Moteurs à explosion

 

Moteurs à explosion par Daniel Bougnoux *

Écrit à la suite d’une lecture de Peter Sloterdijk, Colère et temps (Maren Sell, 2007).

Nous vivons sans en avoir clairement conscience dans un paradigme de l’énergie ou du travail largement tributaire de l’explosion. Depuis la domestication de la poudre, de la vapeur, de l’essence ou récemment de l’uranium, nos principaux moteurs, bien différents en cela du travail des moulins, des hommes ou des animaux de traits, doivent tout à la libération brutale d’une énergie comprimée, et qui serait déflagratrice si elle n’était enchaînée et récupérée à travers les engrenages de diverses machines qui la font travailler.

Plusieurs concepts freudiens semblent solidaires de ce modèle, par exemple la distinction de l’énergie libre et de l’énergie liée, ou celle du processus primaire versus secondaire. L’optimisme – la technologie ou l’ingénierie sous- jacentes à l’heuristique freudienne – consiste à postuler la transformation assez souvent possible de l’un à l’autre : là où était l’énergie brute ou un chaos primaire de forces non-façonnées, un travail secondaire doit advenir. Et ce concept hegelien de travail ouvre à la jeune science la voie royale du rêve ; travail du rêve, postule curieusement Freud pour pointer dans la sarabande primaire une téléologie ou un destin de représentation et d’assouvissement typiquement secondaires. Un rêve ne dit pas rien, il est tendu vers un objet, il va quelque part pour peu que nous sachions l’interpréter.

Si j’en crois mon expérience de dormeur, il semble, à l’encontre de l’optimisme freudien, que bien peu de mes rêves « travaillent »… Mais généralisons cette notion en direction d’un éventuel travail du jeu, et d’un travail de la colère. Il est certain que parmi les jeux, notion trop accueillante où il faudrait avec l’anglais au moins distinguer entre play et game, quelques-uns semblent de pure agitation primaire (le pôle des jeux baptisés ilinx par Roger Caillois dans son célèbre essai), et d’autres beaucoup plus secondaires, et regroupés par lui sous l’étiquette des jeux de compétition, agôn. Si la plupart de nos jeux semblent éducatifs au sens large, on en connaît de régressifs ou de pure dépense ; ils mettent en œuvre une énergie libre, sans but identifiable, que d’autres s’efforcent soigneusement de lier. Un enfant s’emparant d’un pot de peinture et d’un pinceau jouera à projeter autour de lui des taches, un autre s’efforcera d’en tirer un dessin ; et tous deux « joueront » assez différemment du

piano, ou de la trompette. Tous nos jeux, tous nos rêves ne travaillent pas – toutes nos colères non plus. Certaines s’épuisent dans une explosion sans reste, d’autres alimentent un moteur.

En marge de nos pulsions érotiques, Peter Sloterdijk distingue des pulsions « thymiques », le thumos désignant l’ostension de soi, sa glorieuse ou énergique manifestation au dehors. Libido d’objet/libido du moi, aurait sobrement recadré le fondateur de la psychanalyse – mais il est vrai que cette libido thymique- narcissique, trop érotisée par lui, a fait l’objet d’une élaboration et d’un remaniement vigoureux dans la théorie lacanienne, baptisée sans doute par antiphrase « retour à Freud ». Si le thumos correspond à ce qui nous enflamme, ou nous indigne, il est intéressant de l’envisager avec Sloterdijk sous l’angle du gisement, voire du carburant : la colère, passion thymique par excellence, serait ce réservoir à partir duquel je peux en effet me dresser, argumenter, m’engager… Un sportif de même aura intérêt à se mettre en colère pour vaincre, et ce conditionnement psychologique fournira un appoint décisif dans les compétitions de haut niveau. Une manifestation de colère bande les énergies individuelles et collectives ; l’orateur habile à la manipuler suscite chez ses auditeurs cet affect éminemment mimétique et communicable, et l’on voit sous l’effet de sa harangue les petits porteurs se constituer en sortes de « banques thymiques » où la colère collectée se trouve affinée, travaillée et réinvestie. Cette communauté colérique peut grossir jusqu’au mouvement religieux, ou au parti révolutionnaire, où le thumos de chacun s’étend, s’identifie et se multiplie narcissiquement dans le miroir collectif ; ira quaerens multitudinem / multitudo quaerens iram, ces deux pôles s’appellent et se fortifient. Passion propice au nouage du nous, la colère est l’esquisse d’un mouvement de masse, d’un collectif en formation ; « voir rouge », c’est postuler un monde colérique. C’est ainsi que chacun, s’arc-boutant sur sa colère, vocifère pour tenter d’entraîner momentanément ses semblables – la masse « en nous », sous sa forme primaire, ne demandant qu’à coaguler hors de nous. C’est ce que, judicieusement, me proposa un matin un journaliste de France-culture : « Parlez-moi de ce qui vous indigne ! » – mais l’émission demeura à l’état de projet.

