En 2005
L’annonce de son décès m’atteint en Corse, où je ne dispose d’aucun des livres de Pierre Daix, conservés à Grenoble. Je peux toutefois témoigner ici en faveur de sa biographie d’Aragon, d’abord parue en 1975 sous le titre « Une vie à changer » (avec en couverture une assez vilaine photo de son sujet, où les couleurs trop criardes semblent se combattre). Cet ouvrage, dès sa parution, fut copieusement insulté par Ristat (je l’entends encore) qui croyait relayer ainsi « la voix de son maître ». Aragon n’aimait pas cette reconstitution pourtant valeureuse, pour des raisons très particulières bien analysées par Josette Lefaure-Pintueles dans sa thèse : toute biographie risquait d’arrêter dans son « mouvement perpétuel » celui qui avait la rage de récrire sans cesse sa vie (au bien ?), et ne pouvait donc supporter qu’un récit venu d’un autre lui crie Fixe !… Passons. J’avais signalé à Pierre, au fil de mes propres recherches, nombre d’erreurs de détail qu’il négligeait à chaque réédition de corriger. Si sa biographie comporte plusieurs inexactitudes, c’est pourtant un ouvrage très solide sur le fond et dans son mouvement général, qui a le talent de tresser une lecture (perspicace) du texte littéraire avec les fameuses circonstances, et auquel je me suis donc moi-même constamment référé. En ces jours de deuil, honneur à Daix, et honte à ses détracteurs !
Au nombre de ceux-ci, il faut ranger malheureusement Francis Crémieux qui souleva une polémique dans les colonnes de Faites entrer l’infini en démarquant son titre, « Une biographie à changer ». Pourquoi ? Je ne me fais plus, d’où je suis rapportant ceci, aucune idée de cette querelle (sur laquelle pourrait m’éclairer sans doute ma voisine Suzanne Ravis, qui habite à 6 kms, mais nous regagnerons ce soir le continent sans la voir). Un autre adversaire de Daix me frappa de plein fouet, un jour d’octobre 1978, je veux parler de Charles Dobzinsky, auquel je portais pour édition possible le colloque que j’avais organisé à Cerisy (au mois de juillet précédent) sous le titre « Le Mouvement-Aragon ».
Ce colloque ne fut jamais édité, et voici pourquoi : je me revois assis dans le petit bureau de la revue Europe, face à un Dobzinsky changé en instituteur, ou en fonctionnaire de quelque police littéraire, qui feuilletait avec suspicion mon paquet de feuilles. Il y avait au sommaire des contributions de Wolfgang Babilas, Jacques Roubaud, Georges Raillard, Eliane Formentelli, Jacques Berque (belle conférence sur le Fou d’Elsa demeurée sur bande magnétique et non encore transcrite), j’en oublie, mais non et surtout celle de Pierre Daix, qui avait donc séjourné quelques jours avec nous au château, très entouré par les jeunes chercheurs, très sollicité.
Dobzinsky referma avec un bruit sec le volume, et me le tendit dramatiquement par-dessus le bureau : « Mon jeune ami, on ne s’assied pas à la même table que les renégats »… Je mis quelques secondes à comprendre : la présence de Pierre, qui honorait cet ensemble, venait de lui sauter au visage comme un crapaud, une insulte impardonnable à sa conscience d’apparatchik. « D’ailleurs il est six heures », ajouta cet honnête fonctionnaire en se levant, les yeux fixés à la pendule, pour me pousser vers la sortie. J’étais abasourdi ; découragé, j’enterrais le volume et bazardais la bande magnétique où figurait la contribution de Berque, à jamais perdue. Ce colloque, en 1978, était prématuré ; je revois Jean Ricardou, le compagnon d’Edith Heurgon, rencontré à Grenoble et me soutenant en face de sa voix de pion, au restaurant où nous dinions, que « Aragon n’est pas un écrivain ». Et je revois surtout Ristat, tout sourire envers moi, mais manoeuvrant en coulisse pour torpiller méticuleusement ce colloque qui aurait pu, sait-on jamais, plaire à son maître ou lui faire un peu d’ombre…
Nul ne lira jamais Le Mouvement-Aragon ; ses participants, parfois jeunes, y auront glané des raisons d’aimer notre auteur au-delà des appartenances, des calculs d’influence ou des coups tordus. Nous y étions venus pour le plaisir de parler d’un auteur vénéré, autour duquel échanger nos raisons, nos passions. Pierre était de ceux-là, avec nous : il entrait fraternellement dans cette mêlée, riche de son livre et de toutes ses années passées aux côtés de Louis, il témoignait, sans fierté ni arrogance paticulières. Je ne l’ai pas souvent revu, chez lui une fois dans cet appartement du XII° arrondissement croulant de livres, puis à New York pour un colloque en 2000 (avec Ristat ! et aussi Madame Dominique Desanti, improbable melting pot), à l’ITEM enfin pour une séance Picasso/« Ecrits sur l’art moderne » à laquelle participaient aussi Christine Piot, Jacques Leenhardt… Sa voix s’était faite plus sourde, un peu cassée. De sa présence massive, têtue, tenant modestement sa place, Pierre était là.
Laisser un commentaire