Je reçois cette (longue) mise au point de M. Henri Suhamy, qui m’autorise à la publier mais à condition de n’y rien y toucher. Je n’aurais garde de modifier sa lettre, qui sera me précise-t-il la toute dernière, et à laquelle Lamberto Tassinari et moi-même ferons donc également une dernière réponse.
Il apparaît de temps en temps sur la surface de la terre des hommes rares, exquis, qui brillent par leur vertu et dont les qualités éminentes jettent un éclat prodigieux semblables à ces étoiles extraordinaires dont on ignore les causes et dont on sait encore moins ce qu’elles deviennent après avoir disparu ; ils n’ont ni aïeuls ni descendants ; ils composent seuls toute leur race. La Bruyère.
Qu’est-ce que ça peut faire que je sois de mauvaise foi, puisque c’est pour la bonne cause ? Et qu’est-ce que ça peut faire que ma cause soit mauvaise, puisque je suis de bonne foi ? Jacques Prévert.
Tu rêves, Herbert ! Éliette von Karajan.
Je vous remercie de votre réponse. J’apprends donc ce que vous entendez par le fond du problème que vous me reprochiez de ne pas avoir abordé, à savoir la question des origines du génie littéraire. J’ai déjà partiellement répondu à cette question, en disant que cette question ne m’intéresse guère, que je n’ai pas non plus de compétence particulière pour en traiter, et que nous autres spécialistes de littérature nous nous intéressons de savoir où va la littérature plutôt d’où elle vient. De plus la familiarité que j’entretiens avec Shakespeare depuis plus de soixante ans fait que la barrière intimidante d’un génie qu’évidemment je ne possède pas semble s’être effacée. Incidemment je connais aussi depuis longtemps les coquecigrues des antistratfordiens, toujours les mêmes, quel que soit le substitut choisi. Cela dit je ne veux pas donner l’impression d’escamoter un problème qui vous préoccupe et sur lequel vous m’avez fait l’honneur de demander mon avis. Je vous ferai donc part de quelques réflexions sur ce sujet, puis je passerai à la question posée par l’intrusion de John Florio dans le débat, pour soutenir l’opinion que ce Florio est tout aussi étranger à la production de l’œuvre de Shakespeare que peuvent l’être Vercingétorix ou Vladimir Poutine, et que en conséquence si l’on veut prendre cette œuvre et son auteur comme exemple de ce que peut produire le génie littéraire, il vaut mieux partir du peu que l’on sait sur l’homme de Stratford que des inventions de tel ou tel publiciste en mal de notoriété. Toutefois si l’idée me venait de me livrer à ce genre de recherche, je partirais du texte, non de bribes biographiques.
Un universitaire britannique du nom de A.O.J. Cockshut, dans un livre qui s’appelle The Imagination of Charles Dickens, publié en 1962, a posé de façon insistante une question analogue à propos de l’auteur de David Copperfield, petit-fils de domestiques, né dans une famille très pauvre, qui quitta l’école primaire pour aller travailler dans une usine de cirage, à une époque où les gens travaillaient 12 heures par jours du lundi au samedi. Or Dickens est devenu très jeune un grand écrivain, non pas seulement doué d’une imagination exceptionnelle et d’un grand don d’observation, ce qui ne nécessite pas d’avoir fait des études supérieures, mais aussi d’une remarquable maîtrise de la langue anglaise, d’une très grande richesse de vocabulaire et d’une étonnante virtuosité stylistique. Cockshut n’a pas trouvé de réponse. On connaît énormément de détails sur la vie de Dickens, contrairement à celle de Shakespeare, ils peuvent éclairer de nombreux éléments appartenant au matériau référentiel de ses romans, la vie urbaine, les petites gens, les objets usuels, etc. – tout comme la connaissance qu’avait Shakespeare des animaux, des oiseaux particulièrement, des plantes, de certains travaux artisanaux, notamment la fabrication des gants, dont témoigne son œuvre, beaucoup moins livresque que celle de ses contemporains – mais rien de cela n’explique le talent ni la créativité littéraire.
Signalons aussi qu’un grand nombre de romancières britanniques de grand talent et certaines de génie comme Aphra Behn (romancière et auteur dramatique du 17ème siècle), Anne Radcliffe, Fanny Burney, Jane Austen, les trois sœurs Brontë, George Eliot, Elizabeth Gaskell, n’ont jamais fait d’études supérieures, interdites aux femmes en ce temps-là.
Sur un autre plan, en dehors du bagage de connaissances attribué à tort ou à raison aux personnes cataloguées parmi les génies, les renseignements d’ordre biographique peuvent-ils fournir des explications génétiques sur le don de créativité ou relèvent-ils de l’axiome erroné Post hoc propter hoc ?
Cézanne était riche, antidreyfusard, catholique pratiquant, diabétique, bourru et d’origine italienne (comme Florio). S’il avait été pauvre, dreyfusard, agnostique, jouissant d’un métabolisme basal de qualité supérieure, aimable avec les gens et d’origine belge, sa peinture eût-elle été différente ? Je n’en sais rien et qui le sait ? Les gens qui ont de quoi se payer ses tableaux (les veinards !) se moquent certainement de ce genre de problème, et ils ont raison. Pour s’amuser en lisant les Pieds Nickelés faut-il tout connaître de la vie intime et de la formation intellectuelle de Louis Forton ?
