Comment peut-on être mondial ? (Sur François Jullien)

Comment peut-on être mondial ? par Daniel Bougnoux *

La diversité culturelle est une idée neuve en Europe. Nous sommes si longtemps demeurés dans la monoculture ! Entendons : dans l’ignorance d’être nous-mêmes une culture, parmi d’autres… Le propre de tout sujet, peut-être, est de se croire d’emblée central et universel, sans médiations ni environnements spécifiques, sans frais. Tel fut notamment le credo de la philosophie ; ni Aristote, ni Descartes ni Kant ne soupçonnaient qu’ils pensaient en langues, à travers un lexique et une grammaire qui façonnaient leurs catégories. Il aura fallu le travail de quelques générations d’anthropologues, et bien sûr le décentrement historique qui, depuis la moitié du XXe siècle, inflige une blessure narcissique majeure à l’Occident, pour que nous nous découvrions uns parmi d’autres ; notre philosophie se réveille locale, ou limitée en gros à l’axe Athènes-Berlin ; nous ne foulons pas un sol stable, commun à l’humanité, mais nous vivons cramponnés à notre radeau, îlot d’ordre flottant sur le chaos… L’Occident est un accident, dont nous avons voulu tirer pour le monde une règle.

Notre concept de l’universel se recharge à présent d’une histoire singulière, qui le met en contradiction avec sa propre exigence. Nous savons désormais qu’il n’y a pas plus de méta-culture que de méta-langue (d’idiome qui serait commun à l’humanité) ; ou que la même culture pour tous les hommes aurait à peu près le goût de la less objection-food des plateaux-repas servis dans les avions : lisse, aseptisée, telle que personne ne puisse la refuser. François Jullien se fait de la ou des cultures une idée plus exigeante, mais il observe en même temps leur érosion, leurs métissages et leurs vagabondages à la surface de la terre ; son œuvre est donc de celles où la question de l’universel s’aiguise, sans se donner les facilités du sujet transcendantal cartésien ou kantien. Refusant autant le survol béat d’une culture hors sol, dont il décrit bien les illusions à travers une fine analyse du tourisme, que l’enfermement dans l’étui réducteur d’une identité ou d’une appartenance communautaire, il pose avec rigueur les conditions, aujourd’hui, d’un dialogue qu’on puisse appeler interculturel. Car après le linguistic turn est apparu le tournant culturaliste (qui affirme la pluralité irréversible et insurmontable des cultures), mais aussi le tournant pragmatique (celui du dialogue justement, remplaçant la dialectique ou la téléologie d’un Hegel naïvement aimantées par le cap européen voire prussien !) ; ou encore, dirai-je, le tournant médiologique au sens large, qui nous fait prendre conscience des milieux historico-géographiques, écologiques et socio-techniques sans lesquels nous ne saurions persévérer dans nos êtres…

Cultures, avec son pluriel obligatoire, est devenu l’un des mots-clés de notre époque. A l’heure où la plupart des problèmes politiques sociétaux se trouvent recodés en termes d’identités culturelles, la question devient de savoir comment une culture évolue, et en croise d’autres. On ne peut pas plus dire « ma culture » que « ma langue », possessifs de brute argumente François Jullien ! Et toute culture fonctionne d’abord comme clôture : nous n’avons pas le choix, nous y sommes pris. Un monothéiste n’habite pas le même monde qu’un animiste, ou un fidèle du panthéon hindou ; un locuteur chinois n’envisage pas le monde avec nos

catégories occidentales forgées par vingt-cinq siècles de platonisme… Comment sauter par-dessus notre langue, ou les catégories de notre monde propre? Comment nous déprendre de notre immersion ou des mille enchevêtrements qui nous assignent à cet enclos ?

Notre distance très relative à ces non-objets (ces nobjets dirait le psychanalyste) de la culture, au premier rang desquels la langue, mérite examen. Car être cultivé, c’est justement tenter la réflexivité, et l’effraction ; arracher notre pensée aux « anciens parapets » de son idiotisme, en direction du monde des autres. La visée de l’universel, et la traduction, deviennent pierre de touche, mais cette dernière exige une conscience profonde des niveaux enfouis commandés en nous (sans nous) par la langue, puisque celle-ci emporte toujours avec elle la pensée : traduire c’est décatégoriser pour recatégoriser, au rebours de ces translittérations superficielles qui, en projetant chez l’autre nos propres schémas, font paraître fades ou sans intérêt Confucius ou Mencius – dont Jullien à force de confrontations et de scrupules fait ressortir au contraire le tranchant. Dia-logue devient le maître-mot, où l’on peut introduire avec lui un tiret pour souligner l’écart inhérent ou la tension entre la distance peu surmontable des cultures, et l’exigence sous-jacente d’un logos commun.

