Je poste ici, à la suite du CR du livre de David Lacombled, une analyse de celui de Valérie Charolles ; petite suite sans fin sur tout ce que nous fait le numérique…
Sous le titre un peu large de Philosophie de l’écran, Valérie Charolles publie chez Fayard un curieux livre, intrépide voire excentrique. C’est que cette réflexion d’une extrême ambition n’est pas facile à suivre ; il s’agit pour l’auteur d’ « orienter le monde et nous y frayer un chemin » (p. 238), ce qui ne pourra se faire qu’en changeant les sous-bassements de notre logique, et en quittant un monde solide pour « rendre compte de façon fluide d’un monde meuble » (p. 240). Contre Kant désigné ici comme l’homme à abattre, l’auteur (qui suivit l’enseignement de Bouveresse) en appelle donc à Wittgenstein, à Whitehead et à ceux qui construisent une logique à partir de notre indépassable condition temporelle, tissée d’événements et de faits non réversibles ; là où les choses, à la différence des actions, se laissent assembler et désassembler en pouvant retrouver leurs caractéristiques initiales (principe de réversibilité, de transitivité, d’identité ou de non-contradiction), cette nouvelle logique appliquée à nos décisions ou à l’être-ensemble que nous constituons dans « le-monde-de-la-vie » devra rendre compte d’événements ou de processus par essence non durables, contingents et irréversibles.
Kant, dont la philosophie sublima la mécanique de Newton, coupait durement la loi physique de la loi morale, le jugement déterminant du jugement réfléchissant ou le « ciel étoilé » de la métaphysique des mœurs. Ces partages critiques couronnent une philosophie des Lumières qui est devenue le préjugé ou l’obstacle épistémologique par excellence : les Lumières nous aveuglent au point que nous ne songeons même pas à les remettre en question. Le Dieu-horloger pourtant est bien mort, et il nous faut à présent penser en termes de hasard, de bifurcations, d’événements : tout cela, qui arrivait par accident aux choses à l’échelle du millénaire, est presque l’ordinaire de nos vies – au point que nous sommes tous, espèce autant qu’individus, le fruit de fautes de recopiages et du « bruit ». Passer d’un monde immuable à un monde devenu meuble implique donc une sortie de l’espace (cadre traditionnel de la logique et de la philosophie occidentales), pour s’affronter une bonne fois à une pensée du temps (où d’autres civilisations, comme la Chine, ont pris quelque avance).
Or ce nouveau monde, « meuble », est aussi un monde devenu dense (j’emprunte cette expression à Peter Sloterdijk). Et c’est ici que les écrans interviennent. Disons-le d’emblée, le titre retenu par Valérie Charolles pour son fort livre (qui semble issu d’une thèse) fait lui-même écran, voire faux-sens. Nulle part elle ne nous propose en effet une typologie, une phénoménologie ou une médiologie de ces fameux écrans – qui sont pourtant bien différents, selon qu’on songe aux débuts du cinéma (elle cite en passant la projection du café de la Paix le 28 décembre 1895), à la télévision, aux caméras de l’imagerie médicale, ou de surveillance, ou à nos ordinateurs et écrans de smartphones… A cet égard, la trop célèbre allégorie de la caverne (Platon, La République livre VII) placée en exergue de l’ouvrage jouit d’une autorité douteuse : faut-il, avec Platon, en appeler de ce monde de simulacres obscurs à une lumière naturelle extérieure ? Rompre les chaînes de la « société du spectacle » (complaisamment mais confusément citée à plusieurs reprises) pour entrer dans la lumière de la science ou du jugement éclairé ? Mais cette leçon banale à laquelle on pourrait s’arrêter est justement démentie par l’argumentation ultérieure de l’auteur, qui combat autant l’idée, naïve, que nous aurions une « nature » voire une « lumière naturelle » à rejoindre, que l’échelle pédagogique, voire politique, qui nous inviterait à « monter » des ténèbres vers le plein jour. La prétention à faire des ombres du passé table rase a engendré trop d’obscurcissements, et de cachots ; et notre raison n’a pas la belle consistance qu’imaginait pour elle, par exemple, Kant.