D’où vient la musique de Mozart, qui commença à composer à l’âge de six ans ? Elle vient d’abord du fait que la musique existait avant lui, le langage musical, les instruments, les locaux destinés à l’audition, le public, les commanditaires. Il avait aussi un père musicien, compositeur et pédagogue, ça aide. Et pourtant tous ces éléments suffisent-ils à expliquer la Symphonie concertante K. 364, le concerto pour clarinette, Don Giovanni ? Elle vient aussi d’un don assez peu explicable en termes de psychologie ou de sociologie, ce qui dérange certains psychologues et sociologues, qui veulent tout savoir et tout expliquer. Un autre musicien autrichien, du nom de Franz Schubert, a eu autant de génie que Mozart, et venait pourtant d’un milieu beaucoup moins favorable. De même d’où vient l’œuvre de Shakespeare ? En partie du fait que la langue anglaise existait avant lui, de même que la poésie anglaise, l’eau anglaise aussi, comme dirait Ionesco, l’eau de l’Avon en l’occurrence (décrite par Shakespeare dans Le Viol de Lucrèce, si l’on en croit Caroline Spurgeon), le théâtre londonien, mais aussi cette chose inexplicable qu’on appelle le génie, concept qui porte en lui-même sa propre inexplicabilité, et qui est devenu un objet de dérision ou un mot tabou dans certains milieux intellectuels.
Shakespeare ne nous apprend pas grand-chose sur lui-même – encore que les Sonnets, dans lesquels il ouvrit son cœur, selon la formule de Wordsworth, contiennent pas mal de substance personnelle – mais il nous apprend énormément de choses sur nous-mêmes. Comme je disais à mes collègues le jour où l’on m’a remis un volume de Mélanges en mon honneur, j’ai appris plus de choses sur la jalousie en voyant au théâtre et en lisant Othello qu’en lisant la thèse de Daniel Lagache sur la question. Dans son théâtre Shakespeare ne prend jamais la parole, il fait parler ses personnages, au nombre de 900, et cela enrichit prodigieusement notre connaissance des hommes. Ce n’est sans doute pas dans les livres que l’homme de Stratford a acquis sa connaissance des hommes. Mais le livre qu’il a tiré de son expérience vit en nous.
À propos des Sonnets, connaissez-vous celui qui porte le numéro 136, adressé à la Dark Lady :
If thy soul check thee that I come so near,
Swear to thy blind soul that I was thy ‘Will,’
And will, thy soul knows, is admitted there;
Thus far for love my love-suit, sweet, fulfil.
‘Will’ will fulfil the treasure of thy love,
Ay, fill it full with wills, and my will one.
In things of great receipt with ease we prove
Among a number one is reckon’d none:
Then in the number let me pass untold,
Though in thy stores’ account I one must be;
For nothing hold me, so it please thee hold
That nothing me, a something sweet to thee:
Make but my name thy love, and love that still,
And then thou lovest me, for my name is ‘Will.’
Parmi les antistrates, seuls les partisans de William Stanley ont pu tenter de l’exploiter. Mais si le comte de Derby se prénommait bien William, il appartenait à l’aristocratie, ce qui n’est pas le cas de l’auteur, comme il le rappelle plusieurs fois de la façon la plus claire, du moins pour les lecteurs qui savent l’anglais.
Si vous voulez en savoir un peu plus sur la culture de Shakespeare, lisez le livre de Thomas Whitfield Baldwin, William Shakespere’s small Latine & lesse Greeke, University of Illinois Press, 1944. Et pour en savoir plus sur la biographie réelle et non magouillée de l’auteur de Hamlet, lisez l’ouvrage d’Angela et Jean-Marie Maguin, Fayard, 1996 (l’année où j’ai publié moi-même un Shakespeare chez Hachette, collection « Références », n° 524, réédité en 2006). Ces auteurs n’ont pas écrit leurs livres pour répondre aux désintégrateurs, dont ils se fichent, mais pour répondre à une demande du public.
Si les œuvres dont il est question dans toute cette affaire avaient été publiées sans nom d’auteur (comme celles qu’on attribue à Thomas Kyd), ou qu’il fût avéré que le nom même de Shakespeare n’était qu’un pseudonyme, ce que d’ailleurs certains négateurs ont avancé, on comprendrait la démarche de ceux qui pensent qu’il y a dans la littérature anglaise 900 personnages en quête d’auteur (enfoncé le Pirandello !). Mais le dénommé Shakspere, ou Shakespere, qui transforma son nom en Shakespeare en devenant acteur, auteur dramatique et poète (tout comme les sœurs Prunty sont devenues Brontë, Quincy De Quincey, Hathorne Hawthorne, Falkner Faulkner) a bel et bien existé, les preuves sont nombreuses, tout comme les divers documents qui le désignent comme acteur et auteur.
Il n’est certes pas illégitime de s’interroger sur les origines du génie littéraire. Le fait que je suis moi-même incapable de me lancer dans cette recherche ne m’autorise pas à l’interdire aux autres. Mais je me permets quand même, au nom du bon sens d’un paysan du Perche ou du Warwickshire, de leur conseiller de partir de données réelles plutôt que de pétitions de principe et d’affirmations frauduleuses. Sinon ils risquent de se retrouver enfermés dans une capsule, expédiés dans le vide sidéral par la fusée d’une idée fixe, condamnés à tourner en rond autour de la lune jusqu’à la phase de désagrégation.
