J’ai tardé à visionner September (1987),la critique disponible n’en parlait pas en bonne part, entérinant l’échec cuisant de ce film à sa sortie, très peu distribué dans les salles aux U.S.A., rarement diffusé chez nous. Sa mauvaise réputation aurait dû au contraire m’inciter à le voir et le revoir, Septemberest un chef d’œuvre, un des meilleurs Woody, qui a confirmé en le tournant, en le concevant avec cette exigence, sa louable indifférence aux diktats des studios et aux lois du marché. Lui avait l’ambition de réaliser quelque chose qui prolonge Tchekhov, comme il avait placé Interiors dans le sillage de Bergman. La fascination de Woody Allen pour ces deux grands modèles n’est pas vaine, il nous donne en effet, avec September, une œuvre au goût de Cerisaie ou d’Oncle Vania transposés dans un huis-clos quelque part dans le Vermont, à la fin de l’été.
Peu importe la localisation de cette histoire, le décor de cette maison fermée sur elle-même et sur ses habitants suffit au drame ; derrière les stores obstinément baissés, nous n’apercevrons rien du monde extérieur, pas le moindre érable ni bouquet de genêts qui font par leur exubérance la réputation de ce coin de Nouvelle-Angleterre. Il nous faut, une heure trente durant, nous contenter du décor minimaliste de la demeure de bois aux teintes estompées par l’âge, beaucoup de gris, de beige, de sépia, un peu de vieux rose, le tapis vert du billard… Les couleurs, le monde extérieur nous arrivent ici comme défunts. La chaleur semble quelque peu étouffante. Rien ne filtre du dehors sinon les bruits du vent, des grenouilles, des insectes, des oiseaux – et, en soirée, un violent orage. Pour son nouveau film qui radicalise les choix du précédent, Allen a tendu sur le vaste monde ce drap comme un champ opératoire, qui ne laisse voir de La Maison (devenue majuscule ainsi isolée) que son intérieur, ses entrailles propices aux conversations intimes, à l’analyse des sentiments, et aux souvenirs.
Le drame ? Il s’énonce en une ligne à l’épure racinienne, Howard aime Lane, qui aime Peter, qui aime Steffie, qui elle-même attirée par lui fait tout pour le repousser. En marge de ces quatre protagonistes, la mère (Diane) et le beau-père (Lloyd) de Lane sont de passage, en route pour Palm Beach, et formulent le projet de s’installer dans cette maison, que Lane a besoin de vendre pour payer ses dettes. Etendue sur à peine vingt-quatre heures, l’essentiel de l’action tient en de très délicates approches amoureuses qui ne savent pas d’abord comment se déclarer, qui oscillent entre une pudique retenue et un fougueux lâchez-tout (entre Peter et Steffie), de même que Lane, trop contenue dans ses griefs et l’amour/haine qui la relie au personnage truculent de sa mère, finit par exploser et hurler en plein salon la scène primitive de son enfance.
Mia Farrow
Chaque personnage est précisément incarné, et à l’évidence magnifiquement joué. Woody a d’ailleurs tourné deux versions de cette histoire avec une distribution différente, la première ne le satisfaisant pas. Du côté des hommes, Howard (Denholm Elliott) est un voisin de Lane (Mia Farrow), professeur d’université et veuf depuis quelques années ; il aimerait refaire sa vie avec cette séduisante voisine, venue soigner sa dépression dans sa maison d’enfance, et autour de laquelle il multiplie des ouvertures sans grand succès, « Comment allez-vous conduire pour rentrer chez vous ? – Comme d’habitude, en pensant à vous ». L’écart des âges lui pose à l’évidence problème. Lane le repousse gentiment car elle-même héberge depuis quelques mois un locataire, Peter (Sam Waterston), qui à la suite de son divorce s’est retiré chez elle pour fixer par écrit l’histoire de son père ; tous deux ont fait de longues promenades et il semble même qu’au bord du lac, une fois, ils aient fait l’amour ; ce début d’idylle, renforcé chez Lane par les feuilles du roman que Peter lui donne à lire, est néanmoins contrarié par l’arrivée dans la maison, depuis quelques jours, de sa meilleure amie Steffie (magnifique Dianne Wiest), mariée et mère de famille à Philadelphie ; son couple et sa vie semblent lui peser, au point qu’elle accepte un flirt léger avec Peter, lui-même assez déboussolé mais bien décidé à délaisser Lane pour, auprès d’elle, s’engager. « J’ai eu envie de savoir, expliquera-t-elle à son amie qui d’abord ne voit rien, si on pouvait encore m’aimer ». Si septembre marque l’entrée dans l’automne, ce titre pointe aussi, chez ces hommes et ces femmes, l’angoisse de la maturité.