Si dialogue et traduction remplacent peu à peu la notion aujourd’hui prostituée de communication, quel sera le « commun » d’une humanité désormais plurielle ? Jullien a consacré un gros livre aux chances (et aux malheurs) de cette « diversité qui vient » : De l’universel, de l’uniforme, du commun et du dialogue entre les cultures (Fayard 2008), auquel Le Pont des singes, De la diversité à venir vient d’apporter un codicille. Réflexion essentielle pour réfléchir, mieux qu’avec Huntington ou tant de « cultural studies », à la question critique par excellence, et devenue cruciale : qu’est-ce qui circule bien entre ou par-dessus les cultures, et qu’est-ce qui adhère ou ne s’échange pas ? Nous mettrons dans le camp de la mobilité les marchandises, les flux financiers, les objets techniques en général et les énoncés de nature scientifique, mais aussi les touristes, et par définition les terroristes… ; et nous réputerons beaucoup moins mobilisables, voire sédentaires, les relations pragmatiques des mœurs, les pratiques culturelles et religieuses, et en général tout ce qui relève de la sphère sensible et esthétique au sens large de sujets définis par les spécificités de leurs corps et leur appartenance à un « monde propre »… Quelle guerre fait (en nous et entre nous) le mobile à l’immobile, le nomade au sédentaire, le fluide au visqueux ou le sans-frontières au chez-soi ? Plus brutalement posé : comment peut-on être mondial ?

Renvoyant dos à dos l’alternative ruineuse du cosmopolitisme facile et d’un relativisme paresseux, François Jullien dégage la notion de culture d’une conception statique, muséale ou collante de l’identité, pour affirmer sa puissance d’assimilation, de transformation et d’ouverture. «Il n’y a pas d’ineffable culturel », proclame-t-il hardiment, pour mieux plaider en faveur du bilinguisme, et de ressources (disponibles, empruntables) qu’il distingue soigneusement des préférences et des valeurs (non-négociables).

L’ineffable néanmoins pourrait resurgir d’une autre distinction posée en chemin, entre la connaissance (objective, frontale) et la connivence beaucoup moins explicite, car elle demeure enveloppée et tacite… Cette connivence caractérise bien notre rapport au milieu, et les échanges d’une vie implicite ou qui demeure « dans les plis » (selon le beau titre d’Henri Michaux). Par exemple la complicité des pieds avec les fragiles ponts de singes, que les Vietnamiens remplacent

aujourd’hui par de solides maçonneries carrossables. Toute culture attache à un corps, à un lieu et à un milieu – or il n’y a pas de corps standard, ni universel ; et s’il arrive que les corps se pénètrent quelquefois, on observe aussi entre eux beaucoup d’allergies, et d’incompatibilités. Le dialogue tant souhaité entre les cultures serait-il lui-même piloté par les corps, donc affaire de connivence plus que de connaissance ? Il semble que celle-ci soit soutenue par celle-là, dès nos communications les plus ordinaires ; dans d’autres livres, notamment consacrés à la peinture (La grande image n’a pas de forme), François Jullien a exploré la présence sous-jacente d’un fond ou d’un foncier, où transitent toutes les figures et qui constitue peut-être la matrice de nos échanges. Or ce foncier, cet humus commun à l’humanité, d’abord primaire ou magmatique (inarticulé), se découpe peu à peu en terroirs et en territoires reliés par des sentes, des passages… Voyageur, traducteur, donc penseur, François Jullien fraye dans chacun de ses livres des chemins qui mènent décidément quelque part.

*

Son dernier ouvrage paru, Cette étrange idée du beau, revient par le biais du jugement esthétique à poser de nouveau la question de l’universel. A quelles conditions celui-ci peut-il émerger, pour fédérer le bariolage des cultures ? Dans le domaine esthétique – mais où s’arrête exactement ce domaine, en nous et entre nous ? Si l’esthétique relève du foncier ou du corps, comment rompre jamais avec ses attaches ? – un accord universel des sensibilités est-il concevable ? Y a-t-il des universaux de l’art ou de la beauté qui ne soient pas l’effet de quelque tyrannie, ou mode, ou coup de force (comme par exemple, chaque année, la tapageuse et dérisoire élection d’une « miss Monde ») ?