Vous n’avez peut-être pas les moyens de vous procurer le Folio de 1623 – je ne parle pas des exemplaires originaux, introuvables dans les librairies autant que dans les bibliothèques, mais des facsimilés existent, j’en ai deux chez moi. On peut aussi le consulter sur Google. Vous verrez les hommages que rendent à Shakespeare des gens comme Ben Jonson, John Hemmings, acteur, Henry Condell, acteur, Leonard Digges, écrivain, fils d’un astronome célèbre, Hugh Holland, poète, qui tous indiquent sans l’ombre d’une ambiguïté que leur ami défunt, venu de Stratford, sur les bords de l’Avon, était à la fois acteur et auteur des œuvres incluses dans l’énorme volume, publié grâce au mécénat de deux frères, le comte de Pembroke et le comte de Montgomery, dont la mère n’était autre que Mary Sidney, la sœur de Sir Philip Sidney. Détail amusant : cette Mary Sidney, comtesse de Pembroke et mécène notoire, figure parmi les candidat(e)s posthumes et involontaires à la paternité, ou maternité en l’occurrence, des œuvres shakespeariennes. Voir plus loin. Ces gens-là étaient forcément au courant de l’identité de l’auteur. S’ils se sont prêtés à une supercherie, ne révélant pas que le véritable auteur, encore vivant en 1623, s’appelait John Florio, on aimerait savoir pourquoi. Il y a du complot, ou plus exactement du fantasme complotiste là-dessous. On aimerait surtout savoir pourquoi Ben Jonson n’a rien révélé de ce qu’il savait dans sa correspondance avec William Drummond of Hawthornden, découverte au XVIIIème siècle. Je n’ignore pas que pour répondre à cette objection inévitable certains antistratèges – pas tous, la plupart sont trop ignares pour avoir entendu parler de Drummond – ont échafaudé des montages très ingénieux, auxquels il ne manque que deux petits détails : les preuves tangibles et la vraisemblance. Certains d’entre eux ont eu le culot vertigineux de faire figurer Ben Jonson lui-même parmi les antistratocumulus ou parmi les organisateurs de la supercherie.
Mais en écrivant cela je viens d’avoir une idée lumineuse : Jonson a fait partie de la machination parce qu’il y avait intérêt. Lui-même (ouvrier maçon de son état, ce n’est pas de la blague) n’a jamais rien écrit. C’est Florio qui a écrit toutes ses œuvres et l’a autorisé à les signer. Idem pour Shakespeare. Idem aussi sans doute pour Marlowe, Webster, Tourneur, Kyd, Dekker, Marston, Middleton, Ford, et qui vous voudrez ad libitum. Mais revenons à Florio. La rédaction des dictionnaires, les traductions, comme celle de Montaigne et de Boccace, les cours d’italien et de latin qu’il donnait à droite et à gauche, l’occupaient sans doute plus de 35 heures par semaine. Ces activités se déroulaient pendant la journée. La nuit il produisait les 87.000 vers et les 27.000 lignes de prose du corpus shakespearien. Il ne dormait jamais, contrairement aux admirateurs de M. Tassinari, qui s’y entend comme pas un pour endormir les gens, et qui devrait écrire une suite dans le style policier, racontant comment Florio a été contraint au silence par des menaces et des manœuvres de chantage : comme il devait de l’argent à l’usurier Shakespeare, celui-ci exigea en paiement du capital et des intérêts la rédaction des œuvres théâtrales et des poèmes qu’il signa de son nom, avec la complicité d’un grand nombre de gens, et comment son assassinat en 1625, au moment où, neuf ans après la mort de son persécuteur, il allait tout révéler, par des sbires au service du duc de Buckingham (celui qui opère dans Les trois mousquetaires) a été déguisé en mort naturelle. Si M. Tassinari publie un best-seller sur ce scénario, je ferai comme Florio, et sans rancune je ne ferai savoir à personne que j’en suis l’auteur.
Le présupposé initial d’où part Tassinari, à savoir que le père de Shakespeare était un boucher analphabète, me scandalise pour deux raisons : d’abord parce que ce n’est pas vrai, et ensuite parce que cela implique du mépris à l’égard de certaines professions considérées comme de basse roture. Même si l’on est végétarien et membre de la Société protectrice des animaux, ce qui peut inciter à haïr les bouchers, comme Jean-Louis Barrault dans Drôle de drame, il est inélégant et en l’occurrence maladroit d’afficher une telle morgue.
Un boucher de Guéret taillait des escalopes
Qui aux prudes plaisaient tout autant qu’aux salopes.
Spécialiste du fricandeau
On l’appelait M’sieur Jouhandeau,
Et son fils fréquentait des milieux interlopes.
S’il suffisait d’avoir des connaissances, de pratiquer plusieurs langues, et d’avoir fait des études supérieures pour avoir du génie, tous les universitaires en auraient, à commencer par ceux que le Tassinari, avec la logique qui le caractérise, traite, dans un interview publiée sur Internet, de menteurs, de malfaiteurs et d’inquisiteurs. Textuel. Il y va fort, le bougre.
Qu’est-ce qu’un menteur selon Tassinari ? Un menteur est une personne qui refuse de révéler le contenu d’un secret qu’il est, lui, Tassinari, le seul à connaître (en réalité il y a eu d’autres découvreurs de Florio avant lui, notamment en 1927, sous Mussolini, mais peu importe). Qu’est-ce qu’un malfaiteur selon Tassinari ? Un malfaiteur est un spécialiste des études littéraires qui, au lieu de s’effacer pour laisser la place aux charlatans, s’en tient aux textes et aux faits avérés. Et qu’est-ce qu’un inquisiteur selon le grand maître Tassinari ? Un inquisiteur est quelqu’un qui ne se laisse pas intimider par les dogmes invérifiables tonnés ex cathedra par le Torquemada italiano-québécois.
