Nous n’avons vu, parcourant cette boucle du nord, qu’une Ethiopie bien balisée, même si la route (la piste) de l’intérieur choisie par Teferi pour rallier Mekelé, la capitale du Tigré, à Lalibela, l’autre ville sainte du pays avec Axoum, s’écartait davantage des sentiers battus par le tourisme international.
On nous dit que les conditions de vie ont bien changé (dans le bon sens). Partout des routes en construction, ou des villages frappés d’alignement, aux maisons éventrées parce qu’on élargit la chaussée en y enfouissant une adduction d’eau ou un égout…, nous montrent l’effort national d’assainissement et de développement ; et ces villages, où la poussière tourbillonne et s’incruste profondément dans les cases ou les maigres échoppes à chaque passage de véhicule, connaîtront tôt ou tard le soulagement du macadam, qui progresse un peu chaque année. De même voit-on encore un peu partout le trafic des bidons jaunes, que des Cosette promènent le long des routes : l’eau potable courante n’est pas pour demain ni pour tous, et il faut pour s’en procurer envoyer chaque jour les gamins franchir des kilomètres…
L’exiguïté des récoltes est un autre sujet d’étonnement : sur les contreforts du Simien la moindre parcelle de terre suspendue entre les rochers semble cultivée, et puisqu’il est impossible d’y faire manœuvrer les bœufs tirant la charrue, ces confettis de culture sont binés à la pioche, et récoltés à la faucille ; nous croisons ainsi, grimpant et descendant les sentiers entre les éboulis, des hommes lourdement couronnés de balles de paille que ces processions de fourmis conduisent aux aires de battage.
Contreforts du Siemen
Les pieds assez souvent paraissent nus, ou chaussés de la sandale de plastique vert qui coûte ici 70-80 birrs sur les marchés (un stylo bic = 5 birrs, une banane 1 à 2 birrs, un âne 3 à 5000, un chameau 20000 ; rappelons qu’il faut diviser ces chiffres par 25 pour traduire le prix en euros). A Lalibela où nous sautons à pied par-dessus des chaussées en construction, qu’on tapisse de jolis pierres en queue d’aronde, nous demandons le salaire moyen des hommes et des femmes qui s’activent en plein soleil à décharger ces pavés et à les enfoncer, les jointoyer dans leur couche de sable : 80 birrs en moyenne pour une journée de huit heures, sous le regard d’un contre-maître qui ne leur laisse guère le temps de souffler. C’est maigre, rapporté au salaire de nos guides dès qu’ils parlent quelques mots d’anglais. Un instituteur toucherait par mois à peine plus, environ 3000 birrs soit trois jours ici de notre budget, voiture payée.
Or ces gens quand nous leur parlons s’avèrent généralement assez élégants ; l’Ethiopie est fière de sa singularité, qui fait d’elle le toit de l’Afrique, d’où descendent le Nil et d’autres fleuves majeurs, mais aussi les enfants de Lucy (dont on voit le squelette reconstitué dans un musée d’Addis), c’est-à-dire nous tous, espèce homo plus ou moins sapiens ! Et l’orthodoxie devenue religion dominante dès le IV° siècle semble une autre source de fierté, à voir la solennité des messes, des pèlerinages, et la vie toujours active ici des églises. Autre orgueil, ces savanes et ces hauts-plateaux n’ont jamais été colonisés, si l’on excepte le bref épisode italien, et le pays put construire à part ou sur lui-même son identité. Entourée de pays en convulsions ou en guerres chroniques, le Soudan, l’Erythrée, Djibouti…, l’Ethiopie jouit d’un calme relatif malgré ses deux communautés religieuses, orthodoxes et musulmanes qui cohabitent pacifiquement ou se tiennent mutuellement en respect. Respect ! répète notre chauffeur Teferi, saluant au passage les églises, les militaires, les prêtres, ou alignant les enfants qui, du bas côté de la route, nous réclament « money », savons ou stylos.
Le touriste confronté ici à la fantastique inégalité des conditions nord-sud, et désireux de dépasser au cours de son bref périple son rôle de voyageur-voyeur se pose nécessairement la question : comment les aider ? Pas en leur donnant ici et là les petits billets réclamés, et notre chauffeur s’oppose le premier, énergiquement, à nous voir encourager la mendicité ; or il est rare que nos pique-niques en pleine nature n’attirent pas une troupe enfantine, qui semble surgir des pierres là où nous installons notre table (une couverture jetée sur le sol, où Teferi dispose les assiettes que nous garnissons de thon en boîte, de maïs et de tomates fraiches, comment jamais manger seuls, loin du regard de ces petits affamés ?). Notre chauffeur dispose donc les enfants à bonne distance, les range en ligne et leur distribue à la fin les boîtes de conserve et les bouteilles de plastique vides, plus quelques restes de pain, de fruits ou de gâteaux secs, et il nous arrive aussi d’ajouter les savons que nous prélevons à chaque halte d’hôtel, ou les stylos achetés au marché, et qu’ils semblent heureux de recevoir. Mais au-delà de ces miettes, que faire ?
(Dans la boucle sud que nous ne visiterons pas, les incursions des touristes auprès des tribus auraient fait, paraît-il, des ravages en transformant certains villages en « zoos humains ». On nous raconte même qu’une arrivée en hélicoptère de Nicolas Hulot, tournant pour la télé et distribuant à la ronde des billets, aurait durablement pourri les mentalités : plus question de se laisser photographier sans exiger du touriste qu’il passe d’abord à la caisse… Et ce que nous prenons pour leurs cases serait transformé en studios, les « sauvages » venant s’y repeindre ou se regarnir en plumes, avant de paraître devant les caméras.)
