« Les si fragiles épaules du Barde… » (portrait-frontispice du Folio de 1623)
Un ancien camarade d’études, devenu shakespearologue et ardent défenseur de la position « stratfordienne », que j’ai pris à témoin de ma querelle avec Suhamy, m’objecte ses réserves et sa crainte de voir ma défense de Tassinari (ou de semblables billevisées) venir polluer les recherches. On ne s’intéressera désormais plus au texte, à la matière ou au fond littéraires mais à l’anecdote, au point que les conférences données par mon ami sont régulièrement encombrées d’interpellations venues du public, inquiet de savoir qui était « le vrai Shakespeare », etc. Je lui réponds que je n’ai rien à redouter d’un rabaissement du débat par l’hypothèse-Florio, bien au contraire. Celle-ci m’enrichit « Shakespeare », elle rend son texte plus complexe, plus vertigineusement ancré dans une vie difficile et tellement plus risquée que celle du Barde…
Grâce à Florio père et fils (couple dont on sait encore très peu de choses, malgré le beau et savant livre de Frances Yates, qu’a fait la critique en négligeant à ce point, depuis quatre siècles, ces deux figures exceptionnelles ?), on va autrement déchiffrer et mieux apprécier le corpus des textes signés « Shakespeare ». Comment lire par exemple Mesure pour mesure sans faire l’hypothèse que l’incarcération de Claudio, et son angoisse tenaillante d’être exécuté chaque matin, reflètent assez précisément les affres traversées par Michel Angelo (le père donc de John) incarcéré par l’Inquisition à la redoutable prison Tor di Nona de Rome où il demeura 27 mois suspendu entre la vie et la mort (puis libéré ou évadé en mars 1550) ? Les mêmes angoisses s’entendent dans les monologues d’Hamlet, trois-quatre ans auparavant, et sa terrible déclaration (évangélique) du cinquième acte, « The readiness is all », il faut chaque jour se préparer à mourir car nous ne savons ni le jour ni l’heure…
A propos de ces citations omniprésentes de l’Ecriture sainte, pouvons-nous d’ailleurs les identifier sans supposer que les leçons du père, prédicateur calviniste, sur John n’y sont pas étrangères ? Les Florio père et fils étaient pétris de religion (hébraïque, protestante). Et bien sûr de lexicographie : leur amour insensé des langues, des néologismes, des proverbes, le côté bombastic des premières pièces (Love Labour’s Lost), des Sonnets, ne peuvent-ils s’entendre en relation avec les deux dictionnaires, suivis de A World of Words ? Est-il indifférent ou superflu, insane comme nous en accuse Henri Suhamy, de rechercher des correspondances pour tenter de montrer la fécondation croisée entre les pièces et ces recherches patientes, passionnées sur les idiomes qui obsédèrent, leur vie durant, le père autant que le fils ? Et que dire des citations explicites ou cachées de Montaigne, très présent dès avant la traduction par John des Essais parue en 1603 ? Et/ou de Giordano Bruno, côtoyé 18 mois à l’ambassade de France ? Rien sur Bruno, très peu sur Montaigne dans Will le magnifique que je viens de lire – Stephen Greenblatt se rattrape dans sa dernière publication consacrée à Montaigne chez Shakespeare, ouvrage non encore traduit, mais il a si longtemps négligé leur lien qu’on peut douter du sérieux de ce champion déclaré du stratfordisme.
Quant à La Tempête… Il m’est impossible de rouvrir cette pièce sans y lire, avec quelle émotion ! la relation de Michel Angelo au jeune John, ici transposé en Miranda. Le drame de Michel Angelo (son accusation pour fornication à Londres, en 1552, qui engendra John) n’a-t-il pas un écho poignant dans la déclaration, inattendue et comme hors contexte, faite par Prospéro à Miranda sur la pureté et la vertu irréprochables de sa mère ? Comment interpréter pareille déclaration sans la rapporter à la culpabilité de cet homme qui traîna toute sa vie le poids de cette accusation, et rechercha donc avec toute l’exaltation de son esprit religieux le pardon ? Michel Angelo n’a-t-il pas inspiré les nombreux dénouements, et notamment celui de cette dernière pièce testamentaire, qui font intervenir cette grâce ? « Shakespeare » n’est-il pas d’abord le dramaturge du pardon, autant que celui des angoisses de mort, et aussi d’un désir sexuel aux bouleversantes conséquences ?
Ces éclairages qui croisent deux vies très riches, très compliquées, avec cette œuvre à la complexité et aux richesses toujours soulignées ne me semblent pas indifférents, ni hors-sujet. Pourquoi les stratfordiens refusent-ils (avec quelle hauteur !) de les examiner ? On passe à côté du drame et des souffrances de l’auteur, quel que soit son nom, qui signait « Shakespeare » en faisant reposer de pareils textes sur les si chétives épaules du Barde officiel. Cette thèse défendue au-delà de toute vraisemblance lamine la chair d’une vie et d’une œuvre : et c’est nous qu’on accuse d’extravaguer !
Je n’attends donc pas la publication de la traduction du livre de Lamberto Tassinari avec crainte, mais comme une chance de rouvrir un vieux débat sur des bases solides, et de relancer convenablement ces questions. L’intelligence des textes n’y perdra rien, au contraire ! Car encore un fois, d’où vient l’esprit d’une œuvre ? Qu’est-ce qui lui donne sa chair, son mouvement unique et comme irrésistible ? Comment un homme parvient-il à surmonter la souffrance, les « scorns of outrageous fortune » pour les mettre en scène ou les dire ? J’écrivais précédemment, pour défendre le rôle de Florio père & fils, qu’ils avaient agi en formidables passeurs culturels entre l’Italie et l’Angleterre… Mais l’homme qui connut si longtemps les tortures du cachot et de l’Inquisition, puis son fils jeté comme lui sur une île étrangère (cf La Tempête) où tous deux eurent à rebâtir leur identité, eux dont le compatriote pourchassé et l’ami, Giordano Bruno, fut brûlé en 1600 en place de Rome…, ces deux hommes furent d’abord des passeurs de souffrance, qui surent inventer des mots pour transmettre et pour dire l’effroi, les dangers de la folie et du désespoir.
« Shakespeare » aurait-il à ce point touché une pareille tranche d’humanité si son imagination, sa langue et ses intrigues n’étaient qu’arrangements ingénieux d’un entrepreneur de spectacles ? Quelle idée se font de l’écriture, et des réussites de l’esprit, ceux qui dérivent de pareils textes de l’existence si mal documentée et si terne du « sweet swan upon Avon » ? Je ne peux pas croire à l’attribution officielle, et la « nouvelle » biographie de Greenblatt (dont je rendrai bientôt compte sur nonfiction) n’est, à cet égard, qu’un montage à demi-habile ou le sauvetage d’un bricoleur. Une énième façon, prestement pimentée j’en conviens, d’accommoder toujours les mêmes restes.
(à suivre)
Je recommande plutôt, aux antipodes de la biographie de Greenblatt, la lecture d’un site que j’ai récemment découvert en consultant l’article « John Florio » sur Wikipédia (anglais), animé par Saul Gerevini et Giulia Harding, « Shakespeareandflorio.net » : on y lit (malheureusement en italien et trop peu en anglais) de copieuses, et curieuses, analyses sur les pièces Roméo et Juliette, Peines d’amour perdues ou encore Mesure pour mesure, ainsi qu’une biographie des Florios père et fils, ou encore une recension documentée des lieux italiens si souvent mentionnés au fil des pièces.
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