J’étais par hasard parisien de mercredi à vendredi soir, venu pour une (remarquable) soutenance de thèse avant de m’en retourner deux jours plus tard avec la liasse des journaux à lire dans le TGV du soir… J’ai donc encore dans les oreilles les sirènes qui striaient les rues jeudi et vendredi, l’ambiance très particulière de ce dernier après-midi de traque où chacun je crois, suspendu aux nouvelles si parcimonieuses, anticipait le dénouement forcément proche, et sanglant ; j’ai surtout en mémoire le témoignage si fort de la foule rassemblée, recueillie autour de la statue place de la République dans la soirée de mercredi où tant de gens allumaient silencieusement des bougies, brandissaient dans le crépuscule des photos, des noms écrits sur des pancartes, des crayons. J’irai donc demain au rassemblement prévu ici à Grenoble, j’ai impérieusement envie d’en être, même si le slogan « Je suis Charlie » me touche médiocrement, je n’achetais pas ce journal, sa « culture » n’était pas la mienne.
D’où vient au fil des trois jours que nous venons de vivre la force du traumatisme, sa puissance de convocation ? « La France est frappée au cœur », a justement dit notre Président, et chacun peut en effet le vérifier pour lui-même ou dans son propre cœur : quelque chose d’essentiel s’est trouvé touché, ou visé, mais plus précisément quoi ? Les attentats « classiques » (Marbeuf, RER Saint-Michel, ou Londres en 2005…) n’étaient pas ciblés, ils frappaient à l’aveuglette leurs malheureuses victimes ; ici on a canardé des journalistes, et voulu détruire un « esprit » qui tournait en dérision (avec quelle puissance quand les caricaturistes ont du talent !) les fanatiques de tous bords et les cons. On vérifie depuis mercredi que s’attaquer de cette façon à un journal touche, de façon très sensible, aux conditions de formation et de maintien de notre « âme », ou de notre être ensemble (les médiologues auraient pas mal à dire sur ce point). L’évidence du crayon fauché net par la kalachnikov, la disproportion de la riposte qui voit la conscience critique, la moquerie et le rire piétinés par des brutes à front bas font atrocement image et se retournent automatiquement sur les porteurs de terreur (qui ne peuvent couvrir un tel acte d’aucune valeur sans aussitôt balafrer leurs idoles de sang). Et dans cette mesure oui, nous sommes en guerre.
Il faut manier le mot avec précaution, constater cette guerre ne voulant pas dire qu’on réclame du même coup la croisade ni les mesures d’exceptions. Au contraire : les conditions de l’attentat et le profil des tueurs met en pleine lumière la guerre de l’Etat de droit contre la terreur, de la culture contre l’obscurantisme le plus abject, de la laïcité contre le fanatisme. L’énormité de l’assaut mené par « eux » contre « nous » dessille nos yeux et nos oreilles, arrachés par la fusillade si proche au confort de notre bulle ou de notre rêve de coexistence irénique : ces gens-là nous haïssent, et il n’y a en l’état des rapports internationaux entre les cultures ou les civilisations pas de compromis possible. Puisque nous leur faisons la guerre au Mali ou au Daesh par drones ou par lointaines forces de l’ordre, il est logique tôt ou tard que l’assaut se rapproche et nous frappe « au cœur ».
Comme un nouveau 11 septembre ? La une du Monde daté de vendredi était peut-être choquante car l’attentat contre Charlie a fait moins de victimes, la classe politique française n’est pas dominée par des faucons du type Bush, et il ne faut pas que l’engrenage (le piège) où sont tombés les Américains recommence… Mais il est vrai que nous réagissons, plus ou moins clairement, au sentiment horrible qu’un double sanctuaire a été violé : l’attentat a eu lieu à Paris, et il visait certains ingrédients du génie ou d’un orgueil national qui tournent, comme chacun peut le ressentir obscurément au fond de soi, autour de la laïcité – et du rire.
