L’un des éminents philosophes de nos soixante dernières années vient donc de consacrer un petit ouvrage (65 pages) à la poésie d’Aragon, à partir d’une conférence longtemps retardée, d’abord prévue au Moulin puis prononcée au siège du PCF, à laquelle je n’avais pu assister mais que chacun peut désormais consulter, sous le titre Radar poésie, dans la collection blanche de Gallimard.
Au plus court, je dirai que j’ai lu (trois fois) ce livre avec un mélange d’intérêt et d’irritation. Badiou est évidemment le premier, le seul à se pencher sur Aragon, et il ne cite donc aucun des travaux disponibles. Mais il éprouve face à ce géant qui le dépasse une réelle fascination, on sent le philosophe bluffé par Aragon, et cette circonstance rare est une première raison d’ouvrir cet ouvrage. Qu’y trouvera d’essentiel le profane ?
Un bon quart du texte consiste en citations, parfois très connues, parfois inattendues et qui s’affrontent au dur : à des poèmes de bravade ou de provocation (extraits de « Front rouge », ou de La Grande gaîté), mais aussi d’une allégeance qui semble navrante (« Salut à toi Parti ma famille nouvelle », dans Les Yeux et la mémoire de 1954), textes bien faits pour exciter la réprobation parmi « la cohorte avinée des ‘nouveaux philosophes’ » , ironise l’auteur page 26. Aragon comme Hugo n’avait rien à faire de la bien-pensance, et il traça résolument son chemin à l’écart, sans ménagements – un chemin semé de quelques insurpassables chefs d’œuvre, comme « Strophes pour se souvenir », poème rebaptisé par Ferré « L’Affiche rouge » et cité ici pour l’urgence de faire entendre un des monuments élevés dans notre langue aux combats de la Résistance, ou encore l’ « Epilogue » des Poètes (1960), poignante adresse à la jeunesse où Badiou relève très justement comment Aragon y fait « tenir ensemble la fidélité, le renoncement et la promesse, ou encore la victoire et l’inévitable recommencement » (page 45).
Je partage ces choix, mais je ne le suivrai pas en revanche dans son admiration sans borne pour le poème liminaire des Yeux d’Elsa (1942), reproduit in extenso car « il fait partie de mon Panthéon personnel, et ce depuis mon adolescence. Je l’ai connu par cœur (…) » (pages 38-39). Poème certes riche en vers d’une grande beauté, mais qu’on peut aussi trouver d’une insupportable préciosité, et je rappellerai à ce sujet une anecdote : il y a bien des années, une collègue m’avait invité à prendre la parole dans sa classe de première du lycée Sévigné à Paris, Les Yeux d’Elsa se trouvant au programme du bac de français (c’est François Bayrou, alors ministre, qui l’avait imposé je crois). Cette femme charmante crut bien faire en ouvrant la séance par un document sonore exceptionnel, un enregistrement d’Aragon lisant son poème, « Tes yeux sont si profonds qu’en me penchant pour boire (…) ». J’entends encore l’emphase, la grandiloquene de la voix, et à mesure la consternation, le refus boudeur sur les visages des jeunes gens ; je n’eus pas trop de l’heure suivante pour effacer l’effet de cette fatale ouverture, et les persuader qu’Aragon ce n’était justement pas ça ! Mais la pente fut difficile à remonter.