Tout bachelier en philosophie a appris à se gausser d’Hippias, incapable dans le dialogue platonicien qui porte son nom de définir ce qu’il en est du beau par essence, « ti esti », et qui se borne à désigner doigt tendu des beautés locales, une belle cruche, une jument, une vierge… Contre le pauvre Hippias et sa pensée indexicale, prisonnière du sensible, toute la philosophie platonicienne-européenne s’érige triomphalement: penser vraiment c’est «rendre raison», décoller des jouissances sensorielles pour sauter des tokens au type, faire rayonner l’idée en substantivant l’adjectif : telle chose n’est belle que par l’opération (la participation) du Beau, majuscule oblige. Toute notre métaphysique, de la représentation, de la scission du sensible et de l’intelligible, de la transcendance d’un monde idéal…, tiendrait-elle à ce petit tour de langage décisif, ajouter à l’adjectif un article ?

Sitôt inventé ou promu, « le » Beau déborde en suscitant « le » Bien, « le » Vrai, tout un parc idéal de statues pour mieux contenir (tenir à distance) le monde sensible ; Platon a redressé à la verticale le doigt d’Hippias et piloté cette ascèse ascensionnelle, cette aspiration notionnelle-spirituelle. La Chine propose un autre cap. Sa langue ou ses catégories de pensée ignorent le syntagme « C’est beau ». L’expérience esthétique ne se capitalise pas, elle demeure éparse, errante ou disséminée : c’est réussi, vivant, spirituel, séduisant…, dira d’une peinture le lettré, pour coller au plus près d’une expérience originaire, épouser une perception première.

De quoi notre concept du Beau est-il l’écran ou le pseudonyme, se demande Jullien ? Que réprime-t-il, ou empêche-t-il ? « C’est beau » occulte des tensions et tout un processus d’expériences confuses ; le piédestal ou le socle du beau isole

son expérience du côté du Nu (absent de Chine, et auquel Jullien a déjà consacré un ouvrage) ou de la statue. « Je suis belle, ô mortels ! comme un rêve de pierre…», écrit dans la droite ligne de Platon Baudelaire, cité page 42. L’abstraction, la réification, l’érection du Beau préparent son isolement dans les réserves du Musée, du culte ou d’une catégorie ontologique qu’on ne cite qu’en se prosternant mentalement, les Œuvres d’Art. Révérence étrange en effet, bien digne d’étonner. La bizarre superstition impliquée dans nos jugements de goût ne va pas de soi, et incite François Jullien à relancer son enquête interculturelle.

Notre Beau, idée sensible, fait clé de voûte métaphysique depuis Platon ; son chemin ascensionnel conduit l’homme épris de beauté à la philosophie, l’esthétique est la voie royale de l’éthique, et du spéculatif ; Kant de même fera du jugement de goût la médiation par excellence, et de la troisième Critique la pièce maîtresse de son système. L’homme esthétique ainsi formé fraye la voie à la démocratie, c’est-à-dire au conflit des opinions, ou d’une opinion qui délibère sans démontrer, qui discute sans révérence obligée aux autorités précédentes, ni horizon de conciliation universelle, glissant bientôt de la recherche des règles (introuvables) du goût à celles du bon gouvernement ; en politique comme en esthétique, tous cherchent à fortifier leur jugement par la ratification du jugement d’autrui. Kant joue ici aussi un rôle pivotal, en définissant les sujets autonomes du goût par leur prétention (illusoire) à l’universalité.

Mais la Chine ? Au lieu d’opposer des catégories (le sensible/l’intelligible, l’ici- bas/l’au-delà), les Chinois penseraient en termes de processus travaillant les choses par diffusion, par transformations réciproques. La peinture, comme la pensée des phénomènes naturels, ne consiste pas à isoler pour fonder mais à fondre : la montagne dans l’eau, le proche dans le lointain… La bonne forme est traversée- transie par l’esprit, qui ne désigne lui-même que la capacité d’animation universelle. « La grande image n’a pas de forme », tout peut fondre et se diffuser dans tout, sans rien de tranchant, d’isolant ni d’essentialisant du côté du cadre, ou du sujet ; le cas de la peinture manié par Jullien met particulièrement en lumière les régimes d’immanence qui détournent la Chine de la métaphysique occidentale initiée par Platon. Le peintre chinois ne représente pas, il anime et il sonde, il accompagne les mouvements de la vie ou de l’esprit dans leurs variances – et il évite pour cela la forme fermée, strictement dessinée. Cette approche subtile de la propension des choses (encore un titre de Jullien) croise l’évolution de la physique moderne, anti-essentialiste, et en général celle des arts contemporains en Occident, eux-mêmes rebelles aux formes d’une représentation critiquée aujourd’hui comme trop isolante et « tranchante ».