Sam Waterston, Dianne Wiest
Ce couple en formation est admirablement fouillé, au cours de mouvements successifs d’élan et de retrait ; l’amour se déclare par un don de disque (d’Art Tatum), par les souvenirs que cette musique ranime en Steffie d’une première aventure à Paris avec un certain Paul, par les airs de piano qu’elle-même mélancoliquement égrène, quand l’orage a coupé la chaîne stéréo et qu’elle prolonge la musique à la lumière d’une bougie. L’amour se parle aussi ou se transpose à travers la passion des livres, particulièrement de celui que Peter tente (maladroitement ?) d’achever. Mais le fragile écrivain est convoité dans cette maison d’une troisième façon, par l’impérieuse Diane (formidable Elaine Stritch) qui entend lui confier oralement les mémoires de sa vie tumultueuse, pour qu’il en mette en forme le récit ! Avec Diane, Woody a créé un de ces personnages de cinéma qu’on n’oublie pas ; ancienne actrice elle-même dans quelques sous-productions de Hollywood, elle se vante d’avoir fréquenté les plus grands et, sincèrement éprise de son Lloyd (Jack Warden) auprès duquel elle a jeté l’ancre, elle brasse et étale fièrement ses anciennes aventures devant sa fille qui manque totalement de son aplomb. Et pour cause, quand on comprend assez vite que le clou de son histoire, ce qui ferait aux yeux de Peter un livre à soi seul, c’est le meurtre de son amant par sa fille âgée de quatorze ans ; la fillette adorait son père, évincé par sa mère qui lui préféra une espèce de truand vulgaire, sur lequel Lane a tiré (fait divers apparemment inspiré de l’histoire de Lana Turner).
Elaine Stritch
« Le passé est le passé, il faut aller de l’avant », professe Diane haut et fort entre deux verres (on boit beaucoup au fil de cette histoire) ; mais si cette mère dominante reproche à sa fille de trop regarder en arrière et de ne pas savoir se réaliser (elle hésite en effet, comme la fragile Joey d’Interiors, entre avoir un enfant ou se lancer dans la photographie), Lane éclate de colère contre sa mère, après avoir surpris Peter et Steffie en train de s’embrasser – colère en partie déplacée, et réinvestie : elle crie que ce n’est pas elle qui a tué l’amant, mais Diane, faisant porter sur sa fille l’accusation pour échapper à la prison. Ce personnage vulgaire et envahissant de Diane, à la voix éraillée par l’alcool et les cigarettes, est riche d’arrière-plans que quelques scènes permettent d’entrevoir, celle particulièrement où, tentée par le spiritisme, elle s’imagine rêveusement retrouver et faire parler les hommes de sa vie ; ou quand, face à son miroir, elle remarque que quelque chose manque aux traits de son visage – l’avenir… « Quel enfer de vieillir ! Surtout quand on a l’impression d’avoir vingt ans à l’intérieur ». Diane est essentiellement égoïste, et naïvement pleine de ses histoires, mais comme la Pearl d’Interiors elle est capable d’élans affectueux, et se distingue dans ce monde feutré d’intellectuels par une enviable énergie de vivre. D’autre part Lloyd et elle s’aiment sincèrement, se soutiennent, et cette fougue amoureuse d’un couple âgé, rarement montrée au cinéma, est une des audaces de ce film.