La colère constitue donc pour l’écriture, parmi toutes nos passions, un carburant de choix. Les premiers textes de notre tradition littéraire occidentale, L’Iliade dès l’ouverture du chant 1, ou l’Ancien Testament, ne célèbrent-ils pas la colère d’Achille, et les accès très thymiques d’un Dieu courroucé et jaloux ? Ce qui donna le jour à notre littérature fut un jour de colère. Ce n’est pas eros mais thumos qui a d’abord fait lien et soutenu le chant.

Cette composante thymique n’a pu que se fortifier depuis l’époque des Lumières et les imprécations révolutionnaires du Père Duchêne. Le recul de Dieu en effet, et notre laïcisation ou sécularisation croissantes, marquent aussi le retrait du grand banquier des colères humaines ; au lieu de s’en remettre à une réparation dans l’au-delà et d’y virer leurs investissements thymiques, les hommes rapatrient ceux-ci ici-bas, et s’activent dès ce monde à se faire justice ;

l’écosystème de la résignation ou des délégations de vengeance cèdent aux vindictes très concrètes des uns sur les autres ; l’immanence, la présence et l’immédiateté augmentent ; le monde moderne, laïc ou « désenchanté », est celui qui répugne à attendre, et à se dédoubler.

L’idole d’un Dieu colérique fait aujourd’hui sourire, c’est entre nous que nous faisons fructifier nos colères, ici et maintenant. Ajoutons que le romantisme, et la démocratisation, semblent également favorables à cette culture de la colère : l’individu qui « se lâche » et s’exprime bruyamment se sent plus authentique, il y a plus à vivre dans l’impatience primaire que dans les détours et les artifices secondaires de la culture… Contrairement aux codes, aux costumes et aux civilités de l’Ancien régime, l’homme moderne (disons depuis Rousseau) identifie sa vérité à la spontanéité et à la « publicité » de ses pulsions. Dans cette nouvelle éthique, la colère classée par l’Église parmi les sept péchés capitaux occupe une place à part puisque, contrairement aux six autres, elle ne se cache pas et ne peut que s’exhiber, son être est dans sa manifestation. On lui conserve donc une sorte d’indulgence : l’homme qui « communique » ou publicise ses affects ne saurait être entièrement mauvais. Inversement, celui qui ne se mettrait jamais en colère passerait pour renfermé, rétracté ou dissimulateur, moins fiable donc, et à coup sûr moins bon compagnon.

