Tonitruant Wagner ?

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On donnait hier soir dans différents Pathé-Gaumont la retransmission en direct des Maîtres chanteurs de Nuremberg depuis le Met de New York (dans une belle mise en scène d’Otto Schenk), et cette série d’opéras nous déçoit rarement tellement les voix, la beauté des costumes, l’ampleur des décors et de la figuration demeurent, d’une pièce à l’autre, un durable sujet d’émerveillement…

Je crois avoir déjà mentionné sur ce blog notre adoration pour Wagner, notre ardente wagnerolâtrie. (Je suis donc loin de partager le mot, d’ailleurs si drôle, de Woody Allen, « Chaque fois que j’entends du Wagner, ça me donne envie d’envahir la Pologne »). Ces Maîtres chanteurs ne sont ni son opéra le plus connu, ni peut-être celui qui donne le plus à rêver, mais c’est son plus long (six heures hier soir avec les deux entre-actes), et sa seule « comédie », envisagée d’abord par lui comme une récréation en marge de la gestation laborieuse du Ring Il y aura tout de même travaillé sept ans, et apporté beaucoup de soin, en y enfouissant plusieurs trésors musicaux autant que quelques pensées chères ou essentielles à son art.

Sous la baguette de l’inusable James Levine, nous fûmes donc de 18 heures à minuit roulés, exaltés et brassés. Avec quelques sujets d’étonnement cependant, concernant notre salle d’abord : autour de nous dans l’ample nef du multiplex, que des vieillards ! Ou, disons, un public de troisième voire de quatrième âge, Wagner n’intéresse donc pas ou plus du tout les « jeunes » ? Incroyable migration du goût ou des genres musicaux, en va-t-il de même ailleurs, à Paris où l’Opéra-Bastille en revanche nous semble toujours pris d’assaut par nos cadets ?

L’autre motif d’étonnement tient à la corpulence des acteurs-chanteurs, qui pèsent ici des tonnes ! Et dans ces conditions, comment vraiment jouer ? Le cas le plus flagrant est celui du ténor Johan Botha, qui interprète (ou devrait jouer) Walther le « jeune premier », mais que son poids fige sur place, voire empêche de simplement marcher ! On justifie généralement la silhouette des grands interprètes wagnériens, ou wagnériennes, par la durée et la dureté de leur performance, quel coffre leur faut-il pour lancer sans micro par-dessus l’orchestre et soutenir des heures durant un tel chant ! Mais Waltraud Meier (inoubliable Isolde) n’apparait pas noyée dans la graisse, et (exemple illustre entre tous) Maria Callas n’a pas perdu sa voix en perdant des kilos… Ces femmes incarnent des tragédiennes par excellence, et c’est un peu ce qui manquait à ces Maîtres chanteurs : ni Eva (pâlichonne Annette Dasch, corps et âme soumise à son papa) ni Magdalena sa « nourrice »  (plantureuse, je devrais écrire pléthorique Karen Cargill !) ne jouaient vraiment. Non, le vrai maître du jeu, d’ailleurs pivot de toute l’histoire et personnage historique, c’est bien sûr le cordonnier Hans Sachs ou son interprète Johan Reuter certes ventru mais non obèse, magnifique de présence, d’autorité pétillante, de registre héroïque dans les sous-entendus – car ce veuf aime en secret Eva alors qu’il repousse ses avances, se jugeant trop vieux, et qu’il aide son pâle rival Walther à la conquérir… L’autre grande vedette de cette mise en scène à mes yeux (à mes oreilles), c’est le détestable Beckmesser (excellent Johannes Martin Kränzle, à la svelte silhouette), examinateur mesquin puis rival grotesque quand il se lance à deux reprises à chanter.

La sérénade (scandée par les coups de marteau du savetier) qu’il expédie sous la fenêtre de Magdalena, confondue avec Eva, est un chef d’œuvre de bouffonnerie qui donne tout de même à penser : Tristan, à l’acte deux de l’opéra éponyme, ne fera pas autre chose lui aussi que se noyer éperdument, obstinément dans son propre chant, aussi aveugle ou solipsiste que le morceau de bravoure du greffier ; l’énamoration n’a pas besoin de la présence de l’autre pour se déclamer, pour (Beckmesser) lyriquement se brailler… Et le charivari qui en résulte, très bien orchestré sur les marches de la ruelle par la foule des figurants réveillés dans leur sommeil et se livrant à une bataille qu’on dirait de polochons, propose une autre clé de l’art de Wagner : la musique n’apaise pas ni ne rend meilleur, elle attise, elle monte au délire les passions et peut rendre les corps ridicules, ou grotesques.

Wagner a glissé dans le livret de sa pièce plusieurs messages personnels, comme son ressentiment évident contre les gardiens de l’académisme (Beckmesser) et leurs systèmes de notation (leurs partis pris d’écoute) étriqués et désuets ; ou encore cette leçon, enseignée (martelée) par Hans à l’intention du gros Walther, « la tâche du poète est de fixer et d’accompagner les rêves  (…) tout art poétique consiste à développer la vérité du rêve »…

Que le triomphe final du ténor passe par un rêve qu’il vient de faire – mais qu’il n’ose d’abord raconter, sous peine de l’évanouir ; que le premier chant qu’il propose au jury des Meistersinger rattache étroitement la performance vocale avec l’éveil du printemps, de l’amour, et le chant des oiseaux…, tout cela dans le livret composé par Wagner est façon de souligner l’originalité de son art propre, qui vient réformer la musique (la baptiser dans un nouveau Jourdain) comme Nuremberg en ce début du XVIe siècle saluait dans la Réforme luthérienne la fin de l’hiver et un authentique renouveau spirituel… A cet égard, les dernières déclarations de Hans (autre ou nouveau Jean le Baptiste) avant le rideau final pèsent leur poids de prêche nationaliste : « Si l’Allemagne vient à être occupée par d’autres puissances, notre musique saura lui redonner sa grandeur » (je cite de mémoire). Ainsi se tissent, dans ces Meistersinger hauts en voix, en tumultes et en couleurs, le romantisme très personnel de l’artiste et son ardent patriotisme. Nul doute que cet immense poète-musicien voulut, mieux que Bach ou Beethoven, incarner l’Allemagne aux yeux (aux oreilles) des générations futures ; et pour cela démentir Victor Hugo qui écrivait à la même époque, dans son William Shakespeare : « Le grand pélasge, c’est Homère ; le grand hellène, c’est Eschyle ; le grand hébreu, c’est Isaïe, le grand romain, c’est Juvénal ; le grand italien, c’est Dante ; le grand anglais, c’est Shakespeare ; le grand allemand, c’est Beethoven ».

J’ai prélevé cette citation pour l’inscrire dans l’éditorial du prochain numéro (42) de notre revue Médium consacré au « Grand écrivain national », que je viens de coordonner et qui paraîtra ce janvier. Si la fonction d’ambassadeur put convoquer un temps, chez nous, les poètes, Claudel ou Saint-John Perse, représentants par excellence de l’âme d’une nation auprès des autres, ce marquage identitaire n’est pas désuet, et il semble même plus exigeant que jamais en ces temps de dilution mondiale : pour des nations en quête d’auteurs ou de hauteur, chaque langue, donc chaque littérature incarnent à bon droit  le noyau dur de leur identité ; mais la musique peut prendre le relais, comme le proposent Hugo puis Richard Wagner ou son porte-parole Hans le cordonnier. Et pourquoi pas aujourd’hui le cinéma, voire le sport ?  Les identités comme les cultures glissent, et nos drapeaux se cherchent d’autres champions…

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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