit des biographies de Shakespeare, mais contrairement à ce que proclament les antistrates, qui entre autres folies sont atteints du délire de persécution, ils ne l’ont pas fait dans un esprit polémique et certains d’entre eux n’ont même pas soulevé la fameuse question du serpent de mer qui, comme son cousin le monstre du Loch Ness, fournit en période creuse de la pâture aux journalistes. Il existe d’ailleurs une certaine division du travail dans ce domaine, car le plus souvent les biographes ne s’occupent guère d’exégèse littéraire. Je ne suis pas moi-même intéressé par les biographies consacrées à Shakespeare. Il y a bon nombre d’années la maison Fayard m’a demandé d’en écrire une. Je n’ai pas donné suite à leur demande parce que cela ne m’intéressait pas. Je dois avouer d’ailleurs que dans le court chapitre consacré à la biographie du bonhomme dans le livre que j’ai publié en 1996, j’ai commis quelques erreurs, que m’a signalées mon ami Jean-Marie Maguin, qui m’a remplacé chez Fayard. Je crois que j’ai corrigé les erreurs dans la deuxième édition. Maguin a fait un travail considérable, sans jamais mentionner les loufoqueries antistratfordiennes, qu’il considère comme tellement idiotes qu’elles ne méritent même pas d’être signalées aux lecteurs. Je crois qu’il a tort sur ce point, car je pense qu’il convient d’avertir les lecteurs sur le danger qu’ils peuvent courir de se faire rouler dans la farine par des escrocs dont l’habileté est souvent impressionnante.
Examinons quelques détails. Le Tassinari prétend que l’expression hugger-mugger est un hapax qu’on ne trouve que chez Florio et Shakespeare. Hapax mon c…, comme dirait Zazie. Si ce fouineur avait eu la curiosité (je ne dis pas l’honnêteté, car manifestement il ne sait pas ce que c’est) de consulter l’Oxford English Dictionary (je l’ai chez moi, 14 gros volumes) il en aurait trouvé plusieurs exemples datant de tout le 16ème siècle, et d’avant la naissance de Florio ainsi que de Shakespeare. Il en va de même de handy-dandy, dont l’O.E.D. donne d’assez nombreux exemples également antérieurs à la naissance de ces deux individus. Le mot multitude, qui vient du latin multitudo, est extrêmement courant et existe en anglais depuis le Moyen-Âge. Que le Tassinari prenne ce mot comme un néologisme inventé par Florio en dit long sur sa compétence en matière de langue anglaise. J’avoue que je n’ai pas trouvé l’expression leaping-house dans le dictionnaire en question. Il est utilisé par Shakespeare une seule fois, dans la première partie d’Henri IV. Florio l’a-t-il utilisé aussi ? C’est possible, mais qu’est-ce que ça prouve ?
Il reprend à son compte les âneries d’Abel Lefranc au sujet des voyages en Italie de l’auteur des pièces attribuées à Shakespeare. Il dit, je recopie ce que vous avez écrit : « villes précisément décrites dans plusieurs pièces », à propos de Vérone, Milan et Venise.
Cela prouve deux choses : que Tassinari est un imposteur et que vous-même vous n’avez pas lu Shakespeare, sinon la supercherie vous aurait sauté aux yeux. Comme disait le docteur Goebbels, plus un mensonge est gros, plus il a de chance d’être cru. C’est vrai malheureusement. L’énormité du mensonge le protège contre le doute car les gens se disent plus ou moins consciemment, si ce n’était pas vrai personne n’oserait proférer une chose pareille. Comment peut-on avancer que Shakespeare décrit Milan, Vérone, Venise, villes auxquelles on peut ajouter Padoue, Mantoue, Florence et Messine, alors qu’à l’exception du Rialto, aucun nom de rue, de place publique, d’église, de bâtiment n’est mentionné ? À propos du Rialto ce nom est prononcé quatre fois dans Le Marchand de Venise, mais manifestement l’auteur croyait qu’il désignait un mail, une place publique où les bourgeois se réunissaient pour parler affaires. Or le Rialto est un pont étroit en dos d’âne. Je l’ai vu, j’y suis allé. Dans Othello le seul nom de lieu qui est signalé est celui d’une auberge londonienne, qui n’a jamais existé à Venise. Dans Les deux gentilshommes de Vérone, pièce que j’ai traduite et commentée pour les éditions de la Pléiade, le personnage de Valentin se rend de Vérone à Milan par la voie maritime, et même attend le moment propice de la marée pour s’embarquer. Je suppose que si je faisais remarquer au Tassinari que cette géographie fantaisiste ne semble pas indiquer une connaissance bien précise des lieux, l’auteur en question répondrait sans doute (car les antistratfordiens ont réponse à tout, ce qui rend leur lecture ou l’écoute de leurs discours utile à quiconque s’intéresse aux éternels Gorgias et Protagoras qui pullulent depuis l’Antiquité) que ces incongruités sont voulues, quelles relèvent du burlesque allusif, qu’elles prouvent a contrario que l’auteur connaissait bien la géographie de l’Italie, et comment ne pas la connaître quand on s’appelle Florio, et que décidément les stratfordiens sont encore plus bêtes qu’ils en ont l’air en faisant preuve d’une totale imperméabilité à l’humour. Façon astucieuse de noyer le poisson (d’avril en l’occurrence) et de détourner l’attention loin de l’objet du débat, à savoir la présence ou l’absence de véritables descriptions topographiques dans les pièces qui se déroulent en Italie. Bref c’est comme si on disait que La Chanson de Roland ne peut avoir été écrite que par le chef de gare de Roncevaux, et Vingt mille lieues sous les mers par un ingénieur qui travaillait dans une usine de sous-marins mais qui a choisi un pseudonyme pour ne pas passer en cour martiale.