La voie tracée par Valérie Charolles est étrange, et paradoxale, quand elle nous invite par exemple à préférer Rimbaud et ses Illuminations, voire ses hallucinations, au jeu des idées claires et distinctes. Ou quand elle s’engage (se perd ?) dans les savants mais obscurs méandres d’un Wittgenstein où il est bien difficile de la suivre, tant son propos se fait technique, et elliptique. Sur la caverne de Platon cependant, je crois qu’elle affirme nettement ceci : cette caverne, il n’est plus question d’en sortir car dehors il n’y a rien d’autre – à espérer. Nous vivons constitutivement enchaînés à nos regards myopes, ou châssieux, la nuit est profonde et nous n’y frayons ici ou là que de fugitives ou fragiles clairières. Pour le dire comme (magnifiquement) Hugo, le choix n’est pas entre les ténèbres et le jour, « nous n’avons que le choix du noir ». Les écrans figurent donc aujourd’hui nos lunettes, ils nous font voir le monde (les choses, les actes, « les faits » ou les événements) très différemment de ce que croyaient voir nos aïeux, dont on peut donc oublier largement la leçon.
Qu’est-ce que les écrans changent à nos regards ? On aimerait que l’auteur sur ce point soit plus empirique, ou médiologue, et nous sommes bien forcés, tellement elle en dit peu, de reconstituer son argument ou ses intuitions, par ailleurs fortes. Le premier écran, celui du cinématographe, dit ou plutôt et justement montre l’essentiel : ce dispositif a été inventé pour capter le mouvement. Donc quelque chose de la vie, qui échappait (et échappe toujours largement) à la saisie logico-langagière. : l’écran de cinéma « épouse et façonne les contours et la temporalité du monde » (p. 37), là où tout est mouvement chaque phénomène a plusieurs faces, et la logique née d’Aristote cafouille. « Ce qui se trame sur nos écrans est particulièrement dérangeant pour nos certitudes en philosophie » (p. 182), l’invention des frères Lumière sonne le glas de la philosophie des Lumières… Un beau chapitre, « Naître et mourir », souligne à quel point notre perception de la vie et de la mort passe désormais par les écrans de l’échographie, puis de l’imagerie médicale, les parents voient et détaillent leur enfant bien avant sa naissance, et la mort de même a perdu en instantanéité ; en un mot, l’écran n’est pas fixiste, il enregistre des processus ou des faits (mixtes d’actes et de choses).
Mais surtout, il est réfléchissant. Alexandre Koyré avait écrit un célèbre livre, Du monde clos à l’univers infini ; celui de Valérie voudrait lui faire pendant, et pourrait s’intituler De l’univers infini aux réseaux réfléchissants, ou miroitants, ou meubles. Qu’entendre par là ? Il est dommage, ici encore, que notre philosophe ne soit pas plus précise sur les usages des écrans et, par exemple comme nous disions en SIC (Sciences de l’information et de la communication), sur les interactions homme/machine ; car un écran n’est décidément pas le même dispositif technique, ni côté récepteur ne déclenche les mêmes opérations sémio-psychologiques, selon qu’on le contemple du fond d’une salle obscure, en famille dans son salon, ou sur son bureau, avec au pied des données visuelles un clavier, et sur le côté une imprimante… Pour ne rien dire de nos smartphones. Le terme bien mollasson de « société du spectacle » s’applique à la rigueur aux deux premiers, qui nous laisseraient passifs, ou séparés, pas du tout aux écrans essentiellement interactifs d’internet, ou des réseaux sociaux.