Notre peinture occidentale s’est longtemps attachée à la belle représentation de choses éventuellement laides ; ce travail de la représentation, parent de la scène théâtrale (inconnue en Chine ancienne), constituait l’alpha et l’oméga du projet esthétique; de même, pour Descartes et Kant, nos idées sont déjà des représentations. La théorie, le théâtre et la vision frontale à bonne distance font également partie de cette épistémè millénaire, qui dresse l’esprit à l’écart du monde. A quoi reconnaît-on l’esprit en Chine ? A ce qui fait communiquer les aspects opposés d’une chose ou d’un phénomène; l’interaction est incessante, les médiations inlassables. L’esprit plonge au fond indifférencié qui fait vivre toutes les différences ; d’un certain point de vue (Shitao cité page 119), « la montagne équivaut à la mer et la mer à la montagne ». Cette équivalence, précise Jullien, est à penser moins en termes de ressemblance que de résonances ; de même l’artiste

indifférent à notre concept de représentation s’attache à rendre la prégnance plutôt que la présence des choses, leur devenir inchoatif : le vent irriguant l’arbre, la pluie s’insinuant dans un paysage, sans appuyer ni rien fixer du côté de la référence, qui demeure évasive.

Notre beau en revanche fait rupture, éclat, autorité. « C’est beau ! » a tôt fait d’épingler le phénomène, comme les touristes naïvement empaquètent la Joconde ou le paysage au point Kodak prescrit par les tour operators ; clic clac, ils ont pointé, commente sobrement François Jullien. Demandons-nous avec lui dans quelle mesure le jugement par lequel nous résumons notre expérience esthétique ne serait pas pareillement touristique, survol d’un monde en représentation, quasi pelliculaire sous le regard de l’objectif… En Chine, la représentation n’introduit pas sa coupure, elle ne dédouble pas le monde ; l’esprit n’oppose pas l’objectif au subjectif, le sensible à un monde des idées. Et la peinture laisse pensif.

Un point capital du travail de Jullien, nous l’avons dit, concerne la traduction. Comment faire vraiment dialoguer les cultures, sans impérialisme idéologique ni ethnocentrisme ? Ce dernier est facilement hébergé dans les choix syntaxiques ou lexicaux du traducteur, pressé de se mettre à la portée du lecteur, ou peu soucieux des particularismes d’une pensée enveloppée dans la langue de départ. Au nom de la communication, ou d’une affirmation prématurée du commun, on impose au texte d’origine ses propres catégories ; en émoussant de précieux écarts, les traductions disponibles du chinois peinent à nous faire sentir les nuances capitales pointées par Jullien – qui ne se prive pas de corriger François Cheng ou Pierre Ryckmans/Simon Leys, avec lesquels on le sent régler de vieux comptes. Jullien a été beaucoup attaqué, on lui a reproché d’enfermer la Chine dans une vision passéiste, ou dans un insurmontable dualisme des cultures ; à son tour, textes en main, de dénoncer ceux qui cèdent au rouleau compresseur de la mondialisation et laminent l’altérité d’une culture, en installant la pensée ou la phraséologie occidentales partout chez elles !

Cet ouvrage important si l’on songe aux débats partout relancés aujourd’hui sur la mondialisation, sur le « sans frontièrisme » ou sur la place exacte de l’universel dans une société toujours plus multiculturelle…, s’achève par une méditation sur la connivence séculaire, bien perceptible dès les thèses principales qu’il développe, de notre expérience occidentale de la beauté avec la mort. « C’est beau » a quelque chose de funèbre, notamment au spectacle de Venise évoqué aux dernières lignes. Mais depuis que les dieux sont morts, l’art n’offre-t-il pas la moins mauvaise des religions de rechange ? Notre beauté, quelque bizarre et mal formée qu’apparaisse cette catégorie, sert d’asile à la mystique, et en général à la transcendance dont la mort, « maître absolu », semble le couronnement.

