Il faut parler de religion, tellement celle-ci imprègne la vie quotidienne, au moins du côté des orthodoxes que nous avons essentiellement fréquentés.
On reconnaît ceux-ci à la petite croix de métal doré ou de bois qu’ils portent dès l’enfance autour du cou – et sur les gamins les plus haillonneux on aperçoit ce bijou. C’est ainsi que nous avons très tôt remarqué chez notre chauffeur un respect pointilleux des formes de la foi : à chaque église aperçue en passant sur la colline (et dont une réplique, sous forme de chapelle miniature, figure souvent au bord de la route), Teferi s’incline et se signe trois fois ; de même il salue militairement les prêtres depuis son volant, et il faut dire aussi les gendarmes ou les officiels, « Respect ! ». Cela n’a pas empêché son divorce : notre chauffeur, père d’un garçon de 13 ans, est séparé de sa première femme et en attend une autre (qu’il laisse sa vieille mère choisir pour lui). Ces péripéties conjugales provoquent entre nous d’incessantes plaisanteries, dont lui-même rit de bon coeur, mais nous comprenons aussi que son deuxième mariage s’effectuera à l’église. Quoi Tafari, un divorcé peut donc se remarier ? Oui, car il a pris la précaution de ne pas épouser religieusement sa première femme, comme s’il anticipait leur séparation…
L’importance de la religion propose dans ce pays une source infinie d’observations. Nous avions enregistré de l’orthodoxie une première vision, assez négative, lors d’une nuit passée dans un minable hôtel sur la route menant à Axoum, ville considérée comme la capitale de cette foi : impossible alors d’y coucher, tant les lieux se trouvaient pris d’assaut par les pèlerins venus de toute l’Ethiopie y célébrer trois jours durant les fêtes de l’Assomption de la Vierge (selon le calendrier éthiopien) ; il fallut donc se rabattre sur un bourg d’étape précédent où, la nuit durant, les chants venus de l’église voisine, les pétarades de voitures tournant en boucle et les concerts d’avertisseurs nous ont soigneusement empêchés de fermer l’œil . Est-ce la proximité des musulmans, de leurs muezzins matinaux et de leur foi démonstrative ? Les orthodoxes ne se montrent pas moins ostentatoires, irrespectueux de ceux qui ne partagent pas leur calendrier. Je vérifiais, au cours de cette nuit bruyante, les remarques de Régis Debray concernant l’invariant religieux, notamment dans son livre Le Feu sacré : n’attendons pas des pratiquants un comportement qu’on qualifierait de « spirituel », leur foi ne cherche pas à s’intérioriser mais au contraire à s’afficher, à s’imposer grossièrement en empêchant nous autres (les infidèles) de faire autre chose qu’eux. Une fête religieuse offre ainsi la meilleure façon de rappeler ou de réactiver périodiquement, à des dates prescrites, ce nouage du nous dans les chants, les processions, les festins d’injera, les offices et surtout dans le plaisir partagé de gêner publiquement les mécréants qui prétendraient, quelle impiété ! dormir.
J’en étais là de mes réflexions sur les embarras que les croyants infligent aux incroyants quand Teferi nous a déposés à Axoum, garé un peu à l’écart en nous montrant du bras la direction, marchez par là, jusqu’aux obélisques ! Et le bain de foule que nous avons alors pris, quelques heures durant, a balayé nos préventions. Il y avait ce jour-là dans cette petite ville peut-être un million de pèlerins, tous vêtus sur leur trente-et-un, les femmes drapées dans leurs natalas éclatants, blanches de la tête aux pieds, avec aux cheveux ces si curieuses coiffures qui recouvrent la tête d’un casque de sillons, avant de former à l’arrière du crâne une touffe crêpue rehaussées de boucles ou de tresses d’or ; les hommes pareillement en blanc, dans leurs gabis (longues pièces de coton drapé), arborant plus rarement un costume européen décroché pour cette fois du clou. Ce fleuve humain d’une incroyable densité nous caressait, nous portait délicatement ; de graves et beaux visages nous croisaient, en nous adressant parfois des sourires, des petits mots ; certains nous ont demandés, par un effet comique de renversement en miroir, de leur permettre de nous photographier.
Depuis la généralisation du smartphone, tout le monde dans ces cortèges photographie tout le monde, par une étrange démocratie ou melting pot de l’image. Paisible, élégante, tolérante, cette foule jouissait d’elle-même comme un grand corps de félin étirant au soleil son ventre, l’Ethiopie ce dimanche matin était de sortie, et s’exhibait avec une tranquille satisfaction. Il y avait certes des haut-parleurs accrochés à des camionnettes, qui diffusaient dans une joyeuse cacophonie tous les dix mètres pour les vendre les CD de groupes religieux ; il y avait les boutiques improvisées sur les trottoirs de parapluies brodés de cérémonie, de croix, de colifichets religieux ou simplement de bananes et de bouteilles d’eau ; on frôlait quelques mendiants, certains affreusement mutilés mais pour lesquels c’était aussi aubaine et jour de sortie ; dans une vaste église circulaire, de construction moderne et aux chromos agressifs, nous avons longuement regardé ces gens prier, ou se reposer de leur nuit, les corps étendus sur les tapis. Une jeune femme apparemment seule nous a longuement parlé, dans un anglais chantant, de sa vie de femme de ménage et de ses espoirs d’émigration prochaine au Canada ; des familles, des villages se retrouvaient au dehors sur les pelouses pelées, jonchées de détritus pour continuer la fête en mangeant, en chantant. C’est dans ce groupe d’églises je l’ai dit qu’est conservé, en grand secret dit-on et veillé par un moine dont c’est à vie l’unique fonction, l’original de l’Arche d’Alliance, confiée à la reine de Saba (dont nous verrons le prétendu palais) par Salomon qui lui fit au passage, et par-dessus le marché, un enfant. Une reproduction de cette arche était ce matin-là promenée sur l’esplanade des obélisques par une cohorte de prêtres soufflant dans des cors, mais la foule était si dense que n’avons pas plus aperçu la copie que l’invisible, le légendaire original !
Cette invisibilité qui fait, avec ces manifestations contradictoires, l’essence du phénomène religieux prend un relief particulier dans ce pays. Un relief c’est le cas de le dire, appliqué à la région voisine du Tigré où nous avons vécu une expérience qu’il faut maintenant mentionner. Les moines ont en effet, depuis le XIII-XIV° siècle, établi dans cette province plus de cent-vingt églises perchées, la plupart enfouies dans le roc où elles continuent de fonctionner pour le culte paroissial des messes, des baptêmes… Or ces lieux de culte sont tellement retirés ou inaccessibles aux regards que les premiers voyageurs, dont certains explorateurs, n’en dénombraient qu’une dizaine jusqu’aux années 1950 ! La province du Tigré a ainsi réussi l’exploit, des siècles durant, de cacher ses cultes aux voyageurs ou d’en dérober l’accès aux curieux. Ce christianisme non des catacombes, mais du ciel, ne peut que faire rétrospectivement rêver.
Il y avait trois raisons, nous explique Aftou notre guide, de construire ainsi en hauteur : pour se rapprocher de Dieu ; pour prier plus calmement ; et aussi parce que le rocher de grès est plus facile à creuser en haut de la montagne qu’à ses pieds. Nous avons consacré trois jours à ces visites, avec un sentiment d’exaltation ; l’ascension fait en effet partie de la prière, ou du conditionnement spirituel du fidèle, le lieu se mérite, il faut y accéder. La première grimpette (une heure, 500 m de dénivelé) servit de mise en jambes en direction de l’église de Debre Tsion, à demi-enfouie dans le rocher sommital, devant une terrasse gazonnée : passé la lourde porte, on découvre dans la pénombre d’impressionnantes voûtes recouvertes de fresques montrant les douze apôtres, les neufs saints venus de Syrie ou la Trinité ; les piliers colossaux taillés à même la montagne, les va-et-vient du prêtre allumant sa bougie, les tapis font de ces cavernes des lieux automatiquement voués au recueillement et au songe. Dans une chapelle extérieure voisine, nous assisterons à un baptême (exclusivement suivi par les femmes, dont plusieurs portent dans leur dos un bébé : les enfants font très jeunes ici l’expérience de l’ascension) ; et dans le cimetière voisin, un promontoire incruste ses tombes à la lèvre d’une abrupte falaise, parmi les cactus et les éboulis d’une roche rouge où la lumière et le vent du soir faisaient merveilleusement cortège aux morts. Mais rien encore d’exceptionnel.
Le grand choc nous attendait le deuxième jour, pour la visite d’Abuna Yemata Guh qui n’est pas permise à tout le monde, personnes sujettes au vertige ou dotées de bras et jambes trop courts s’abstenir ! Cette église est en effet creusée aux deux-tiers d’une aiguille rocheuse merveilleusement rouge, qu’on voit se détacher de la montagne à une grande hauteur, dominant de deux ou trois-cents mètres les éboulis de la plaine. Soit depuis la voiture cinq-cents mètres environ de dénivelé. La promenade commence classiquement, on progresse de rocher en rocher ; jusqu’à rencontrer véritablement la falaise, où le guide vous impose de retirer vos chaussures, et même de continuer carrément pieds nus : le territoire est devenu sacré, et les chaussettes glisseraient sur le grès, qu’il vaut mieux attaquer avec les orteils. Nous levons la tête pour prendre la mesure de cette paroi verticale, percée ici ou là de vagues trous usés par le passage immémorial des fidèles. Il n’y a pas d’autre chemin, il faut escalader ça de prises en prises, rares et précises et que les guides merveilleusement agiles et se riant du vide, un par-devant, l’autre assurant par derrière, nous désignent impérieusement : Here, right hand ! Now foot ! Change foot ! Hold this grip, don’t look down !
Il n’y a pas de corde, et il serait mortel peut-être de regarder, en effet, vers le bas. Nous franchissons ainsi plaqués au rocher une dizaine de mètres, après quoi une légère rive offre un siège pour quelques minutes avant de repartir pour un autre mur… Il y aura à mi-parcours l’appui d’une branche d’acacia miséricordieusement plantée entre deux parois, sèche et polie par la main des grimpeurs, il y aura la légère panique de ne pas atteindre la prise quand on sent l’appui précédent se dérober dans l’étirement du corps, mais enfin on parvient à l’ultime plate-forme, exigüe sur le vide (don’t look down !), c’est vrai qu’on ose à peine regarder en bas mais quelle récompense ! Devant nous, au-delà d’un très étroit et vertigineux passage (corniche large d’un mètre peut-être entaillant la falaise, mais qui nous semble vingt centimètres) s’ouvre la grotte d’Abuna Yemata.
La porte est fermée, des touristes précédents occupant encore les lieux. Le prêtre n’ouvre que parcimonieusement, mais c’est un enchantement : l’altitude, et la faible accessibilité, ont conservé idéalement les fresques bleues et rouges qui tapissent cet antre et nous fixent de leurs yeux grands ouverts. L’officiant en chasuble rallume pour la énième fois son cierge et nous ouvre le livre, brandit sa croix. Nous ne demandons qu’à croire, nous demeurons blottis dans cette capsule spatiale, dans cette géode du profond rocher, ravis d’étonnement et de stupeur.
Un jour il y a quelque quatorze siècles, un homme s’est donc élevé le premier à cette tranche du jour et a pensé calmement C’est ici ! avant de se mettre à creuser. Combien de temps et de générations pour façonner en église ce nid d’aigle, où sont montés depuis des théories d’hommes et de femmes portant leurs enfants, ou peut-être leurs morts avant de les ensevelir ? Un trou voisin de la première plate-forme servait, dit-on, de baptistère. En face, un autre trou de cimetière, d’où débordent en effet quelques os, je n’ai pas le cœur d’aller vérifier de plus près, la falaise semble de ce côté-là trop béante, nous entamons à regrets la descente.