Siemen, les gentils babouins
Nos amis Nedellec qui font avec nous ce voyage ont « adopté », voici quelques années, un gamin des rues ; prénommé Sisaye, celui-ci cirait les chaussures des visiteurs de Lalibela. Ils lui ont proposé de faire des études, ils le logent à Addis dans une chambre (bien précaire) dont ils payent la location, ils discutent au passage avec ses professeurs de ses progrès, et c’est lui que nous rencontrons, jeune étudiant-guide qui nous accompagne durant les trois jours que nous passons dans cette ville aux églises enterrées. Il vient d’un village distant de trente kilomètres, jamais visité par les touristes et où nos amis se rendent pour la première fois à la rencontre de ses parents qui vivent à 3000 m d’altitude, dans un toucoul (case enfumée fort mal protégée des intempéries). La journée semble avoir été particulièrement forte en émotions, Sisaye n’ayant pas vu les siens depuis plusieurs années, et paraissant devant eux avec un habillement, et un bagage culturel, très nouveaux pour sa famille avec laquelle il ne peut la plupart du temps guère communiquer – pas de téléphone, pas de poste, pas de relais pour mettre en relation l’ancienne et la nouvelle vie du garçon… De notre côté, ne participant pas à cette expédition, nous nous rendons à pied sur les hauteurs de Lalibela, en direction d’une montagne dont on nous vante le point de vue ; sur un plateau nous y attend un village assez primitif, et dans ce village une école que nous demandons à visiter (je mets en avant pour la circonstance mon statut de professeur français retraité).
L’accueil est empressé, et on nous ouvre les salles de classe avec fierté : la « bibliothèque » d’abord, où les enfants viennent lire les livres qu’ils n’ont pas à la maison. Hélas, la pièce est des plus sombres, et les précieux ouvrages (manuels scolaires élémentaires d’apprentissage de l’anglais, des maths, de l’histoire-géo…) se laissent à peine distinguer dans la pénombre. Le directeur de cette minuscule école primaire (où sont regroupés cent-cinquante enfants) nous explique ses projets, il espère construire l’année prochaine une nouvelle classe, équivalent d’un CM2 qui éviterait aux enfants plus âgés de descendre chaque jour à pied à Lalibela poursuivre leur scolarité (nous croisons ces écoliers qui remontent de la ville, lors de notre descente, ils parcourent chaque jour pour cela à pied une dizaine de kilomètres). L’école, nous explique son très vif et souriant directeur, a trois sources de financement, l’Etat qui évalue les besoins en fonction des effectifs, les cotisations du village (20 birrs par an et par enfant), et les donations privées quand elles arrivent. Nous lui laissons au passage 200 birrs, et nous nous demandons comment aider davantage, tout en redescendant.
Par chance, un instituteur remonte au village, que nous chargeons d’un rendez-vous avec son directeur à notre hôtel le même soir (les enseignants semblent majoritairement habiter Lalibela, d’où ils se rendent là-haut chaque jour). A 6 h précises, nous retrouverons ainsi le sympathique directeur au bar de l’hôtel, et c’est une des rencontres les plus émouvantes de notre voyage ; lui aussi se prénomme Sisaye, et en discutant avec ses collègues il a déjà affecté notre donation de l’après-midi à des travaux de peinture : comment rendre l’école plus attractive pour les enfants ? En éclaircissant les murs de la « bibliothèque » qui paraîtra moins sombre, une fois peinte en blanc. Nous évoquons ensemble d’autres aménagements (dont la décision relève chaque fois du collectif enseignant) : pourquoi ne pas percer davantage de fenêtres ? Et les panneaux solaires ? (Le village n’a pas l’électricité, mais un système d’éclairage solaire sur le toit de l’école ne devrait pas coûter trop cher.) Et combien coûterait la construction d’une nouvelle classe ? Au terme de cet échange, nous décidons de laisser dans les mains du directeur un billet de 200 €, qu’il est sans doute délicat d’ainsi lui donner : comment être sûr que l’argent sera affecté à l’école ? Et comment pérenniser ce soutien ? Tout repose sur la confiance, très vive, que nous inspire l’instituteur, qui repart sincèrement ravi de notre rencontre, mais nous n’emportons de l’entretien que son nom, il ne peut nous donner ni adresse physique ni mail. Je lui confie les nôtres pour qu’il nous écrive au moins d’un cybercafé, mais à cette date (trois semaines sont passées) nous n’avons encore de lui aucunes nouvelles.
Cette question de l’aide nous poursuit, comment répondre adéquatement à tous ces regards d’enfants, à leurs visages si ouverts, si confiants ? Donner à des ONG (elles semblent très nombreuses à occuper le terrain en Ethiopie) implique de trier, de sélectionner les plus efficaces ; plusieurs fois, dans la cour de l’hôtel ou aux restaurants du soir, nous avons vu les grosses 4X4 rutilantes de l’UNICEF, ou des groupes chargés des campagnes de vaccination, ou de contrôles sanitaires ou scolaires ; les initiatives individuelles fourmillent, nous avons ainsi croisé un groupe de touristes français, d’origine rurale, qui viennent ici chaque année conseiller les paysans éthiopiens, les équiper en outils, en techniques agricoles… Si des lecteurs de ce blog, mieux connaisseurs que nous du territoire éthiopien, pouvaient nous conseiller, nous éclairer, nous serions heureux de rejoindre une équipe d’aide, et de garder ainsi le contact avec ces visages que nous n’avons fait que croiser, mais qui nous ont si durablement affectés.
Même si nous les connaissons si peu, nous avons pu mesurer leur détresse, leurs besoins ; et dès lors, comment ne pas tout-à-fait les abandonner, dans leurs chandails troués grelottants sous la lune ?
Remerciements au guide à la grotte d’Abuna Yemata
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