Grenoble dimanche 11, photo Maryvonne Arnaud
Parmi les nombreux sujets de méditation qu’apportent ces journées, et ce matin même le billet de P*, auquel j’ai promis de répondre, je m’arrêterai succinctement aux points suivants :
1. L’ironique retournement
Les assaillants de Charlie ont voulu tuer un journal qui battait quelque peu de l’aile, ils l’ont durablement ressuscité : d’un tirage moyen de 50000 exemplaires, Charlie passe ce mercredi 14 à 3 millions, sans compter les multiples traductions étrangères !… Ils pensaient écraser un esprit de fronde ou de dérision à coups de kalashnikov, l’esprit s’échappe comme le génie de la bouteille et gagne un pays entier, rassemblé (pour combien de temps ?) sous le slogan « Je suis Charlie ». Il est très instructif de réfléchir à ces retournements de l’action historique par lesquels ses agents entraînent souvent, par leur intervention inappropriée, le contraire du but recherché ; c’est ainsi que les nobles de 1789 ont poussé à la convocation d’Etats-Généraux pour mieux contrôler le pouvoir royal, mais l’action leur échappe et entraîne la Révolution française, qui décapite les nobles ; ou qu’une minime répression, pour mettre à l’écart un agitateur étudiant, entraîne une mobilisation qui déclenche des troubles dépassant largement le « désordre » d’abord combattu ; ou qu’un censeur, condamnant un spectacle ou un livre, attire sur ceux-ci une visibilité dont l’auteur séditieux n’aurait pu rêver sans l’intervention sur lui des ciseaux, etc. On peut voir dans ces phénomènes l’ironie ou la dialectique de l’Histoire, certains diront la grâce divine (quand, exemple de « l’admirable propagation de la Foi », celle-ci progresse par la répression des martyrs)… Je parlerai pour ma part de logique des relations pragmatiques, c’est-à-dire des relations que l’homme entretient avec l’homme (et non avec les simples choses, domaine des relations techniques) : la pragmatique contient une boîte noire, ou une part inéliminable d’imprévisibilité, et c’est tout le génie des « affaires humaines » (comme Aristote nomme « ta pragmata ») : la causalité n’y est ni proportionnée ni linéaire, de petites causes y entraînent de grands effets, ou inversement de grandes causes des effets nuls, des résultats à l’envers voire pas de résultat de tout ! L’acteur propose, les répondants disposent… Et c’est pourquoi l’art de gouverner, ou d’intervenir dans l’Histoire, est tout sauf une science, ou une technique.
2. La proportionnalité
Mais une règle de la conversation veut (principe de civilité) qu’on proportionne sa réponse à la question posée, qu’on en respecte le cadre énonciatif ou la règle du jeu (implicite). A la question « Comment allez-vous ? » il n’est pas correct de répondre par un bulletin de santé – mais par le retour de la question, comme font en écho les Anglais, « How do you do ? » ; à une caricature on doit répondre par une caricature, par des arguments verbaux ou en général par une autre élaboration sémiotique… C’est ainsi que l’imam de Bordeaux (voir http://rue89.nouvelobs.com/…/preche-tarek-obrou-a-mosquee-b…) vient d’inviter ses fidèles à se lancer eux aussi dans le maniements des crayons, plus approprié que celui des armes…
Grenoble, photo Maryvonne Arnaud
3. Chaleur phatique
On appelle fonction phatique, en pragmatique justement, le jeu des opérateurs de contact ou de mise en relation, sans implication référentielle ni valeur d’information. « Comment allez-vous ? » est typiquement phatique, on dit son intérêt pour l’autre mais sans aller jusqu’à lui réclamer des détails sur sa santé, c’est le degré zéro du care : je fais attention à vous, je vous traite en être humain et pas en chose, nous sommes pragmatiquement ou mutuellement reliés… Cette relation à la base semble la condition de toutes nos communications ultérieures, ou, pour le dire autrement, la fonction de communication (de mise en commun) précède et excède infiniment nos échanges d’information proprement dite. Une foule, ou une manif, est riche en comportements phatiques, peut-être même n’y observe-t-on que ceux-ci. Oui la foule est sentimentale (merci Souchon !) et pas mentale, elle ne pense pas disais-je mais elle pèse. Et le bien-être reçu de la foule, où certains commentateurs n’ont vu ces jours-ci que dégoulis affectif, grégarisme aveugle, navrant conformisme ou décapitation de la pensée, s’avère essentiel à notre moral. Nous ne savons pas encore comment les manifestations sans précédent de dimanche vont transformer notre grand corps social ou national, mais il est certain que ces immenses rassemblements allaient dans le sens du mieux. Et que, recrus de pessimisme, de déclinisme, d’individualisme, de méfiance ou de désespérance envers les autres (pourtant nos semblables, nos prochains), nous en avions un terrible besoin. Au nom de quelles valeurs supérieures bouder ces instants de fraternité ?