Aftou, pourquoi les prêtres ne creusent-ils pas quelque marches supplémentaires qui nous faciliteraient l’escalade, et pourquoi pas au moins une corde ? N’y a-t-il jamais d’accident ? Jamais, répond Aftou qui balaie péremptoirement d’un mot mes trois questions, « it’s a holy mountain » ! Et dans ces conditions…
Quelque chose en effet d’essentiel périra quand on rendra « accessibles » ces églises du Tigré (funiculaires, téléphériques dans combien d’années ?), ou quand on remplacera la faucille et les aires de battage par de lourdes moissonneuses-batteuses… Notre troisième ascension, un jeu d’enfant comparé à la précédente, fut pour Debre Maryam Korkor ; ici encore il faut s’élever de 500 m environ (mais les pentes ne dépassent pas 60%, en empruntant notamment un étroit canyon qui coupe la montagne en deux) pour déboucher sur un plateau, d’où l’aiguille d’Abuna Yemata dans le massif voisin s’offre aux regards. Une grande église troglodyte nous y attend, flanquée à 200 m sur la corniche d’une autre beaucoup plus petite, Abba Daniel Korkor, fantastiquement ouverte sur le vide. Le saint y aurait passé sa vie en prière ; je m’assieds un instant sur le siège creusé face à l’étroite ouverture, et nous entonnons sous les voûtes qui le répercutent un début de canon. L’endroit est très inspirant, mais passer ici sa vie ? C’est pourtant le cas de la religieuse que nous croisons, prostrée dans la poussière ; montée ici à l’âge de quinze ans, elle en a aujourd’hui soixante-quatorze, à quoi s’occupe-t-elle ? Aftou nous désigne la grotte où elle habite, recueillant l’eau d’une source ; hier jour de marché, elle serait descendue se ravitailler sans parler à personne… Un autre moine, aussi âgé qu’elle, habite une grotte en face et tous deux constituent la seule population de cette montagne ; ils se retrouvent aux messes du prêtre, qui monte ici chaque jour et que nous croiserons dans la descente.
Nous aurions aimé passer plus de jours dans ce haut-lieu du Tigré, où Bella Abyssinia avait réussi à nous loger dans l’étonnante « Gheralta Lodge », construction de rêve conçue par un italien et particulièrement accordée au site. Il fallut se rendre de là, par une longue route de terre, à Lalibela, autre ville sainte assez fantastique elle-même par sa situation perchée et ses églises monolithes arrachées au tuf volcanique – mais que nous aurons visitées sans émotion particulière. Lalibela offre deux ensembles de ces églises très curieuses (au nombre d’une quinzaine), plus l’église de Saint Georges sculptée de forme cruciforme, au centre du site. On y descend donc, depuis la surface du sol, par de profonds fossés qui détachent l’église de sa roche-mère – et l’on ne peut que rêver ici encore à la faisabilité, à l’extravagance du projet.
Notre guide débite dans chacune sa leçon : c’est le roi Lalibela, à la suite de visions et avec ses petits bras musclés, secondé par sa femme ou des anges, qui au XII° siècle aurait creusé un peu partout (car on trouve hors de la ville qui porte son nom d’autres sites) ces formidables monolithes, reliés entre eux par un réseau labyrinthique de tranchées et de noirs tunnels. Certaines églises sont modestes, mais d’autres prennent des proportions de cathédrales ornées de fresques et de tentures ; et la plupart, dotées d’un inviolable « saint des saints » où reposent une reproduction de la Croix de Lalibela et de l’Arche d’Alliance, semblent encore vouées au culte. Nous croisons donc, entrant et sortant, des moines ou de vieilles femmes confondus en prière et en gestes rituels qui se répètent ici séculairement ; sous les voûtes d’un des choeurs, nous avons même pu assister aux longues mélopées d’un groupe de diacres qui intronisaient ce jour-là parmi eux un confrère. Les messes dans ces églises orthodoxes durent quatre heures, et les fidèles s’y soutiennent à l’aide de bâtons qu’on y trouve disposés ; les croyances sont très vives et c’est ainsi que notre guide, ou Teferi lui-même, ajoutent foi aux légendes qui courent sur ce site, construit en tant de nuits avec l’aide des anges, pourquoi pas ?
Teferi à l’église Abreha we Atsbeha (Wukro)
(photos Nedellec, à suivre)
PS : Nos amis Danièle et Yves Nedellec, grands globe trotters, aussi tiennent un blog, intitulé « 150 jours », qu’il alimentent essentiellement des photographies du voyage : nos étapes d’Ethiopie y défilent aujourd’hui en images, complémentaires du « Randonneur ».
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