L’observateur de la mondialisation en cours relève d’ironiques, et suggestifs, chassés-croisés. Il se trouve que depuis un siècle nos arts contestent massivement « la représentation », et ce que celle-ci implique en termes de résultat, de clôture ou de capitalisation chaque fois qu’elle prétend mettre en scène le beau. Pour en finir avec les chefs d’œuvre, ou avec la simple décision de mettre à plat et d’entourer de baguettes une image, diverses avant-gardes s’affairent depuis, disons, Les Demoiselles d’Avignon (mais on pourrait remonter aux Fauves, ou à Turner), à déborder ce trop calme et théorique théâtre au nom de la vie, au nom du réel, ou du processus remplaçant l’œuvre achevée, ou de l’esquisse, de la force, du fond soutenant la figure, du fragment, de l’informe, éventuellement sublime – voire du laid ou de l’immonde, réputés plus robustes, plus fonciers ou plus énergétiques.

Cette récusation qui met en crise la représentation se trouve compensée, simultanément, par l’exportation de nos catégories, et la mondialisation en marche de nos jugements de valeur (à commencer par l’esthétique) : la culture chinoise s’occidentalise, ou du moins s’hybride en important nos tours de langue et de pensée.

Face à ces turbulences qui bousculent les frontières jusqu’au chiasme, François Jullien renvoie dos à dos un universalisme facile (dont il a analysé l’histoire et les visages dans un récent ouvrage, De l’universel, de l’uniforme, du commun et du dialogue entre les cultures, Fayard 2008) et un relativisme culturel qui serait tout aussi paresseux. Comment peut-on être mondial ? Nos particularismes esthétiques, sans doute insurmontables, ne préjugent pas d’une convergence éthique de l’humanité, encore largement à venir.

Cette éthique sera nécessairement celle du dialogue, et de la traduction (où entrera toujours une part incompressible d’interprétation) ; elle exigera aussi une claire conscience des relations pragmatiques entre les sujets en présence. Dans certains contextes, imposer mes valeurs à l’autre revient à un abus de nature coloniale, ou impérialiste ; mais renoncer à d’autres valeurs, au nom de l’imprescriptible altérité des cultures ou de leur diversité – mot faible et souvent lâche – c’est acquiescer au crime. Les débats partout agités aujourd’hui autour du multiculturalisme donnent aux recherches de Jullien une évidente actualité. Comment réglerons-nous le curseur entre, disons, le choix canadien et notre modèle intégrateur républicain ? Comment concilier le respect de la diversité avec celui des valeurs communes, et d’un universel que n’invalide pas sa nature littéralement utopique ? Comment articuler notre double appartenance ou identité, locale toujours, et dorénavant mondiale ? A quel moment et sur quels cas (les droits de l’homme, le port du voile, les interdits religieux, les mutilations sexuelles…) notre reconnaissance de la différence se change-t-elle en indifférence, et l’altruisme en mépris ?

François Jullien ne s’engage pas sur ce terrain, mais lui-même offre le vivant exemple de cette double culture, ou de cette tension indispensable au traitement du monde contemporain. En fouillant assez méticuleusement la culture et la langue de l’autre, il marque des oppositions claires, des choix esthétiques, moraux, philosophiques bien distincts, tout en sachant combien cette géographie et cette histoire ne cessent de bouger et de se redistribuer. Livre après livre, le philosophe sino-français persiste à rendre les valeurs et les œuvres à leurs moments et à leurs lieux ; en d’autres termes, à ne pas enfermer notre pensée dans un seul cap.

D.B.

* Philosophe, professeur (émérite) à l’Université Stendhal de Grenoble.

François Jullien, Le Pont des singes, De la diversité à venir (Galilée, 2010), Cette étrange idée du beau (Grasset, 2010). Cet article, rédigé à partir de deux notes de lecture d’abord publiées sur le site nonfiction.fr, est paru dans la revue Critique.

= 21250 signes

 

À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

    Lire la suite

À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

    Lire la suite

Les derniers commentaires

  1. Aux deux esprits intelligents, Daniel et Xavier, on aimerait poser la question : Si « rencontre spectrale », il y a quelque…

  2. Vous avez dit « MAGIE » mais dans le mot il y a « IMAGE ». On la trouve entre le spectre et la…

  3. Peut-être, mais tous ces Hamlet-là n’écrivent pas avec votre plume. Vous avez ce pouvoir d’escrimeur des mots et des images…

  4. « Pourquoi t’es-tu tu ? » serait en droit de dire, sur les remparts de sa bibliothèque désertée, le fantôme du roi…

Articles des plus populaires

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *