Je viens de regarder l’émission d’archives et de témoignages, préparée notamment par Benoît Peeters, avec une émotion intacte à retrouver sa voix, son sourire. Une des chances de ma vie fut d’avoir écouté Derrida de 1965 à 70, dans la petite salle Cavaillès de l’E.N.S. Du jour au lendemain notre public, limité à deux-trois promotions d’élèves-philosophes, y connut la déferlante d’un tsunami : en 1967, notre caïman publia simultanément trois livres, Lacan s’en émut et lui fit de la publicité dans son séminaire du mercredi salle Dussanne, à la suite de quoi notre effectif passa de vingt à cent, jamais plus nous n’aurions « notre Derrida ».
Je peux dire que j’ai aimé cet homme, dont je conserve superstitieusement sur mes étagères deux bons mètres linéaires de livres, dont une grande partie dédicacés… Et je pourrais retrouver, à la cave dans un carton de vieux papiers, quelques dissertations de préparation à l’agreg annotées (avec trop d’indulgence) de sa main. Comme Brès puis Guillermit en khâgne, Derrida m’a donné au bon moment la secousse décisive, mais je crois qu’en même temps je l’ai fui, tellement il était stimulant et inévitablement étouffant, ou peut-être stérilisant si l’on se mettait à « faire du Derrida », risque évident où plusieurs sont tombés.
Je me rappelle avoir essayé d’attirer son attention sur l’importance d’Aragon, mais c’était trop vaste pour ses propres recherches, trop compliqué aussi du côté d’Althusser.
J’ai donc regardé cette émission avec plaisir, même si j’aurais préféré un questionnement plus intime, quelque chose de plus inventif ou risqué. Quels sont les points de friction ou qui m’étonnent toujours, le touchant ? Il y a le dossier des femmes, toujours présentes en filigrane, sujet épineux, délicat : Marguerite témoignait à l’écran, et l’on n’aura vu qu’elle… Il y a l’énigme de ce gamin d’El Biar, qui rêvait d’abord d’une carrière de footballeur, et dont la trajectoire tient proprement du miracle : comment, d’où il partait, devient-on Derrida ? Une autre énigme tient à sa rage d’écrire, à sa graphomanie : pourquoi tant de livres ? Une anecdote à ce sujet, je me rappelle l’avoir reçu à Grenoble puis à Lyon, pour des entretiens publics où le libraire s’était surpassé : sur la longue table disposée à l’entrée de la salle, tous ses titres disponibles étaient rangés en ordre de bataille et cela faisait vraiment beaucoup, comme une longue barque funéraire. « Que ressentez-vous en regardant cette table ? lui demandai-je. – Rien, ce n’est tellement rien, comme si je n’avais pas encore commencé d’écrire… » Réponse sidérante, qui continue de me hanter : sous quelle pression écrivait Derrida, que jamais aucun de ses livres ne parvint à calmer, à défaire ? L’écriture, ce pharmakos, n’est donc pas un remède ?
Une autre énigme est sa carrière américaine, et son succès foudroyant, paradoxal dans une langue où il était pourtant si difficile de l’entendre : car comment traduire Derrida si attentif aux jeux du signifiant, aux miroitements de la parole sur elle-même ? Comment mettre en anglais « l’écriT, l’écrAn, l’écrIN » ? Ou le triple anagramme du spectre, du sceptre et du respect ? Ou l’imprononçable différance ? Pour beaucoup de mes condisciples, ces jeux passaient pour puérils et ils se marraient (dans l’éreintement rituel de Derrida, un Daniel Arasse se montrait particulièrement moqueur ou cruel); j’étais de ceux qui y trouvaient de quoi penser.
Derrida aurait pu rester marginal, offrant un jardin secret à quelques amateurs ; son succès tapageur en fit une icône, dont il s’accommoda assez bien. Son œuvre en fut-elle affectée ? A part l’épuisement des voyages, des sollicitations, je le vois creusant solitairement son sillon, peu à peu élargi en multiples rigoles, toutes fécondantes : sur la traduction, sur la psychanalyse, le don, l’hospitalité, l’animal…, on ne cesse de se référer aux bases ou aux injonctions posées par lui, de s’y heurter ou d’y revenir. Il a immensément enrichi (pour moi) le champ de la pragmatique, ou de la médiologie. Certains me disent, avec dépit, qu’il a toujours écrit le même livre. Et pourtant…
Ce succès démesuré étouffa d’autres voix. Je songe à quelqu’un que j’aime toujours beaucoup, pour des raisons d’ailleurs voisines : Morin, notre cher Edgar n’est pas loin de Derrida quand lui aussi s’attaque aux fausses ou trop rigides dichotomies, aux antagonismes meurtriers. Mais il n’a pas inventé le mot-mana de « déconstruction » et sa Méthode ne prend pas, cet immense effort de pensée n’est pas jugé chic !
Hier soir, Derrida nous souriait : au-delà de tant de phrases ensorcelantes, labyrinthiques, se tient toujours la présence de sa voix, de son beau visage. Miracle de la télévision ? Qu’il avait bien sûr d’abord détestée, et contre laquelle ses Echographies (de la télévision) mettent en garde. Ses premières images montrent un adolescent costaud mais un peu empâté, encombré de sa force ; pas très doué pour les concours, les calculs du pouvoir dans cette cour de Louis-le-Grand où j’ai moi-même passé trois ans… Etonnante, incroyable trajectoire !
Quelles photos choisir de Derrida ? Il apparaît sur quelques-unes un peu trop poseur, dans des costumes exagérément recherchés. Ce jour (9 octobre) marque le dixième anniversaire de sa mort – et je m’aperçois que le même 9 octobre (1978) mourait à Paris, lui aussi du cancer, Jacques Brel… Pour vous, des deux Jacques, lequel aura été le plus grand ?
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