Quelques titres de Souchon esquissent un roman exotique, ou jouent sur la traditionnelle nostalgie de l’objet possédé puis perdu, Casablanca, Sommerset Maugham, C’est déjà ça… Ce registre semble inhérent à l’art de la chanson, qui exhale spontanément la plainte et embellit le souvenir des petites patries de l’enfance ou du souvenir ; Nino Ferrer avec Le Sud, Claude François avec Alexandrie ou Enrico Macias ont illustré non sans bonheur ce topos compensateur. Mais les souvenirs de Souchon semblent plus roués ; pour goûter les thèmes de Casablanca, ville natale du chanteur, il faut avoir en tête le chef d’œuvre cinématographique du même nom de Michael Curtis ; de même les « histoires pour dames / de Sommerset Maugham » parcourent le labyrinthe bifurqué ou le billard à trois bandes d’autres nostalgies.
Dans ces chansons kaléidoscope, les souvenirs heureux ou malheureux s’éclairent en s’accrochant à des films, musardent du côté des livres ou d’autres chansons (de Robert Zimmerman ou de Lennon Kaput)… Ni trépidant adolescent (Clo-clo) ni pied-noir de charme (Macias), Alain Souchon est trop savant pour s’enfermer dans un genre, trop exigeant mais en même temps sauvage, imprévisible. Ses chansons du même coup ne touchent pas un public ni un âge ciblé mais les traversent tous ; et dans une même famille elles retiendront chacun par des aspects différents, et également forts, par le cri primaire ou par une élaboration secondaire subtile, sophistiquée.
Il faut dire à cet égard la frappante intelligence d’un grand nombre de ses textes, et la justesse des thèmes. Ces chansons analysent notre époque, laquelle semble s’y reconnaître quand elle reprend à Souchon plusieurs formules ou observations bien frappées qui deviennent proverbes, ou mots de passe. Allo Maman bobo, Bidon, On avance, Papa mambo (« On est foutu on mange trop »…), résument avec la condensation du trait ou du mot d’esprit de longs développements qu’on pourrait lire chez un moraliste, ou un sociologue des temps postmodernes.
Le sujet de plusieurs chansons mériterait à lui seul un commentaire développé ; Souchon s’implique dans ce qu’il dénonce et il apostrophe chacun du dedans, dans une mêlée fraternelle. Les paroles du Bagad de Lann Bihoué (peut-être sa plus étourdissante chanson) semblent adressées à son frère, mais cette poignante méditation sur l’avortement des grandes espérances touche à l’intime le rêveur en chacun ; Rame propose un splendide canon, que la foule des concerts reprend facilement en choeur pour dire à pleins poumons l’impossible évasion hors d’une vie ou d’une rivière trop lentes, ou le désir contradictoire d’habiter ici et ailleurs. Mais écoutons mieux : « Amours cordons ficelles serrées », la syntaxe ne coule plus et la voix racle le sable, la phrase devenue nominale juxtapose les mots à la façon dont un jeune enfant, ou un étranger aux prises avec la langue, tenterait de se faire entendre. Les verbes d’action de même peuvent connaître ou présenter d’étranges distorsions, « on nous Claudia Schiffer / on nous Paul-Loup Sulitzer », qui fait quoi au juste ? Quelle est cette étrange façon de maltraiter quelqu’un ? Par ces détournements, ou par les collages de noms de marques (Caterpillar /eau de Shalimar), les porteurs du danger revêtent comme dans un rêve les masques les plus surprenants.
Ou encore c’est un désir très général qui justifie ce « on » : L’amour à la machine aimerait bien « ravoir les couleurs » mais comment être et avoir été, comment revivre indéfiniment l’émerveillement des premières fois ? Ces chansons clament une utopie qu’on dira enfantine ou primaire mais très répandue, celle du désir qui ne renonce à aucune position et qui voudrait que les ballons restent en l’air, que nos amours toujours légères ne pèsent pas, ne s’excluent pas, et surtout que le temps sur nous n’ait pas de prise… Et la foule pour le coup sentimentale et primaire l’acclame en retour, et rugit de reconnaissance.
Avec la grâce de la vigie en apesanteur perchée dans la voilure, ou debout à l’extrémité du ponton, le chanteur s’incline vers la houle en agitant le sémaphore de ses bras.
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