Il y a quelques années la maison Longman m’a envoyé, pour me demander mon avis au sujet d’une éventuelle traduction, un livre écrit par une paire de prétendus historiens prouvant de façon péremptoire et indiscutable que les œuvres de Shakespeare avaient été écrites par un certain Sir Henry Neville. Parmi les arguments figuraient le fait que comme le Neville était allé à Vienne en mission diplomatique et que l’action de la pièce qui s’intitule Measure for Measure se déroule à Vienne, seul le Neville avait pu la composer. Parbleu ! Sentant sans doute que l’argument n’était pas convaincant à cent pour cent, les auteurs, faisant preuve de la roublardise qui caractérise tous les antistratfordiens, ont ajouté que le Neville s’était inspiré d’un fait divers qui avait eu lieu lors de son séjour dans cette ville. Pure invention, Shakespeare a repris l’intrigue d’une pièce d’un certain George Whetstone publiée en 1578, elle-même fondée sur une nouvelle de Cinthio. Dans la pièce de Shakespeare la ville de Vienne n’est pas la capitale d’un empire, mais un simple duché. Comme dans les pièces italiennes (à l’exception du Rialto) aucun lieu précis n’est indiqué. J’ai répondu à Longman que ce livre n’était qu’un tissu de balivernes, écrit par des gens qui n’avaient même pas lu les œuvres de Shakespeare, mais que comme je risquais de passer pour un membre de la mafia stratfordienne, il valait mieux demander l’avis d’un lecteur objectif, de préférence un spécialiste du marketing plus qu’un spécialiste de littérature, vu que ce genre de livre n’a pas d’autre intérêt que commercial. Il faut croire cependant que la rentabilité de ces ouvrages est en train de faiblir, si le Tassinari n’a pas vraiment réussi dans son entreprise.
Je connais bien John Florio, personnage important, qui donna des leçons d’italien à la reine Anne de Danemark, l’épouse de Jacques Ier. Né à Londres, ce n’était pas un exilé. J’ai chez moi sa traduction des Essais de Montaigne, et je l’ai lue. Très bel ouvrage, d’un immense intérêt pour les anglicistes. Je ne sais pas comment le Tassinari explique la raison pour laquelle Florio n’a jamais révélé pourquoi il était le nègre de William S. Je suppose qu’il reprend les billevesées habituelles, que j’ai déjà lues plusieurs fois, car bien que je n’en parle jamais, je m’intéresse à la question. La théorie habituelle est que 1/ Le véritable auteur, conscient que ses pièces avaient un contenu subversif, préférait se dissimuler, par peur de représailles judiciaires. 2/ Comme tout le monde voyait que le cul-terreux venu du Warwickshire était bien incapable de composer des œuvres aussi savantes et géniales, le secret était celui de polichinelle. Tout le monde connaissait la vérité, y compris la reine, et plus tard le roi, et leurs ministres, et pourtant ni l’auteur présumé ni le véritable auteur n’ont été inquiétés 3/ Personne n’a rien dit, même après la mort de toutes les personnes concernées. Pourquoi ? Réponse : ils se sont tus pour cause de mutité. L’auteur de Much Ado About Nothing, qui se passe en Sicile, a fait régner l’omerta.