Le romantisme consiste en tous domaines à augmenter d’un certain taux de crudité, de spontanéité, de « nature », d’affect ou d’immédiateté les représentations trop distantes de notre culture ; il tourne donc autour de l’absolu du réel, soit au sens lacanien du terme autour de cette chose, cela ou ça, qui ne se laisse pas symboliser, sémiotiser, représenter, différer… Ce réel nous attend par surprise sur le mode du choc, du lapsus, de l’explosion, de l’irruption ou de la pulsion primaire trouant les remparts secondaires de la culture et de ses signifiants. La colère qui bouillonne en chacun parmi d’autres affects participe éminemment de ce réel disruptif, intraitable ; et on devine qu’une littérature, elle-même aimantée depuis la Révolution française par les scénarios de l’éruption ou de la table rase, puisse accueillir la colère comme ingrédient et moteur d’un lyrisme fauve, d’un réalisme radical.

L’âge des Lumières nous a persuadés que le passé a généralement tort. Cette haine de la tradition rejaillit sur la culture cultivée, régulièrement mise en accusation par des écrivains radicaux ou adeptes du « bon sauvage » et qui valoriseront dans la colère une réponse qui ne joue pas le jeu de l’échange symbolique, puisqu’elle « rend » sans mesure, sans souci de réciprocité. Primaire, l’affect ne calcule pas, et le calcul est toujours suspect de rechercher un intérêt bien compris. Que vaudrait d’ailleurs une littérature désaffectée, indemne de toute catharsis ou indifférente au traitement des passions ? Un jeu formel, un passe-temps esthète, l’ornement d’un bel esprit ou d’une âme désincarnée. C’est ce que reprochaient particulièrement les dadaïstes-surréalistes au poète Valéry, qui venait d’aggraver son cas en entrant à l’Académie française ; inversement, le père de Monsieur Teste ne se priva pas de brocarder

les imprécateurs, tel Aragon l’invectivant lui et quelques autres dans Traité du style, et de relever l’effort et la pose de ceux qui reprennent chaque matin devant l’écritoire le fil forcé de leur colère.

Il est patent que les écritures marquantes du siècle écoulé, peu soucieuses des objections de Valéry, auront tourné autour de l’insaisissable réel en l’approchant « par les gouffres », par la nausée, la cruauté, la déchirure érotique ou les secousses d’une phrase épileptique. Pourtant, ce réel latent et nécessairement sous-jacent ne saurait tyranniser. L’explosion ne peut aller jusqu’à détruire le moteur. C’est ainsi qu’au théâtre, lieu par excellence de la cruauté selon Artaud, l’âtre ou le feu bien palpable d’une action et d’une présence réelles ne doit pas se propager jusqu’à consumer sans retour la scène, ni fracasser les jeux de la re-présentation. Le direct, l’immédiateté, le présent, le processus primaire, la dynamique violente des passions ou de ce qu’on appelle, en croyant par ce mot résumer l’essentiel, LA VIE…, devront toujours composer avec les ressources secondaires (sémiotiques, culturelles, médiatiques) de cette re-présentation ; de même un texte contient, aux deux sens du verbe, sa charge de colère.

On cite souvent, à l’appui de cette percée nécessaire du dangereux réel dans l’écriture, l’ouverture célèbre de L’Âge d’homme où Michel Leiris signale le passage dans son livre – dans tout livre digne d’estime – de la « corne de taureau ». Ce paradigme tauromachique illustrerait assez bien notre couple du moteur et de l’explosion. L’homme en effet, par les mêmes gestes, provoque, entretient et détourne les mouvements désordonnés de la bête ; la corrida a ceci d’éminemment cathartique qu’on y donne le spectacle de la colère la plus noire, capturée et instantanément métamorphosée en grâce aérienne, en danse fluide ; l’énergie libre ou explosive du taureau y est impeccablement enchaînée ou liée au corps étincelant de son maître, l’ordre s’enchaîne à la force brute, l’explosion a trouvé son moteur. Les inépuisables figures de ce couple typiquement antagoniste-complémentaire dessinent une économie de la colère sublimée en arabesques légères, qui retracent impérieusement leur cercle au bord de ce qui pourrait à chaque pas les détruire. Que ferait le torero sans cette pulsion aveugle, ce bouillonnement bestial ? Son art se déploie au plus près, tout contre. De même certains écrivains thymiques ou pulsionnels composent mot après mot avec la passion qui menace de les engloutir.