Sachant peut-être au fond de lui-même que sa thèse est indéfendable, M. Tassinari a donc pris la sage précaution d’exclure du débat tous les spécialistes de littérature, en pratiquant la méthode de l’injure brutale. Mais il se trompe. Il ne sait pas que lesdits spécialistes ne manquent pas de moyens de rétorsion, et feront vite apparaître ses invectives comme des criailleries de gniard mal élevé. Tout de même il est triste, voire terrifiant, de constater que des personnes appartenant à l’intelligentsia, qu’on pourrait supposer immunisées contre l’imposture, s’aplatissent devant les Panzerdivisionen du mensonge triomphant. Mais le Tassinari est sans doute assez roublard pour jouer de sa propre ignorance afin de se faire passer pour le petit garçon d’Andersen. Petit garçon, il l’est, mentalement, mais non d’Andersen. Il prend la précaution oratoire de dire qu’il n’est pas spécialiste de Shakespeare (il n’a pourtant pas besoin de le dire, on s’en aperçoit), sous-entendant qu’il voit les choses de haut, pas comme les coupeurs de cheveux en quatre qui encombrent le paysage universitaire. L’affaire Florio (qui n’existe que dans l’imagination d’un universitaire égaré dans un domaine qui lui est étranger) est dérisoire, comparée aux autres formes d’irrationalité meurtrière qui sévissent dans le monde, mais les mécanismes de la propagande mensongère se ressemblent, même s’ils n’ont pas tous les mêmes conséquences.
Pour ma part je n’ai pas 15 raisons de penser que Florio n’a pas produit les œuvres de Shakespeare, je n’en ai que 4 :
1/ Florio lui-même n’a rien revendiqué, alors que s’il était l’auteur véritable, il avait toutes les raisons matérielles et morales, ainsi que toutes les possibilités de le faire savoir.
2/ le C.A.F. (Comité des Amis de Florio), n’a trouvé aucune preuve, aucun indice, aucun témoignage.
3/ Parmi les documents qui ont été retrouvés et qui concernent William Shakespeare, il n’y en a aucun qui donne prise aux soupçons entretenus par les négationnistes, et plusieurs qui indiquent de la façon la plus irréfragable que l’acteur et l’auteur sont bien la même personne.
4/ L’argumentaire du C.A.F. s’appuie sur un fatras incohérent de postulats frauduleux, de contrevérités, de sophismes et de fariboles, le tout enveloppé dans le sac noir du complotisme.
Parlons un peu de ce complot aux nombreuses ramifications, dont le véritable auteur des pièces attribuées à un certain tout autant qu’incertain monsieur Shakespeare fut à la fois l’instigateur et la victime. Comment peut-on être à la fois l’instigateur et la victime d’un complot ? Je n’en sais rien, mais il faut reconnaître qu’il s’agit d’une situation digne d’un roman feuilleton de derrière les fagots, bien qu’on puisse le trouver mal fagoté. Un fieffé menteur dont les partisans dénoncent quatre siècles après sa ténébreuse opération le mensonge dont il a été victime, ce n’est pas banal. Mais pourquoi, nom de ce qui n’est pas une pipe, s’est-il dissimulé ? Et comment a-t-il pu convaincre tant de gens haut placés à participer à une esbroufe où il avait tout à perdre ? Les antistratogènes ont certainement la réponse, car ce sont des virtuoses du bonneteau dialectique. Ceux qui défendent la candidature de gens comme la reine Élisabeth (à ma connaissance personne n’a inclus dans la liste le roi Jacques Ier, ni son cheval, parmi les candidats potentiels, mais ça viendra), Bacon, Oxford ou Stanley, sans oublier le cheikh Espir, présenté comme le véritable auteur par un potentat d’Arabie saoudite (anecdote authentique), prétendent qu’un grand seigneur aurait eu l’impression de déroger aux protocoles son rang s’il avait été pris en flagrant délit d’écrire pour la scène. L’argument est infondé, mais il peut présenter une apparence de plausibilité aux yeux des jobards potentiels qui ne connaissent rien à la société et la mentalité élisabéthaines. À ce sujet je prophétise que quand le maigrichon soufflé Florio sera retombé – il l’est peut-être déjà – le prochain candidat, ou plutôt la prochaine candidate sera la susnommée Mary Sidney, comtesse de Pembroke (1561-1621). Femme remarquable, intelligente, cultivée, passionnée de théâtre, traductrice supposée des tragédies de Robert Garnier et de Sénèque, égérie d’un salon littéraire, et de plus mère des deux commanditaires du Folio, publié deux ans après sa mort, elle a tout pour plaire. Ses dates biographiques coïncident parfaitement avec la période shakespearienne. Son nom a déjà été proposé, mais timidement. Il suffirait qu’un groupe de féministes ayant autant d’aplomb que les membres du C.A.F. prenne l’affaire en mains, et on verrait sur la couverture du Figaro Magazine ou du Nouvel Observateur :
SHAKESPEARE ÉTAIT UNE FEMME
Il faut reconnaître que sur la question du secret les oxfordiens ont des arguments qui tiennent mieux la route que ceux du C.A.F., car la famille du comte, mort en 1604, pouvait avoir des raisons vaguement politiques de garder le secret, et ils avaient peut-être aussi les moyens financiers de soudoyer l’équipe du Folio pour brouiller les pistes. C’est difficile à avaler évidemment, d’autant plus qu’aujourd’hui, l’un des descendants d’Edward de Vere fait partie du puissant lobby oxfordien. Mais il y a des degrés dans la bêtise. Le cas de John Florio est différent, et atteint un sommet à peu près inégalé. Il a terminé sa vie dans la pauvreté, ayant été obligé de revendre sa maison de Fulham, près de Londres, car depuis la mort de la reine Anne de Danemark, il ne recevait plus de pension royale, il n’y avait pas de retraite en ce temps-là et il n’avait pas de patrimoine à exploiter. S’il avait fait connaître que c’était lui l’auteur du contenu du Folio, il aurait pu renflouer ses finances. Il aurait pu le faire d’autant mieux qu’il avait épousé la sœur du poète Samuel Daniel, très lié à la famille des comtes de Pembroke, principaux éditeurs du Folio. Ce détail n’a d’ailleurs pas échappé à l’intarissable Tassinari, qui, comme on peut s’y attendre de la part d‘un bonimenteur attrape-tout, en tire argument à l’appui de son équation Florio = Shakespeare, alors qu’en bonne logique la famille Pembroke aurait eu tout intérêt à faire savoir que le plus grand auteur du temps était persona grata dans la maisonnée issue de Mary Sidney. Florio a eu une descendance qui ne semble pas avoir été très concernée par le devoir de rectification à l’égard du mensonge dénoncé par le Tassinari. Je suppose que celui-ci a sorti de son chapeau de magicien la raison qui a poussé le Florio, ainsi que ses enfants et à vrai dire tout le monde en Angleterre, à ne rien révéler de ses exploits poétiques et dramatiques, mais si son champion italiano-québécois continue de publier ses calembredaines à compte d’auteur, ses finances risquent de souffrir autant que celles de son idole. Il aura contre lui non seulement les stratfordiens, peu pugnaces sur ce point, car ces fariboles ne provoquent chez eux que rigolades et haussements d’épaules, mais surtout la mafia oxfordienne, très puissante, y compris financièrement, en Amérique du Nord, car les Ogden ont créé un réseau particulièrement actif. La mort d’Edward de Vere en 1604 devrait pourtant le disqualifier a priori, mais quand a-t-on vu les antistratiphores se préoccuper de vraisemblance ?