Il a donc fallu attendre près de quatre siècles après la mort de John Florio en 1625 pour connaître enfin la vérité, grâce à ce courageux chercheur du nom de Tassinari qui mériterait le prix Nobel. C’était sans compter sur la perfidie et sur le pouvoir occulte de la clique des shakespeariens orthodoxes, qui ont réussi à autodafiser tous les exemplaires de son livre, puisqu’on ne le trouve même plus chez Amazon. L’omerta règne toujours, mais elle a changé de camp. À la conspiration du silence dont Florio lui-même a tiré les ficelles a succédé un terrorisme officiel organisé par les descendants spirituels de l’imposteur stratfordien. Ce monsieur devrait porter un gilet pare-balles, on ne sait jamais ce qui peut arriver. Il pourrait pourtant reconnaître que la mafia stratfordienne ne fait que respecter la volonté de John Florio.
Quant à moi je reconnais au moins que ce farceur a réussi à me faire rire, par procuration, ne connaissant de son livre que ce que vous en dites.
Deux petits détails : Boccace (1315-1375) n’est pas un auteur de la Renaissance. Borges est certes un écrivain respectable mais ce qu’il dit sur la littérature anglaise prouve qu’il n’y connaissait rien. La pratique de l’understatement ? Et sur la scène élisabéthaine ? Il n’a sans doute jamais entendu parler de Sackville et Norton, de Marlowe, de Kyd, de Webster, ni, plus tard de Milton, de Smollett, de Matthew Gregory dit Monk Lewis, de Shelley, de Byron, de Dickens, des sœurs Brontë, de Thomas Hardy, de D.H. Lawrence, de Joyce, et je pourrais en citer bien d’autres.
Je lui répondais le 31 mai depuis mon iPhone :
Cher Monsieur,
Je vous remercie de cette indéniable contribution au débat, même si vous choisissez un ton à mon goût excessivement acerbe et polémique. Je suis en randonnée cycliste pour cinq jours, loin de chez moi, je vous répondrai donc plus précisément à mon retour, car vos arguments me semblent très inégaux, et à mes yeux ne touchent pas le fond du débat tel que le soulève Tassinari.
À bientôt donc !
Bien cordialement à vous
D’où, le lendemain 1er juin, ce nouveau mail :
Cher Monsieur, merci pour votre réponse et je vous souhaite de belles excursions vélocipédiques. J’attends vos commentaires. Il risque d’y avoir quelques sources d’incommunicabilité, voire un fossé infranchissable entre nous car je n’ai pas lu le livre de Tassinari mais j’ai lu les œuvres de Shakespeare, ainsi d’ailleurs que le Montaigne de Florio. Vous trouvez mon texte acerbe et polémique, il l’est, c’est vrai, c’est intentionnel, mais les gens qui traitent de menteurs les universitaires s’appuyant simplement sur des faits avérés (du moins quand il leur arrive d’aborder les questions biographiques, ce qu’ils font très rarement), et qui considèrent les spécialistes ès études shakespeariennes comme des ivrognes cherchant des clés imaginaires sous la lueur clignotante d’un réverbère ont eux-mêmes donné le ton. Il est parfaitement normal de leur renvoyer le même genre de projectiles, fondé en l’occurrence sur des documents réels, connus de tout le monde, et sur le simple bon sens, non sur des chimères. Vous dites que je n’ai pas abordé le fond du problème. N’ayant pas lu le livre de Tassinari (mais j’en ai lu plusieurs autres dans le même genre et j’ai d’ailleurs participé sur France 2, il y a longtemps, à un débat sur la question) je ne sais pas en quoi consiste ce fond de problème, ni de quel problème il s’agit. Pour moi il y en a un, de problème, c’est celui du succès effarant que remportent les mystificateurs en tous genres et dans tous les domaines (médecine, politique, présence du surnaturel, histoire, y compris l’histoire littéraire, etc.) auprès d’une partie du public. Comme le remarque La Bruyère les charlatans sont eux-mêmes victimes de leur charlatanerie, ils y croient, et cela donne un double fond au problème. En tant que philosophe vous devriez en savoir plus que moi sur la question. Moi, modeste angliciste, je me sens désarmé et un peu effrayé. Je reconnais cependant que les antistratfordiens sont les moins dangereux de tous, mais ma spécialisation professionnelle fait qu’on a souvent fait appel à moi pour donner mon avis sur la question. Je reconnais aussi que dans ce cas particulier c’est moi qui pour une fois (pour la première et sans doute dernière fois de ma vie) ai pris l’initiative d’intervenir sur cette affaire, sans y être sollicité, mais cela résulte d’un enchaînement de circonstances qu’il n’est pas nécessaire de décrire ici.
Sincères salutations,
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