J’ai très vite pensé mercredi, confronté à cet assaut, au scenario si finement conçu par Umberto Eco dans son best-seller Le Nom de la rose, roman fondé sur la critique des « agélastes » (les moines qui s’interdisent le rire ou diabolisent celui-ci), et sur l’obstacle ainsi opposé par eux au développement de la culture. Et c’est donc l’occasion de préciser ici mon goût très vif pour Cabu ou pour Wolinski. Je n’achetais pas Charlie mais je possède leurs albums, comme j’ai ceux de Reiser, de Lauzier (merveilleuses Tranches de vie), auxquels s’ajoute mon enthousiasme pour les (pas tous) humoristes et imitateurs de la scène ou de la télévision : pour (dans l’ordre de ma formation) Fernand Reynaud, Raymond Devos, les tant regrettés Coluche et Le Luron, puis pour Les Inconnus (irremplaçable trio, que sont-ils devenus ?), ou aujourd’hui pour mon idole Laurent Gerra (dont le dernier DVD, reçu à Noël, déçoit tout de même un peu à force d’empiler sur les mimiques et les mots l’orchestre et les paillettes)… J’énumère ces noms (bénis) avec gratitude, avec toute la vénération qu’on porte à d’irremplaçables éducateurs, et bienfaiteurs.
« Quoi, tu regardes encore ton Coluche, n’as-tu rien de mieux à montrer aux enfants ? » Notre famille a plus d’une fois retenti de cette altercation, mais qu’y faire si je demeure sur ce point décidément ou irréductiblement « primaire » ? Je peux, je l’avoue, écouter Coluche ou Gerra en boucle en me tire-bouchonnant et me roulant toujours autant…
En quoi ce rire, ou le sentiment très vif de la dérision et de l’irrespect, contribuent-ils à l’effort général de (ou vers) la culture ? Laissons aux classes de philo cette question, que la lecture de Bergson, ou de Freud (Le Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient) éclaire un peu sans vraiment l’épuiser. Comme je laisse à Finkielkraut sa dénonciation, nécessaire parfois, mais finalement hargneuse des rieurs ou de ceux qui laissent couler dans leur vie ce champagne. Un certain parti pris du rire est probablement inanalysable et pourtant quelle libération, quelle force cela donne !
Je dirai que le rire participe de la coupure sémiotique, on met à distance un phénomène et les passions (lourdes) qui s’attachent à lui en décidant, simplement, d’en sourire ou d’en rire… On débraye sa propre sensibilité, et la chaîne des raisons (des réactions, des précautions) qui font le caractère sérieux ou obsessionnel ; le traitement par le rire change le grave en écume, en signe ou en simple simulacre. Par exemple Dieu. Le fanatique qui accuse Cabu de blasphème vole au secours de son dieu, qu’à la pointe du crayon le gentil caricaturiste percerait d’épingles et déchiquèterait, comme on torture par poupées interposées un corps « envoûté »… Il n’y aurait pour le fanatique que du corps, du contact direct, de la présence « réelle », sans codage sémiotique, sans espace pour le jeu, pour les représentations ni les simulacres. Or c’est ce virtuel de la sémiose (de la mise en signes, en mots, en coups de crayon) qui pour nous est divin, qui apporte respiration, création, trouées multiples vers d’autres identités, d’autres expériences et d’autres mondes.
Plaignons – mais cette fracture est l’objet d’une guerre planétaire et toujours recommencée sans doute – ceux qui ne vivent que dans le réel en condamnant le jeu infini des signes, la traduction sans fin des interprétations et la trame inlassable des représentations : ennemis du rire, du théâtre, des jeux de mots, du multiple, du virtuel…, où ils ne voient çà et là qu’abjection. On peut partir en guerre contre des mots ou des images à condition de leur opposer d’autres mots, et d’autres images ; mais critiquer le dessin en assassinant le dessinateur, la pensée en brûler les livres, ou (cette semaine en Arabie saoudite) en condamnant à mille coups de fouet un blogueur…, relève d’une censure d’un autre âge : des coups de feu ou de fouet contre des coups de crayon ?
Cette forme de « critique » à l’échelle de l’humanité et sur le long terme, il faut le rappeler, n’a cessé heureusement de reculer, et de perdre.
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