A cet égard, le concept de miroitement choisi pour qualifier le fonctionnement voire l’ontologie née des écrans est trop accueillant, ou recouvre trop de logiques qu’il faudrait distinguer : les écrans miroitent entre eux au niveau de leurs contenus, repris en boucle dans le cas des informations, mais aussi du divertissement, de la culture et des jeux (mimétisme de la presse en général) ; ils miroitent en nous agrégeant (sélection « pertinente » des données par chaque internaute, navigations « homophiles » – à la recherche du même – et constitution de communautés au moins virtuelles) ; miroitement enfin ou surtout que nous dirons autoréférentiel, quand nous prenons nos constructions écraniques pour la bonne et loyale réalité out there, quand nous prêtons au monde extérieur les vues nées de nos dispositifs de calcul et de vision… « L’interrelation qui se tisse entre le fait et sa représentation mérite (…) toute notre attention » (p. 65) : oui Valérie, si j’avais fait partie du jury de votre thèse, je vous aurais certainement demandé d’approfondir ce point, baptisé performatif en pragmatique et sciences du langage, mais aussi mimétisme, effets de résonance (dans le cas de la Bourse, ou de la rumeur) ou création de réalité ; donc demandé de réfléchir, le verbe tombe juste, à ce qu’il faut bien appeler la crise de la représentation…
Mais prenons garde à ce point, le calcul et la vision : toutes nos images sont aspirées par le numérique, et les enchevêtrements du langage, du calcul et de la vue sont devenus impossibles à démêler dans ce que nous voyons, croyons et énonçons – donc décidons. Une grande partie de la réflexion menée ici traite, et naît peut-être, des phénomènes objectifs-subjectifs de la Bourse, prodigieusement accélérés par les écrans de l’algotrading (p. 82, dans un chapitre intitulé « La bourse ou la puissance du virtuel »). Valérie Charolles, qui travaille à la Cour des comptes, s’inquiète particulièrement des biais de la comptabilité qui minorent systématiquement les valeurs productives (et notamment le capital-travail considéré comme une charge qui appauvrit l’entreprise) face aux capitaux et aux mouvements financiers. Au point que l’élimination des travailleurs, vrais créateurs de la richesse, dans le bilan d’une entreprise passe aujourd’hui, du point de vue des actionnaires, pour un gain ou un profit positif aussitôt salué en Bourse ! Si la finance est le principal vecteur de fluidification et de virtualisation des richesses, l’affinité de cette « liquidité » avec la sarabande des pixels sur nos écrans a fait basculer toute l’économie, happée par le fluide, le mouvant, loin des pesanteurs matérielles et humaines trop humaines. La puissance publique est-elle là-devant impuissante ? Que fait François Hollande (de ses promesses et rodomontades de campagne) ? « A ce jour, la peur de tirer le premier et de voir l’activité financière se déplacer vers d’autres zones a eu raison de telles initiatives » (p. 90).
Ce livre raisonnablement ardu de réflexion économique (plus que de questionnements sémiotiques, médiologiques ou anthropologiques, néanmoins impliqués et très sensibles au détour des pages) s’affronte donc à la décision : comment restaurer celle-ci face aux « logiques » toutes-puissantes, ou aux macro-fatalités de la mondialisation ? Comment mieux équiper l’autorité politique, ou le chef d’entreprise ? En changeant justement de logique, ou de logiciel, et pour cela en décrivant finement la dépendance, voire l’obsolescence de nos raisonnements standards avec un état dépassé, ou pré-écranique, de nos outils de vision et de pensée. Encore une fois notre monde est devenu dense, de plus en plus dense, c’est-à-dire interactif, solidaire (pour le meilleur et pour le pire), infiniment corrélé – et du même coup follement instable, riche d’émergences autant que de catastrophes que nous savons très mal distinguer, appelant par exemple crise la mutation et le glissement, voire le simple mouvement. C’est qu’on ne passe pas sans douleur du paradigme de l’espace (solide, calmement visible out there) aux bourrasques du temps, ou d’une vie qui se rit de la géométrie comme de la mécanique. Adieu Platon, Aristote, Newton, et bonne nuit Herr Kant ! Les écrans sont le rêve de nos sommeils à nous ; vers eux, à travers eux coulent désormais toutes nos ressources et nos forces ; ils ne sont pas du tout, comme le postulait Debord, le mauvais rêve d’une vie aliénée, ni le cauchemar d’une société de contrôle, nous apprenons de mieux en mieux à nous en servir, ils sont inséparables de nos désirs et, au jour le jour, de nos vies.
Accoucheuse (parmi d’autres) de cette vita nova, sans lyrisme excessif ni style grandiloquent, Valérie Charolles nous en rend les contemporains, oui c’est le mot : elle nous donne, elle nous ouvre au temps, elle nous rend mieux sensibles à ce que cela voudrait dire, à tous les sens du mot, vivre avec son temps…
Daniel Bougnoux
Laisser un commentaire