*

Le cas d’Aragon permet de préciser ces remarques trop générales en leur ajoutant un peu d’histoires, et d’Histoire. Dès son orageuse saison dadaïste, il était évident que ce jeune homme fiévreux disposait d’enviables gisements de colère.

On se méprendrait en classant le dadaïsme parmi les mouvements littéraires. Dada ne se propose pas d’ajouter, d’enrichir la culture de quelques

trouvailles ou procédés nouveaux, ni de prendre bonnement la file dans une succession d’auteurs ou d’écoles… Il soustrait ou déçoit brutalement, il riposte aux destructions de la guerre par la guerre (portée dans le langage, la peinture et les formes apprises de la culture), il préfère la force à la forme, l’énergie à l’information, le hurlement à la parole articulée, le dynamitage primaire des pulsions aux représentations majestueuses et sages d’une culture organisée autour du théâtre et du livre. Le cinéma et sa « décomposition lumineuse du monde », le coup de foudre amoureux ou « l’arme à longue portée du cynisme sexuel », le ready made et le collage, le bariolage de la grande ville explorée dans ses rues commerçantes et ses quartiers d’affaires, puis bien sûr le mot d’ordre de « la révolution » – claquent comme autant d’explosions, de gestes de rupture pour ne pas s’asseoir et ne surtout pas prendre rang. Dada signifiant jusqu’au désespoir et sur tous les tons l’anarchie, la question devient assez vite de savoir comment vieillir avec elle, ou comment conduire concrètement une révolte d’abord portée dans l’art à faire la révolution.

Quelques commentateurs malveillants d’Aragon ont contesté la sincérité de son dadaïsme. Dans ses Entretiens de 1952 (au plus fort de la guerre froide), Breton lui dénie un véritable sentiment de révolte, et le juge excessivement littéraire ; Picabia, qui n’a pas goûté Anicet, traite son auteur de « Madame de Sévigné qui aurait pris le thé chez Dada »… Il semble très facile, dans le climat de surenchère passionnelle et d’inquisition morale où baigne alors l’insociable groupe, de prendre Aragon en défaut de colère. À relire pourtant ses textes de cette époque, notamment ceux dont il entravera plus tard la republication, ou qu’il supprimera carrément – la préface de 1924 du Libertinage, La Défense de l’infini et notamment Le Con d’Irène, puis Traité du style, ou encore Front rouge, « ce poème que je déteste » – on ne peut qu’être frappé par les vagues successives d’une colère qui frôle parfois l’autodestruction : l’art et la littérature vont-ils poursuivre gentiment leur petit bonhomme de chemin ? Les journalistes, les marchands et les flics auront-ils longtemps le dernier mot ? La barque de l’amour ne peut-elle que sombrer dans la vie courante ? Et quelles guerres se préparent sous le manteau mensonger de la paix ?…

On idéalise les années vingt à la lecture des chefs d’œuvres du surréalisme naissant et si vite déclinant – Le Libertinage, Le Paysan de Paris, Nadja ou Le Con d’Irène – , on oublie à quel point elles auront été dures à leurs auteurs, financièrement démunis, malheureux en amour, rejetés par l’establishment et qui vivent sur le pied d’une véritable guerre. Il faut lire de près Traité du style (1928), le plus « colérique » de ses textes de cette époque, pour saisir chez Aragon les grands motifs de son explication critique avec le surréalisme, et les signes avant-coureurs d’une rupture qui deviendra effective en 1932. La grande question, on le sait, est de rendre compatible l’activité ou l’activisme surréaliste, autoproclamé « révolutionnaire », avec la révolution soviétique, d’abord qualifiée par Aragon de gâteuse, puis inconditionnellement défendue et respectée au nom d’un engagement (pris en janvier 1927 avec sa carte du PCF)

et d’un principe de responsabilité jamais démenti jusqu’à sa mort en 1982. Le congrès de Kharkov de décembre 1930 fit alors charnière, et chemin de Damas : à partir de cette date, la révolte dadaïste-surréaliste semble définitivement glisser aux yeux d’Aragon dans les parages suspects ou objectivement contre- révolutionnaires de l’anarchie.