Sam Waterston, Jack Warden
Lloyd est le personnage le moins fouillé de ce sextuor ; chercheur en astrophysique, ses préoccupations semblent bien éloignées des autres, mais il fait, dans une conversation avec Peter où celui-ci admire la beauté de la nuit étoilée, cette déclaration pascalienne : « je ne parle pas du monde mais de l’univers (…) une création sans objet, fait à l’aveuglette, moralement neutre et inimaginablement violente ». Ce n’est pas la première fois que l’infiniment grand se trouve ainsi placé en regard des minuscules préoccupations humaines, souvenons-nous dans Annie Hall de l’angoisse du petit garçon devant l’observation que « the universe is expanding », et surtout, dans Manhattan, de la très belle scène du planétarium où se noue la relation d’Ike et de Mary. Que sont nos vies, recadrées à cette échelle ? La conclusion désabusée tirée par Lloyd de ses recherches renforce l’isolement de cette maison, où les hommes et les femmes tournent les uns autour des autres, par gravitation.
Le moment d’intense affrontement de sa mère avec Lane, véritable big bang, précipite le départ de Lloyd et Diane, qui lui abandonnent le soin de vendre la maison. Déjà un couple d’acquéreurs inspecte les lieux, avec un regard très professionnel, et cette intrusion nous fait ressentir les sentiments contradictoires de Lane, qui a un urgent besoin de vendre mais qui ressent la douleur charnelle de la séparation, anticipée par le départ d’Howard et de Peter qui tour à tour ont pris congé. Attablées dans la cuisine, les deux amies restent seules. « À Moscou, à Moscou » faisait soupirer Tchekhov aux trois sœurs, à New York, à Paris ! semblent murmurer en écho Lane et Steffie. Leur rivalité autour du même homme les a rapprochées, « tu travailleras, tu rencontreras un mari, peut-être que ça marchera ou peut-être pas, tu trouveras un million de choses à faire », l’encourage Steffie qui va de son côté retourner à Philadelphie.
Ces journées d’entrée dans septembre auront été une (lumineuse ?) parenthèse, il ne s’est apparemment rien passé et rien n’a vraiment changé pour personne, mais au fil de ces dialogues pleins de sous-conversations, de ces jeux de regards, de ces gestes maladroits ou trop vifs…, que de drames, que de convulsions cachées, repliées dans le trou du souffleur ou dispersées à la cantonade ! Avec l’énorme chasteté de l’intelligence, Woody filme ici l’amour non des corps mais des esprits entre eux, qu’un orage, une maison, une panne de courant, un piano ont mystérieusement rapprochés. Il filme les mots sous les mots, les regrets, les projets balbutiés, la scintillante impasse des désirs. Qui a écrit que September n’était qu’un « magma somnifère de culpabilité et de sexe non consommé » ? En reprenant cette appréciation dans sa biographie à l’emporte-pièce (page 459), John Baxter trahit son absence de discernement esthétique, ou son calcul éditorial de caresser le non-public américain de Woody dans le sens du poil.
Mia Farrow et Denholm Elliott
« Le difficile est de faire le gris », aurait remarqué Valéry. Ce film qu’on dira au choix d’une infinie tristesse, ou d’une immense tendresse jusque dans ses mouvements si fluides de caméra, me fait penser au roman d’Aragon Aurélien, saturé lui aussi des nuances de gris, où rien n’arrive comme on dit entre les deux protagonistes, où tout arrive pourtant pour qui sait lire, et écouter. À l’échange de ses dialogues si finement ciselés, Woody superpose dans ce film l’admirable travail des acteurs dont les visages, les gestes si touchants nous poursuivent, longtemps après l’extinction du film. Qui s’achève par un dernier traveling, très doux, de la cuisine où nous laissons les deux amies au salon, aux murs peuplés de photographies, aux étagères plus fournies en bouteilles d’alcool qu’en livres. Aux canapés vides, désormais trop grands. Tout un monde suspendu, rempli d’échos et peu à peu désaffecté, une Cerisaie promise à la brocante, à une prochaine dispersion.
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