La question du soin, sous le nom de care outre-Manche, a connu un grand développement depuis quelques décennies, et une actualité évidente avec l’épidémie du Covid. J’avoue n’avoir pas lu cette abondante littérature, de Judith Butler (USA) à Sandra Laugier chez nous, mais le sujet comme on dit est riche, et stimulant ; il touche à des points de pragmatique, de psychologie de l’attention ou de rapport au travail qui ont de profondes racines du côté de la morale, et de la méthode. Essayons de préciser.
Je soulignais dans un précédent billet, « Prenez soin de vous », à quel point l’acte de soigner est réflexif, ou mieux récursif : prendre soin de quelqu’un, c’est enrichir ma relation avec lui, donc me soigner moi-même. Le soin ou le souci (bien compris) de soi et le soin de l’autre tournent dans un cercle. Soigner, c‘est se soigner.
Escher, la récursion
Cette boucle d’une grande puissance sociétale ou morale répond à la question, qui obsédait par exemple Rousseau, de savoir pourquoi les hommes s’obligent. La bienveillance substituée à la violence ou à l’arrogance, la confiance plutôt que la défiance ou un soupçon systématique, réalisent le cercle vertueux d’un narcissisme bien compris : étant donné la réverbération de nos relations pragmatiques (celles qui courent du sujet au sujet), je trouve sympathique celui qui me trouve sympathique, aimable celui ou celle qui m’aime, détestable le visage qui me regarde de travers, etc. Le bien de la bienveillance me revient ; une relation de confiance, ou de réciprocité du soin, fonctionne comme une prophétie auto-réalisatrice.
Or cette réflexivité ne se limite pas au cadre pragmatique de nos interactions, elle s’étend également aux relations du sujet à l’objet : construire un meuble, réparer ou soigneusement entretenir son vélo (plutôt que de le jeter à la première occasion, ou de faire appel à un spécialiste) font partie d’une attitude soignante ou réparatrice à l’égard du monde en général. L’attention que nous mettons à prolonger l’existence de chères vieilles choses (plutôt que les conduire à la décharge) traite le monde dans son ensemble comme un sujet toujours en souffrance, bien digne de nos soins dans ses plus minuscules manifestations. Le contraire de cette attitude, ou de cette éthique, relève d’un consumérisme avide, ou de la négligence.
Négliger, étymologiquement, c’est ne pas recueillir, ou ne pas s’éprouver relié : le contraire de la religion, dans sa double étymologie du religare (relier) et du religere (recueillir un message ou savoir l’accueillir). Les figures de la négligence contemporaine, hélas innombrables, obéissent à divers facteurs qu’on peut tenter d’énumérer : la spécialisation croissante des tâches nous persuade, devant une fuite d’eau, une panne de frigo ou la crevaison d’une roue, que ce n’est pas mon affaire puisqu’il existe des gens pour réparer ça. Attitude justifiée assez souvent, dans la mesure où le temps passé par l’amateur à réparer excède les règles du calcul économique. « Ça n’en vaut pas la peine », moyennant quoi nos décharges accumulent des objets à peine abîmés, que le caprice, l’incompétence ou l’impatience de leurs propriétaires ont prématurément relégués (au bénéfice, espérons-le, des chineurs, recycleurs et bricoleurs de toutes espèces qui hantent ces poubelles d’une consommation trop pressée).
J’avais un grand-père qui réparait tout (ou peu s’en fallait) ; ce bricoleur invétéré m’entraînait dans sa cave transformée en atelier, où par le jour chiche du soupirail se découvrait toute une panoplie d’outils pour le bois, le fer, l’électricité ou la peinture, et d’où sortaient à l’occasion de Noël des cadeaux aussi fabuleux qu’un castelet de guignol (avec ses marionnettes) ou une ferme dont le toit se soulevait, avec tous ses animaux soigneusement individués et son couple de paysans, en habits de travail. De tels présents, inutile de le préciser, avaient une autre allure que ceux tirés des rutilantes vitrines de quelques Galeries Lafayette ; l’âme de René, sa longue patience s’étaient déposées dans l’odeur de la colle ou ses coups de pinceaux, toujours perceptibles pour moi si, à soixante années de distance, je me penche sur les reliques qui me sont restées de son art. En nous confiant de pareils chefs d’oeuvre, c’est un peu de son ingéniosité, et de son amour de la belle ouvrage, que René (sorti major de l’école Boulle en 1912) nous transmettait. Donner de tels présents, c’était léguer à ses petits-enfants une parcelle de soi-même.