Cette évolution, qui suscita tant d’anathèmes, pourrait au contraire s’éclairer par la question de savoir comment « placer » au mieux sa colère. L’équivoque figure de l’anarchiste, qu’Aragon évoquera longuement dans Les Cloches de Bâle à travers les touchantes figures de Catherine et de Libertad, mais aussi les terroristes russes qui, en 1881, tuèrent d’une bombe Alexandre II ou les bandits en auto de la Bande à Bonnot, font rétrospectivement figure d’artisans en chambre. Même un prophète pathétique comme Libertad ne fait pas le poids face aux grandes manufactures de la violence révolutionnaire regroupées sous l’autorité du Parti Communiste. Il est clair que dès 1927 et ses tractations laborieuses engagées au nom de La Révolution surréaliste avec les intellectuels communistes, puis Kharkov et sa rencontre effective avec l’immense U.R.S.S., Aragon put se persuader que la colère individuelle ne pouvait rien pour infléchir l’Histoire, et qu’il convenait de la collectiviser pour la faire travailler ou rendre. L’anarchie demeure primaire, elle ne fait exploser que les bulles d’une énergie libre ; seul un grand parti est en mesure de lier ou de catalyser celle-ci, un parti capable de déplacer la prophétie célèbre de Lautréamont qui ne concernait encore que la poésie : la colère sera faite par tous, non par un. Cette élaboration ou perlaboration criblante, et ciblante, rencontre son démiurge dans la figure du militant ou de l’apparatchik organisateur, qui en matière de placement de la colère s’entend à confisquer l’énergie thymique des individus petits porteurs pour canaliser le précieux explosif sur un grand Moteur central, le Parti omniscient.

Que signifie dans ces conditions l’inconditionnelle fidélité du communiste Aragon ? On peut lire dans l’exceptionnelle longévité de son engagement non le fruit honteux d’une âme serve, ou d’un masochisme congénital, ou d’une recherche éperdue d’une famille ou d’un Père – ces « explications » psychologiques semblent décidément basses et trop faciles –, mais la décision de respecter, quoi qu’il lui en coûte sur le plan personnel (et il en coûta beaucoup à cet intellectuel raffiné et à ce créateur génial que son parti humilia gravement à plusieurs reprises), oui de respecter le rêve et la colère des simples militants, qui reçoivent les directives du Parti avec la foi du croyant. Très tôt dans sa nouvelle carrière, à la tête de Ce soir puis à partir de 1953 des Lettres françaises, Aragon se sait responsable du moral des troupes, qui passe avant la morale. Le militant, si l’on entend dans ce mot l’étymon du soldat, est comptable de la colère et de l’énergie de ses camarades de combat. Inconditionnellement – entendons : quelles que soient les sinuosités de la ligne décidée par les chefs.

Cette fidélité de principe à une base ou une basse thymique s’entend particulièrement dans quelques poèmes du Roman inachevé et du Fou d’Elsa.