4. Onde ou corpuscule ?
Ou, pour le dire autrement en empruntant à la physique quantique, tantôt (la plupart du temps ?) je suis corpuscule mais tantôt onde, immergé dans un flux, traversé ou comme transi par tous les autres. Et il y a des médias accordés à chaque état : la communication musicale, le spectacle sportif, la mise en commun du rire, le slogan « Je suis Charlie » ou encore la messe, d’un côté, et l’information proprement dite ou le travail d’un langage articulé, d’une argumentation et d’une raison de l’autre… Comme avec l’alternance de la nuit et du jour, ou les basculements de la communication (des communs ou moments de communauté) vers l’information proprement dite (c’est-à-dire critique, celle qui nous individualise), notre vie se nourrit des deux… La sempiternelle critique des médias (dont les manifs font partie) est généralement trop individualiste, et intellectualiste : on les juge sur leur degré de référence, de dévoilement ou non du réel en oubliant leurs fonctions de relation phatique, ou proprement communicationnelle : car l’éclat de rire, ou de colère, la foi, le deuil, la confiance sont des sentiments qui demeurent en deçà (ou au-delà) du vrais et du faux. De même, une manif qui réunit (en additionnant les villes) près de quatre millions de personnes ne se réfute pas – et elle ne « récupère » personne, elle se contente irrésistiblement d’émerger, de peser son poids de réalité.
5. Présence ou représentation ?
La vie politique courante, comme nos communications ordinaires toutes tissées de codes et de signes marchent à la représentation, c’est-à-dire au détachement de simulacres planant loin du réel : un député, un délégué syndical comme un ambassadeur sont des signes que le corps social détache de lui-même pour continuer d’agir en des sphères où il n’a pas d’autre accès. Mais quand cette articulation parlementaire ou de la délégation en général coince, quand les gens s’impatientent d’être re-présentés, ils descendent en personne dans la rue et cette « présence réelle » bouscule les règles de la partie. On marche en bouchant les voies aux voitures, au tram, on arrête tout par la simple manifestation de soi, j’y suis, je proteste ! Les manifs de dimanche n’étaient pas à slogans, hormis l’élémentaire « Je suis Charlie », affirmation d’une solidarité assez vague mais globale autour de principes qu’on ne prend pas la peine d’articuler, tant l’horreur du massacre, et l’évidence visuelle des titres ou des caricatures suffisent. Et chacun avec bonheur s’y retrouve. Discours pauvre, pas très chic mais choc, adhésion ou affirmation primaire, basique – le primat de la relation, de l’être-là pour une fois ensemble. Cette démonstration n’est pas frivole mais périodiquement nécessaire, et parfois exaltante. Comment se parle, comment se voit la foule ? Le narcissisme des masses demanderait bien des analyses ; dimanche on ne communiquait pas par mots d’ordre mais par images brandies, crayons, reprises de caricatures ; à Grenoble, les gens s’applaudissaient, cela partait du fond du cortège et progressait par vague, comme une ola sonore, on ne se voyait pas au-delà de quelques mètres mais le son prenait en charge la vue pour mesurer l’ampleur, la profondeur de la présence des autres ; tous faisaient fête aux quelques musulmans présents ; et bien sûr et à qui mieux mieux, on se photographiait.
6. Intelligence des foules ?
Il y a donc une intelligence des foules (titre d’un ouvrage de Rheingold sur la culture numérique et l’essor des réseaux sociaux), pas une intelligence discursive, raisonneuse ou secondaire, mais un discernement pratique et primaire, tout de connivence et de réactivité sensible à l’événement, un calme bloc pétri de sentiments imprescriptibles : indignation, amour et compassion pour les victimes, fierté d’une appartenance, d’une identité retrouvée… Beaucoup de ces grands sentiments se mêlaient dans les têtes, qui n’avaient pas besoin de s’exprimer, chacun comprenait, s’accordait aux sentiments des autres. Cette fraternité (chose si rare en République malgré les écritures de nos frontons !), cette solidarité en acte ne se dit pas, elle se montre – autre grand partage dans nos études de pragmatique, qu’est-ce qui dans la communication ordinaire d’un côté se dit et de l’autre se montre, comment se distinguent et se hiérarchisent l’explicite et l’implicite, le déclaratif et le procédural ? La foule ou la manif procèdent, et du même coup elles m’excèdent, elles me succèdent en parlant au-delà de moi, autrement mais tout de même et mystérieusement en mon nom et pour moi, oui ce que j’avais à dire c’est ça, et j’y étais pour que d’autres avec moi le montrent ou le disent, tous ensemble dressés contre le crime, la bêtise, l’infâme, l’atroce vulgarité… Avoir dit ou montré ça à cette échelle, ça fait tout de même plaisir et c’était sacrément rassurant.
Photo Maryvonne Arnaud
7. Narcissisme de notre info
Cependant que, cette même semaine où nous nous dressions en masse et quasiment à l’échelle internationale contre le massacre islamiste perpétré à Paris, la secte Boko-Haram massacrait « tranquillement » au Nigeria sur les rives du lac Tchad 16 villages en faisant 2000 victimes, principalement parmi les femmes et les enfants, sans susciter une indignation comparable à la nôtre.
*
J’arrête ici ces réflexions, je n’ai pas répondu cher P* à ta philippique, je me suis laissé porter vers d’autres directions ; et je n’ai pas non plus abondé dans ton Hollande-bashing, moi je le trouvé plutôt bien Hollande, et Valls, ils ont eu les mots justes en face de cette horreur… Au fond je suis d’accord avec le papier si malicieux et tellement mieux écrit que le mien de Luc Le Vaillant paru dans Libé de lundi, j’y renvoie d’ailleurs le lecteur – et je remercie Maryvonne en attendant de reprendre le fil de cette rumination.
Laisser un commentaire