J’ai déjà, et je ne suis pas le seul, remarqué que les arguments faisant état de l’érudition géographique et politologique de l’auteur des œuvres attribuées à Shakespeare relèvent de la loufoquerie la plus déchaînée.
La tragédie de Roméo et Juliette (incidemment j’ai joué moi-même le rôle du vieux Capulet à Stratford upon Avon, mais ce n’était pas sur la scène du grand théâtre) ne contient qu’un seul détail topographique : on y mentionne une église Saint-Pierre qui n’a jamais existé à Vérone, d’où Valentin (dans Les deux gentilshommes de Vérone) s’embarque pour rejoindre Milan, ville gouvernée par un empereur, rétrogradé au rang de duc au cours de la pièce. Vérone se trouve à 100 kilomètres de l’Adriatique, et Milan à 147 kilomètres de la mer Tyrrhénienne. Pour rejoindre Milan à partir de Vérone par la voie maritime il faut donc contourner toute l’Italie. Dans la même pièce Julia va de Vérone à Milan à pied. Il est vrai que les kilomètres n’existaient pas en ce temps-là. De même Prospero et Miranda dans La Tempête sont embarqués de force dans un canot qui part de Milan. Dans Le Conte d’hiver la Bohême est dotée d’un rivage océanique, dans Mesure pour mesure la ville de Vienne est un duché dont le gouverneur est vassal du roi de Hongrie, dans Le Marchand de Venise (où le Rialto est une place publique) ainsi que dans Othello le duc remplace le doge, dans La Comédie des erreurs la Pologne est située dans le Grand Nord, dans la trilogie historique qui se déroule pendant la guerre de Cent Ans les villes du sud de l’Angleterre sont situées avec beaucoup plus de précision que les localités françaises. Dans Peines d’amour perdues, l’Aquitaine est présentée comme une province de la Navarre. Dans les pièces Romaines le Capitole est désigné comme étant le siège du Sénat. Ces détails (parmi beaucoup d’autres dont la liste occuperait des pages) ne prouvent rien, car après tout un quelconque Florio aurait pu s’amuser à inventer une géographie ainsi qu’une historiographie fantaisistes, sinon que les antistratologues se moquent du monde quand ils prétendent que les œuvres connues sous le nom de Shakespeare ne peuvent avoir été écrites que par un érudit scrupuleux doublé d’un abonné au Club Méditerranée ayant abondamment visité l’Europe et fait de son œuvre théâtrale un journal de voyage. Pourquoi se gêneraient-ils puisqu’il existe dans la population un pourcentage immuable de gogos prêts à avaler n’importe quoi ?
Il est beaucoup question de l’Italie dans l’argumentaire floriotrope, mais savez-vous que le mot Italian, qui revient 14 fois dans l’œuvre de Shakespeare, a presque toujours des connotations péjoratives, voire franchement injurieuses et xénophobes ? La tragi-comédie intitulée Cymbeline contient un scélérat qui s’appelle Iachimo, version un peu édulcorée de Iago, et qui donne lieu à ce genre de brocards. Le plus cocasse est que c’est dans la partie inspirée d’un conte de Boccace que figure le personnage en question. Signalons au passage que Shakespeare n’est pas le seul auteur dramatique de son temps à situer des intrigues en Italie.