La mode est une variante particulièrement criante de ce consumérisme envahissant, elle aussi nous pousse à mettre prématurément au rebut, par pure frivolité, des vêtements ou des objets encore tout-à-fait viables, mais que leur simple valeur d’usage ne suffit pas à maintenir à l’existence. La mode en tous domaines agit comme un accélérateur d’obsolescence, ou de dévalorisation.
Mais c’est au fond cette notion de valeur qu’il faudrait soigneusement examiner, quand sa forme monétaire l’emporte sur toute autre considération. Le calcul de la valeur n’est pas facile à faire, que vaut une espèce en voie de disparition ? Un hectare de banquise, ou de forêt ? Une journée de bricolage, ou de jardinage ? Un lac sans pollution ? Nos choix économiques et politiques, en alignant le calcul de la valeur sur sa forme marchande, écrasent ou négligent ici encore quantité de valeurs vitales, ou primaires, qu’il faut constamment rappeler, ou justifier aux yeux de nos dirigeants négligents.
Soigner, répète-t-on, n’a pas de prix ; la santé n’est pas une marchandise, et ne doit pas être soumise aux calculs d’une stricte rentabilité. Très bien. Sauf que, dans la hiérarchie des salaires qui nous sert de boussole, les professions (largement féminines) qui se consacrent à des soins vitaux, et qu’on a vues mobilisées en première ligne lors de notre crise sanitaire, sont aussi les plus mal payées, ou socialement traitées : les derniers de cordée, pour reprendre la métaphore macronienne, sont aussi les premiers de corvée ! Il est urgent que ceux qu’on applaudit chaque soir reçoivent non une médaille lors du prochain 14 juillet, mais une sérieuse revalorisation de leurs services.
Partout où s’étend le service du soin, disais-je plus haut, se révèle une troublante continuité du sujet avec l’objet, ou avec le sujet en vis-à-vis. Le soin suppose de l’empathie, et l’empathie nous rend l’autre proche, voire semblable. La relation de soin implique donc, sous les effets de connaissance toujours superficiels, une forme de connivence, ou de solidarité profonde. Prêter attention, de même, demeure une condition élémentaire du soin, et ce don d’attention prévient contre la négligence. Empathie, proximité, attention, contact : ces valeurs sont malmenées par l’abstraction croissante des tâches, voire par leur simplification quand le travail se trouve analysé et décomposé sur la chaîne de montage.
On sait les ravages causés par le taylorisme, et les profits considérables tirés par les patrons d’industrie chaque fois qu’il s’est avéré possible de dissocier le fairedu penserou du concevoir. Une certaine logique capitaliste s’est acharnée à simplifier le travail ouvrier, pour mieux le sous-payer – et les Soviétiques n’ont pas tardé à envier l’invention de la chaîne aux usines Ford, et à l’importer. Aux cols blancs les tâches de la conception (ou comme disent les fonctionnaires soviétiques, du « plan »), aux clos bleus celles de la simple exécution, qui peut s’avérer mortifère, décérébrante ou déshumanisante. Avec ces savoir-faire qu’on néglige de solliciter ou d’entretenir, ce sont des générations entières d’O.S., traités en simples machines, qu’on a jetées au rebut. Mais la négligence ou le gâchis ne sont pas moindres quand le même système d’exploitation, et de consommation effrénée du monde, traite celui-ci comme simple marchandise, en sacrifiant aux lois de l’échange monétaire et d’une rentabilité à court terme les trésors des éco-systèmes et en général de la vie.
Nous sommes nombreux je crois, au sortir du confinement sanitaire (loin d’être terminé), à avoir pris une meilleure conscience, et mesure, de la hiérarchie nécessaire des soins, ou du gouffre qui sépare, entre nous, les soignants des négligents. Etant donné l’importance de ce sujet, plus dans le prochain billet.
Et en attendant, prenez soin du monde, donc de vous !
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