J’ai assisté, hier dimanche 12 au petit Théâtre de la Vieille Grille, au dernier tour de chant d’Anne Calas, une amie de Grenoble assistée de Patrick Reboud (accordéon) et tous deux mis en scène par (le grenoblois) Denis Bernet-Rollande, intitulé « Bobby m’habite… mais pas que – ». Délectable moment, riche de suggestions.
Ce spectacle m’a rappelé Brassens chanté à l’Atelier-théâtre de la Comédie française par une dizaine de sociétaires, au printemps dernier, d’où l’on ressortait ragaillardi, émerveillé, pourquoi ? Tous ceux qui ont vu Brassens en scène savent qu’il n’interprétait pas ses chansons, je veux dire qu’il ne les jouait pas : il chantait en grattant sa guitare, point barre. Et cet ours timide, au moment de saluer le public entre deux morceaux, lui tournait le dos en faisant mine d’accorder l’instrument. Bobby Lapointe de même avait tellement de mal à saluer que c’en était cocasse : quelques petits coups d’une nuque raide n’arrivaient pas à plier ce colosse, à l’incliner vers son public. Les chansons de Georges, de Bobby nous sont donc parvenues comme amidonnées d’une couche épaisse de gaucherie. A l’articulation follement déliée des mots répondait un corps d’ours se dandinant, se refusant et pour finir s’esbignant, comme honteux de paraître sous les spots sans le bouclier de la voix.
Les comédiens du Français avaient merveilleusement comblé ce manque en révélant au contraire, et en jouant vigoureusement, le riche théâtre et les multiples scènes impliquées, convoquées par les mots si suggestifs de ses chansons : car Brassens était un auditif à l’évidence, quelle oreille ! mais aussi un visuel, conteur-auteur de petits scénarios chaque fois drôlatiques ou touchants, croqués à traits vifs et qui sollicitent le corps de l’acteur, son active interprétation. Je n’ai plus écrivant ceci le programme sous les yeux, mais je revois plusieurs postures déjantées ou échevelées, et aussi le passage de main en main du micro pour faire dialoguer les voix qui chez Brassens se disputent notre écoute, ou pour donner du relief, une profondeur théâtrale et du corps à ses prestations à lui, qui demeuraient tellement monocordes et comme désincarnées.
Cette paradoxale désincarnation faisait la vertu comique de Bobby Lapointe, dont les mots nous tire-bouchonnent de rire quand tout son corps s’obstine dans une pesanteur de statue, une retenue boudeuse. Avec des grâces d’ours, ou l’application d’un cancre débitant au tableau noir une table de multiplication, Bobby comme pour s’en débarrasser nous mitraillait de mots hilarants, dont le sens second ou crypté nécessiterait plusieurs auditions. Le sous-texte de Lapointe est généralement fort scabreux, et c’est lui qu’Anne Calas avec une rouerie délicieuse, et une fraicheur communicative, met en scène en ne craignant pas de payer de sa personne, je veux dire de se déshabiller ou de souligner par des poses suggestives et le maniement de divers accessoires les obsessions et les lapsus sexuels du texte. La construction ou la poétique du lapsus chez Lapointe serait un bon sujet de thèse pour étudiant curieux ; car le lapsus se travaille, il se mérite, j’allais écrire il se suçe – toujours au bord des lèvres, ou sur le point de jaillir, c’est plus fort que Bobby, tout son lourd corps de gardien de l’ordre voudrait piétiner le couvercle d’où ne cessent, bandées comme un ressort, de se faufiler entre les mots d’inconvenantes suggestions obscènes.
La scène et l’obscène : nous assistons à ce qui se dit et à la fois à ce qui fuse, se montre ou s’impose à la dérobée ou en prime, murmuré aux bons entendeurs que nous sommes et qui en redemandons en chœur, tout prêts à reprendre à l’invitation d’Anne un refrain, une « méli-mélo-die »… J’ai retrouvé hier soir à la Vieille-Grille, parmi ce public de connaisseurs, le même plaisir qu’à une exposition particulièrement faste de la Cité de la Musique, consacrée à Brassens justement, où entre les exhibitions de partitions, de photos et de rues de Paris nous n’avions qu’à décrocher un téléphone pour entendre une de ses chansons – tout le monde fredonnait, chantonnait, accompagnait en mesure, jamais exposition n’aura déclenché participation plus festive !…
« La » Calas pour sa part est en proie, depuis que nous la connaissons, au démon du théâtre et j’ai vérifié hier que ce démon ne la lâchait pas, bien au contraire. Il faut oser, Anne à ton âge ! la scène du déshabillage sous le sac de toile de nos plages, où elle change de tenue à vue en se tortillant longuement avec des mouvements des plus suggestifs, balançant pour finir dans le public culotte et soutien-gorge avant d’apparaître, de dos, dans la nudité de l’odalisque (ou de la baigneuse du Bain turc) d’Ingres… Il faut la voir, complètement déchaînée, tirant littéralement à travers la petite scène avec des mouvements de locomotive « Aragon et Castille » ; ou se blottir contre l’accordéon de Patrick Riboud pour mieux respirer juqu’au dernier souffle les accords navrés de l’instrument. On vérifie, à l’écoute de ces deux interprètes, à quel point les constructions verbales et mélodiques de Bobby se situent très au-delà de l’Almanach Vermot, c’est tiré au cordeau, et sacrément sophistiqué ; c’est, disons-le par hommage au nom de la comédienne-chanteuse, du Grand Opéra corrigé par les Marx Brothers, déjanté et frénétique, savant et tendre.
« Davantage d’avantages… » Anne nous avait donné une bouleversante interprétation du chef d’œuvre d’Henri Michaux, Plume ; son énergique Bobby Lapointe est une autre tentative, très réussie, d’incarner un grand bonhomme que son corps de plomb ou de fonte encombrait, mais qui savait comme pas un cascader à travers les mots, ou en jouer comme au trapèze volant.
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