Les arguments lexicographiques révèlent de façon tout aussi flagrante un mélange d’amateurisme et de fumisterie. Dans une intervention précédente j’ai déjà indiqué que des mots comme multitude, cités par M. Michel Vaïs comme ayant été inventés par John William Floriospeare, existaient en anglais depuis longtemps. S’appuyer sur le fait que des mots répertoriés dans le dictionnaire de Florio se trouvent également dans les pièces ou les poèmes de Shakespeare afin d’en déduire que les deux auteurs n’en font qu’un, c’est comme si on disait que les œuvres de Hugo ont été écrites par Pierre Larousse, et celles de Mallarmé par Littré. En plus l’argument lexicologique a déjà servi. Du temps où les baconiens occupaient le terrain, des livres entiers ont été publiés pour démontrer que Bacon utilisait le même langage que Shakespeare et inversement (parbleu, c’était de l’anglais), d’où la conclusion que Bacon et Shakespeare étaient le même homme. Ils ont même déduit de leur méthode que Bacon à lui tout seul avait écrit de nombreuses autres œuvres attribuées à divers auteurs. Les mêmes causes entraînant les mes effets, Florio a dû aussi écrire les œuvres de beaucoup d’autres écrivains, comme suggéré plus haut. Sur la question de la langue de l’auteur, je pourrais écrire de nombreuses pages, car je suis un peu spécialiste dans ce domaine, mais je risque de me faire accuser de pratiquer l’argument d’autorité. Il est vrai qu’au point où j’en suis, ayant été traité de menteur, de malfaiteur et d’inquisiteur, je pourrais me le permettre, mais j’ai déjà consacré trop de temps et trop d’espace à toutes ces sottises. C’est à moi que Gallimard a demandé d’écrire une notice sur la langue et le style de Shakespeare, dans la nouvelle édition de la Pléiade, j’ai fait des cours magistraux sur l’anglais élisabéthain, qui ont donné lieu à une édition réalisée par les étudiants, j’ai été pendant 15 ans président de la Société de stylistique anglaise, j’ai publié, sur commande, aux P.U.F., un traité de stylistique anglaise, j’ai perpétré une thèse de 800 pages sur la versification de Shakespeare, etc. Je connais aussi la traduction faite par Florio des Essais de Montaigne, dans laquelle je me suis replongé pour la circonstance. Sa prose est cicéronienne, grandes périodes bien architecturées, musicalement fluides et agréablement intelligibles. Elles ne reflètent pas vraiment le style de Montaigne, et encore moins celui de Shakespeare, ce qui ne prouve rien, car après tout on pourrait imaginer qu’un auteur pratique un certaine genre de syntaxe quand il traduit du français, et un autre quand il écrit pour le théâtre. Seulement quand les membres du C.A.F. déclarent que la prose de Florio et celle de Shakespeare se ressemblent comme deux gouttes d’eau, ils apportent sur un plateau la preuve de leur incompétence et de leur désinvolture.
La paranoïa délirante de M. Tassinari peut s’expliquer en termes de psychiatrie plus facilement que les intuitions et l’inventivité de Shakespeare, auquel on peut reprocher d’avoir involontairement rendu fous un certain nombre de gens, enragés de ne pas comprendre comment un homme comme eux a réussi mieux qu’eux.
Pour revenir aux cafouillages du C.A.F., quel motif pouvait donc avoir le Florio de dissimuler sa qualité d’auteur dramatique ? Si le William était vraiment le lourdaud inepte qui sert de point de départ à toutes les billevesées révisionnistes, les acteurs de sa troupe devaient bien s’apercevoir que ce n’était pas lui l’auteur des pièces qu’ils jouaient. Bien sûr, mais ils étaient tenus au secret. Secret de polichinelle, mais secret bien gardé. Il existe des secrets de polichinelle, mais il y a aussi des polichinelles du secret, engeance à laquelle appartient le Tassinari. C’est peut-être parce qu’il porte les deux bosses de la marionnette qu’il se montre aussi chameau avec ses adversaires. Bien entendu je lui fais confiance pour avoir trouvé, même sous un réverbère éteint, la clé du mystère, dans le genre de l’argument du chaudron, cher à Freud (l’histoire de la paysanne qui a emprunté un chaudron à sa voisine et qui le lui rend en mauvais état) et à tous les membres de la corporation antistratoïde :
1/Je n’ai jamais emprunté ce chaudron à ma voisine.
2/ Quand elle me l’a prêté il était déjà cassé.
3/ Quand je le lui ai rendu, il était intact.
1/ Florio avait forcément de bonnes raisons pour dissimuler sa responsabilité dans la production des pièces de théâtre et des poèmes en question, parce que s’il n’en avait pas eu, il aurait tout révélé.
2/ En fait il a bel est bien tout révélé dans son testament, mais celui-ci a brûlé dans le grand incendie de Londres.
3/ Comme tout le monde à Londres connaissait le pot aux roses, personne n’a jugé bon de coucher par écrit ce que la rumeur publique rendait notoire, et de plus les écrits qui mentionnaient l’affaire ont eux aussi brûlé.
C’est en vertu de cette jonglerie rhétorique qu’on lit que l’œuvre de Shakespeare abonde en précisions géographiques, mais que si elles n’y sont pas vraiment, c’est parce que l’auteur a tout fait pour brouiller les pistes, et que seuls les sots n’entrent pas dans le jeu.
L’un des procédés les plus souvent utilisés par les camelots est de détourner l’attention du public par des digressions qui n’ont aucun lien avec le sujet traité, mais réussissent à saturer les oreilles et la cervelle du public, afin d’empêcher celui-ci d’exercer son esprit critique. Ainsi on répète depuis des dizaines d’années que le graveur qui a représenté Shakespeare dans le Folio l’a doté de deux bras gauches, ce qui est ridicule et de toute façon n’a rien à voir avec la question de l’identité de l’auteur. On répète aussi qu’il y a quelque chose de louche dans le fait que les manuscrits de Shakespeare ont disparu. Les hâbleurs oublient au passage que d’après leur propre postulat ce ne sont pas les manuscrits de Shakespeare qui ont disparu, mais ceux du comte d’Oxford, ou de Henry Neville, ou de John Florio. En quoi la disparition des documents constitue-t-elle un argument en défaveur de Shakespeare et en faveur de Florio ? On rencontre aussi la théorie absurde selon laquelle Shakespeare est un mythe inventé à la fin du 18ème siècle par le gouvernement anglais, afin de couronner d’une superstructure culturelle l’impérialisme militaire, colonisateur, industriel et économique de la Grande-Bretagne. Quoi de plus mensonger et de plus insensé ? Que signifie le mot mythe dans ce montage ? L’œuvre de Shakespeare constitue un corpus que tout le monde peut et pouvait jadis consulter, car ses œuvres n’ont pas cessé d’être rééditées, depuis sa mort jusqu’à nos jours. Elles ont figuré au répertoire de tous les théâtres anglais sans autre interruption que celle de leur fermeture pendant la période de la révolution puritaine. Et que vient faire Florio dans cette histoire de fous ? Toutefois cet argument est révélateur d’un aspect essentiel de la question, à savoir que les antistratiflards ne s’intéressent pas réellement à Shakespeare, ne le lisent pas et trouvent qu’il occupe un espace démesuré dans les cursus scolaires et universitaires.
Parmi les preuves que le Tassinari prétend avoir trouvées se trouve la présence dans l’œuvre de Shakespeare de citations tirées de la Bible dite The Bishop’s Bible, éditée par Matthew Parker, archevêque de Canterbury, en 1568. Cette bible a été jusqu’à 1611 la version officielle et obligatoire que les fidèles anglicans, c’est-à-dire en théorie tous les sujets de sa Majesté, devaient avoir chez eux. Nous savons maintenant grâce à M. Tassinari que John Florio était la seule personne en Angleterre à posséder un exemplaire de ce texte. Question subsidiaire : Monseigneur Parker en possédait-il un lui aussi ?
Comment peut-on prétendre que l’auteur de Macbeth avait une connaissance précise et exclusive de la Commedia dell’arte alors qu’aucune de ses intrigues, ni aucun de ses personnages ne provient de cette tradition ? Une seule référence existe, celle du personnage de Pantalone, dans la tirade sur les sept âges de la vie dans Comme il vous plaira. La commedia dell’arte était connue en Angleterre du temps d’Élisabeth – voir le livre classique de Winifred Smith sur la question (University of Columbia Press, 1912) – mais Shakespeare ne s’en est pas inspiré.
Parmi les arguments utilisés figure une pétition signée par 3000 personnes. Si on demandait à un institut de sondage de calculer le pourcentage de gens qui ne mettent pas l’identité de William S. en doute en tant qu’auteur des œuvres qui lui sont attribuées, on trouverait certainement un nombre non négligeable de réponses positives, mais cela ne prouverait rien du tout, de même que la ridicule pétition mentionnée plus haut. Les gens qui portent l’étiquette de stratfordiens, comme Stanley Wells ou Scott McCrae, auraient honte d’utiliser des arguments de ce genre.
Que dire de l’affirmation selon laquelle l’origine juive de Florio explique la création de Shylock ? Je dis : « bizarre ». Au Brésil cela s’appelle tirer dans ses buts. À propos de Shylock j’ai reçu il y a quelques années un manuscrit contenant la thèse selon laquelle le grand-père de Shakespeare était un Allemand de confession juive du nom de Schapiro, installé à Stratford sur Avon (ou plutôt Tratford sur Savon, car l’auteur de cette théorie s’est installé dans une bulle), et pratiquant l’usure. Selon la trouvaille du chercheur, John Shakespeare ainsi que son fils William ont continué, tout en ayant anglicisé le nom du patriarche exilé, de pratiquer à la fois l’usure et la religion juive, ces deux activités étant inévitablement associées. D’après ce samizdat (je ne sais pas s’il a trouvé un éditeur) William a également travaillé pour le théâtre, ce qui fait que ces élucubrations n’entrent pas dans la tradition antistrafordinique. On retrouve cependant Tassinari, qui cultive lui aussi l’idée d’une origine étrangère de l’auteur, et qui reprend à son compte la légende vaseuse selon laquelle Shakespeare a exercé la profession d’usurier. En réalité il a un jour exigé devant un magistrat le remboursement d’un prêt, mais le document qui fait état de cette affaire ne mentionne aucun paiement d’intérêts.
Les bonimenteurs qui ont l’invérifiable pour fonds de commerce peuvent donner une apparence de vérité à des inventions, et de logique à des spirales d’enchaînements argumentatifs issus de prémisses imaginaires. Elles forment des cercles vicieux et tournoyants d’hypothèses qui se nourrissent les unes des autres jusqu’à faire boule de neige. Une boule de neige ne tient pas longtemps sous le soleil, mais les lecteurs de magazines ou de blogs sur Internet réfléchissent encore moins longtemps quand ils passent d’une tartine de blablabla à une autre. Pour changer de métaphore, si on vole dans le vide, comme l’hirondelle de Kant, on ne peut pas aller bien loin. Sauf s’il s’agit d’une hirondelle virtuelle, n’ayant pas plus de consistance qu’une image de synthèse sur un écran, ou qu’un rêve dans un cerveau assoupi.
Le livre de M. Tassinari est sous-titré « La fin d’un mensonge ». Depuis quand le mot fin est-il synonyme de continuation ? D’après sa thèse le premier des menteurs est Florio lui-même, puisqu’il a menti au moins par omission. Dans l’essai intitulé « Des menteurs » Montaigne écrit ceci :
En vérité le mentir est un maudit vice. Nous ne sommes hommes, et nous ne tenons les uns aux autres que par la parole. Si nous en connoissions l’horreur et le poids, nous le poursuivrions à feu plus justement que d’autres crimes.
Pour rendre justice au vrai John Florio, victime du pavé de l’ours de la part d’amis trop zélés, voici la traduction qu’il a donnée de ce texte :
Verily, lying is an ill and detestable vice. Nothing makes us men, and no other meanes keeps us bound to one another, but our word ; knew we but the horror and waight of it, we would with fire and sword pursue and hate the same, and more justly than any other crime.
À quoi bon continuer l’énumération des tassineries ? N’en jetez plus, la cour est pleine !
Conclusion : John Shakspere n’était pas un boucher analphabète, son fils William non plus. Lamberto Tassinari n’est peut-être pas analphabète, mais il est désespérément bouché.
Le cas pathologique du personnage est assez banal et ne présente aucun intérêt. Mais comment a-t-il réussi, comme ses prédécesseurs, et en attendant ses inévitables successeurs, à convaincre de ses fantasmes un certain nombre de gens ? C’est là que se trouve un vrai problème de société et de civilisation. Même sans rien connaître à la question, ses lecteurs auraient dû constater qu’à force d’entasser les arguments il tombe dans l’inconséquence. « Tant parle on qu’on se contredit », l’adage de Villon se vérifie souvent – il faut que je prenne garde moi-même à ne pas tomber dans le piège, mais je ne cherche pas à prouver que Shakespeare est Shakespeare, ma démarche est purement critique et se donne pour mission de dénoncer les impostures. Bien entendu je ne me fais aucune illusion sur la réaction éventuelle de M. Tassinari. Comme le général de Cocteau, un parano ne se rend jamais, même à l’évidence. J’imagine sa réponse : « Oui, bon, j’ai commis quelques minuscules erreurs de détail, mais qui ne commet jamais d’erreurs ? Et puis je ne suis pas, moi, un spécialiste de Shakespeare, ni de la littérature élisabéthaine, alors du coup un vieux schnock qui a lu Shakespeare à l’endroit et à l’envers a profité de sa prétendue science de myope borné pour m’attaquer avec une mesquinerie qui dépasse tout ce que j’ai connu dans le genre. Il doit bien savoir que j’ai raison sur le fond, mais n’ose pas se l’avouer à lui-même. Il devrait avoir honte de refuser au pauvre Florio l’honneur d’avoir produit une œuvre qui dépasse infiniment toute la somme de gloses pédantesques que ce cuistre poussiéreux a accumulées sur elle, tout en refusant de l’attribuer à son auteur véritable ».
« Nous sommes en train de perdre la petite flamme d’incrédulité que nous ont légué les Grecs », disait Alain en son temps. Les aspects psychologiques, sociologiques, voire philosophiques de ce phénomène m’échappent. Je laisse les spécialistes de ces disciplines examiner le problème à leur façon, mais comme de nos jours le dogmatisme l’emporte partout et que l’esprit critique semble avoir disparu, diabolisé au même titre que le Méphistophélès de Goethe (Ich bin der Geist der stets verneint !), j’ai bien peur de n’être soutenu par personne, en dehors de mes confrères, qui d’ailleurs m’accuseront de donner bien trop d’importance à des bouffonneries exotiques et brumeuses. Je me contenterai donc, pour finir, de deux remarques, en restant à mon humble niveau de professeur de littérature.
1/ Étant donné que Shakespeare est un auteur illustre mais peu lu et peu compris du fait de sa difficulté (sur ce point mon expérience est abondante, ayant enseigné Shakespeare à des milliers d’étudiants, ayant été pendant six ans membre du jury de l’Agrégation d’Anglais, ayant corrigé des milliers de copies pour le C.N.E.D. de Vanves, et il s’agissait d’anglicistes professionnels, parmi lesquels il y avait également des anglophones), il n’est pas étonnant qu’il serve de matière première pour usines à bobards. Les bobards en question ne concernent pas uniquement la question de l’identité de l’auteur. Parmi les 15 livres et articles (sans y inclure les comptes rendus de représentations théâtrales, télévisuelles ou cinématographiques) qui se publient chaque jour dans le monde sur Shakespeare on trouve de tout, notamment des théories ultra-farfelues sur la signification de ses œuvres. Comme la plupart des gens, y compris les gens cultivés, ignorent tout de lui et de ce qui se passait en Angleterre il y a quatre siècles, les imposteurs ont une clientèle disponible, qui fait partie des énergies renouvelables, comme on dit au ministère de l’écologie. Il serait cependant plus adéquat de parler d’inerties renouvelables.
2/ Le biographisme substitué à la véritable analyse littéraire continue de sévir. Le slogan stupidement provocateur de « la mort de l’auteur » lancé par les avant-gardistes dans les années 60 s’est retourné contre ses inventeurs. Ces gens-là auraient mieux fait de donner l’exemple de ce que doivent être de véritables commentaires littéraires, au lieu de sombrer dans l’amphigourisme à la Tel Quel ou d’écrire des élucubrations illisibles et décousues dans le genre du Sur Racine de Barthes. Le résultat de ce fiasco est qu’il y a encore des gens qui considèrent qu’une œuvre littéraire a pour but non de nous renseigner sur nous-mêmes, sur la vie en général, sur la question existentielle posée par Gauguin, mais sur la personnalité de l’auteur. Cette façon condescendante de considérer toute œuvre littéraire comme le produit d’un épanchement idiosyncratique et pulsionnel, parfois morbide et purulent, quoique plus ou moins façonné par l’environnement et par le bagage culturel de son géniteur, a de quoi chagriner quiconque s’intéresse réellement aux productions de l’esprit, et y trouve de quoi enrichir le sien. Le dénommé Shakespeare ayant laissé trop peu de prise au binôme « l’homme et l’œuvre », trouvons quelqu’un d’autre ayant laissé des archives exploitables, disent en chœur et implicitement les antistratignols, en commençant par postuler que le natif du Warwickshire n’était qu’un pantin empaillé. La chasse au trésor est ouverte, l’enquête policière est lancée. Qui a fait le coup ? Qu’il se fasse connaître et qu’il se rassure, il aura droit à une indemnité en forme de prix Nobel posthume et le paysan perverti sera renvoyé à son néant. Le nom de code de l’opération est T.S.S., Tous sauf Shakespeare. La parole est aux Delia Bacon, aux Looney, aux Ogden, aux Georges Lambin, aux Calvin Hoffmann, aux Tassinari, au docteur Goudron et au professeur Plume. Au plus convaincant sera remis le gros lot.
Comme dirait Dostoïevski, si Shakespeare n’existe pas, tout est permis. C’est donc aux permissionnaires en goguette que s’applique la parabole bien trouvée de l’ivrogne qui cherche une clé imaginaire sous un réverbère allumé, jusqu’au moment où un chien (moi en l’occurrence) vient pisser dessus.
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