Les choix de Badiou me semblent révélateurs de sa propre personnalité, il aime l’emphase, les prises de position tranchées, voire irréductibles ; Aragon flatte ou justifie chez ce philosophe une passion doctrinaire, une esthétique de la rupture bien attestées en effet dans cette œuvre, mais auxquelles on ne saurait la réduire. Badiou pose comme une trouvaille (j’en traite depuis trente ans) la triple tresse du politique, de l’érotique et du poétique hors de laquelle on comprend mal, en effet, ces constructions savantes voire parfois extrêmement complexes et sophistiquées : le Parti, Elsa, la poésie sont des causes partout enchevêtrées, avec des dosages variables mais que les grands poèmes font tenir ensemble. Il conviendrait d’ajouter, Badiou le suggère mais n’y insiste pas assez, que ces trois causes sont des occasions de fêlure, voire de torture qui donnent à ces poèmes leur coloration assez souvent tragique : « Mon bel amour mon cher amour ma déchirure », Aragon chérit explicitement ce qui le déchire, et ceci sur le triple plan de sa relation à Elsa (ou déjà à Nancy Cunard), de son engagement politique (jamais renié mais source de tels doutes, de telles souffrances), et de son écriture, virtuose toujours mais on blâme l’acrobate, et lui-même se décourage parfois devant le peu de réalité, le peu de conséquences de ces monuments de papier… Le questionnement sur la vanité d’écrire confrontée au projet réaliste, son résultat ambivalent qui toujours oscille du tout au rien, accompagne le labeur de sa plume comme son ombre portée jusqu’à produire des propos de lassitude, d’amère dérision, voire des gestes de lacération quand il livre carrément aux flammes, à Madrid en 1927, le manuscrit de La Défense de l’infini.
Badiou accompagne l’art d’Aragon dans sa technicité, il relève l’ingéniosité des rimes sans bien comprendre (page 38) l’invention de la rime enjambée qu’Aragon mit en œuvre à partir du Crève-cœur (1941). Il propose une belle analyse de la patience imposée, et montrée en acte, dans l’Epilogue des Poètes où les longs vers de vingt pieds font attendre démesurément la rime, comme le militant attend la réalisation des promesses… Il salue à plusieurs reprises la prouesse du chant, qui s’accorde au « mot d’ordre communiste d’une vocation populaire de l’art » (page 49). Il ne s’attarde pas aux souffrances d’Aragon : dans quelle mesure par exemple le poème longuement cité des Yeux et la mémoire, « Comment l’eau devint claire », répondait par la dénégation et une surenchère de fidélité à l’outrage vécu lors de l’affaire dite « du portrait de Staline », où le dirigeant des Lettres françaises comprit à quel tenace ouvriérisme, à quel fond de rancune de classe son ouverture culturelle se heurtait… On ne peut sonder la poétique d’Aragon sans examiner, je crois, à quel point dans son engagement il en aura bavé. Et sans citer les vers très explicites de souffrance et de désespoir qui parsèment Le Roman inachevé, avant d’exploser dans Le Fou d’Elsa. Deux monuments absolus du massif poétique aragonien, auxquels Badiou ne fait que de superficielles allusions.
Les poèmes du grand âge en revanche le sollicitent davantage, parce qu’ils le touchent personnellement ? J’aurais aimé, puisqu’il avait commencé son étude en citant Lacan (par une coquetterie sans grand fondement), que Badiou examine avec rigueur la dernière époque d’Aragon et son virage homosexuel, « la nouvelle forme du même rapport désirant au monde, rapport tenu longtemps dans la discipline créatrice des objets, dans la sévérité de la discipline communiste, dans la souveraineté d’Elsa »… Qu’est-ce à dire, Elsa = réalisme = PCF, c’est aussi simple que cela ? Mais Badiou enchaîne « et puis, devenu solitaire, s’abandonnant à la multiplicité du monde, sans rien défaire, sans rien renier, sans rien abandonner. Mais toujours libre (…) ». Cette rencontre avec la multiplicité du monde n’a pas attendu les dernières années, que dire du Paysan de Paris, du cycle des grands romans et, notamment, de La Semaine sainte ? Mais Badiou ne cite aucun de ces titres.
Il rapproche en revanche Aragon de Samuel Beckett et de son « Je ne m’arrêterai jamais, jamais », sans dire qu’Aragon lui-même lui rend un singulier hommage dans Je n’ai jamais appris à écrire ou les incipit. Mais à combien de prédécesseurs, de successeurs ou de miroirs Aragon n’aura-t-il pas rendu hommage, au cours de sa tumultueuse existence ? Celui que lui adresse ici notre philosophe ne manque pas de pertinence, ni d’émotion, mais c’est un document sur Badiou autant que sur Aragon, une belle, une nécessaire rencontre qu’on aimerait moins furtive.
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