Par exemple dans « J’entends j’entends », chanté par Jean Ferrat : « J’en ai tant vus qui s’en allèrent / Qui ne demandaient que du feu / Ils se contentaient de si peu / Ils avaient si peu de colère »… Au nom de sa propre colère, tout se passe comme si Aragon affrontait un dilemme: laissera-t-il éclater la sienne, narcissiquement, au risque de quitter le Parti avec Nizan écœuré en 1939 (et comme on le comprend!) par le Pacte germano-soviétique, ou avec les intellectuels et les militants nombreux à démissionner au fil de la terrible année 1956, qui vit en février les révélations du XXe Congrès, et en novembre la révolte populaire de Budapest écrasée par l’armée soviétique ? Ou faut-il, par respect pour la croyance des fidèles qui constituent le gros de la troupe, taire son indignation et ses doutes intimes au nom d’une économie plus large de la colère des autres ? Ce choix n’est pas simple, et il se rejoue sur diverses scènes : en politique, l’organisateur-militant passe aux yeux du gauchiste anarchiste pour un bureaucrate timoré, ou pour un scout moscoutaire incapable du beau geste de rompre ; de même en littérature, celui qui secondarise trop l’expression de ses affects n’est jamais qu’un insupportable phraseur aux yeux des champions de la pulsion et de l’immédiat, un conservateur aveugle et sourd aux innovations des avant-gardes. Mais, comme répondit non sans pertinence Aragon à divers détracteurs qui lui opposaient mai 68: «Il leur manque d’avoir eu un mouvement Dada »…

Celui qui fit taire ou du moins différa sa colère pour mieux orchestrer ou organiser la colère collective connut quelques années particulièrement fastes pour son génie, et paradoxalement heureuses pour le militant, dont l’indignation colla pleinement à la « foule malheureuse » (unhappy crowd, nommée ainsi à la dernière ligne de Blanche ou l’oubli) : au cours de la Résistance, Aragon forgea son pseudonyme de François La Colère pour signer le poème particulièrement thymique du Musée Grévin (1943), et il le reprit après la Libération pour quelques articles polémiques de Ce soir puis des Lettres françaises. Mauriac, qui avait à se plaindre d’Aragon, trouvait ce nom « trop ressemblant » ; on peut se demander dans quelle mesure cette signature de prédilection ne fut pas calquée sur le patronyme de l’ami-ennemi auquel Aragon s’était secrètement adressé, écrivant Aurélien : Drieu La Rochelle.

Trois poèmes inédits1, datés de 1944 et retrouvés dans les papiers de Georges Sadoul, explicitent les raisons de ce pseudonyme et la fierté de celui qui le porte : « Je suis François C’est le nom que j’ai pris / Il est à moi j’en ai payé le prix / D’une souffrance à la taille de France »… Puis : « S’unir s’armer se battre ainsi le chant commence / Et François La Colère est celui qui le dit / Sa musique s’élève au cœur de l’incendie »… On voit qu’il s’agit, en 1944 comme au premier vers de L’Iliade, de faire monter le chant, et plus précisément un chant qui soit pleinement national ou français. Le chant qui, en d’autres

1 Nous avons présenté pour la première fois ces trois poèmes dans la revue Faites entrer l’infini n° 37. Ils se trouvent aujourd’hui recueillis dans les Œuvres Poétiques Complètes, bibl. de la Pléiade, tome 1 pages 1163- 1165.

contextes de son œuvre, exprimera les blessures du sujet divisé, forge ici le sursaut et l’union des combattants. « C’est la chanson dite sur l’air / Qu’inventa François La Colère ». Cette chanson rassemble les volontés, les voix, et elle dit sans recul, en acte et malgré le bâillon allemand la chose même : l’entraînement, l’insurrection nationale.

Du vent passe dans cette invention d’un air – comme l’ouragan dans Aragon. En fusionnant le sujet individuel au grand corps collectif, opérateur d’identification et de liaison, elle abolit Louis dans François et François dans la France, laquelle, dès lors qu’elle chante, et se fâche, n’est plus tout à fait « en souffrance ».

D.B.

* Professeur (émérite) à l’Université Stendhal de Grenoble-3, Daniel Bougnoux a notamment publié La Crise de la représentation (La Découverte, 2006). Il dirige l’édition des Œuvres romanesques complètes d’Aragon dans la bibliothèque de la Pléiade.

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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