Le livre de dialogue D’un monde à l’autre, le temps des consciences (Fayard, septembre 2020) publié par Nicolas Hulot et Frédéric Lenoir sera-t-il, vu la notoriété de ses deux auteurs, un best-seller ?
Je viens d’en lire les 345 pages avec intérêt, même s’il faut au fil de cela endurer beaucoup de redites, de longueurs et de délayages. Je n’aime pas, à chaque occasion, voir revenir l’Homme en majuscule ; la mise en valeur réciproque et systématique des deux interlocuteurs me retient de les aimer autant qu’ils s’apprécient l’un l’autre ; trop de citations très convenues ne stimulent guère la pensée – mais Lenoir anime par ailleurs des ateliers de philosophie auprès de jeunes enfants qui les entendent pour la première fois. Ce bon vulgarisateur de Spinoza a su faire pargager sa passion à beaucoup de lecteurs qui, sans lui, n’auraient pas eu accès à ce philosophe, même si ses exposés s’entachent un peu trop souvent, à mon goût, de clichés dignes des rayons bon marché du D.P. (« développement personnel »)… Au décrochez-moi ça des lieux communs, dira-t-on que nos deux complices rivalisent de zèle ?
Eh bien non ! Car la question du commun justement est au centre du débat, comment y ramener l’individu empêtré dans un monde consumériste qui n’a pour horizon, et intérêt, que ses soucis égoïstes, peu concerné par la solidarité et une perspective de long terme ? « Il y a une humanité qui travaille pour le bien commun, et une autre qui l’accapare » (NH page 57) : comment développer l’une et faire reculer l’autre ? Et étendre ainsi en chacun le sentiment d’interdépendance (que la crise sanitaire actuelle nous rappelle salutairement), appuyé sur le modèle d’une nature qui ne fait pas de déchets, et procède en toutes choses par coopération, équilibres mutuels et partages…
Au rythme actuel d’une course ou d’une croissance (« toujours plus ») qui détruisent irréversiblement les ressources d’un monde fini, ce livre nous martèle la contradiction insoutenable : « le temps du profit court et maximal n’est pas compatible avec le temps long des écosystèmes et de l’émancipation humaine. (…) L’écologie est la protection des ressources sur lesquelles repose l’économie » (NH, page 70). Le capitalisme néolibéral, que nous prenons pour modèle, s’acharne à tout réduire à l’état de marchandise ; il travaille ainsi à la ruine d’une Terre qui s’épuise, programmant du même coup notre propre disparition, en tant qu’espèce mais d’abord de civilisation, si l’on songe aux guerres civiles et aux violences que les migrations dues au réchauffement climatique nous préparent. Comment, dans les décennies à venir, l’Afrique ne déferlera-t-elle pas sur les nantis de l’occident, pour les coloniser en retour ? Des politiques et des experts semblent compter sur quelque percée technologique (le moteur à hydrogène ?) pour stabiliser la situation ; Hulot et Lenoir, dans le doute, préfèrent en appeler à un sursaut des esprits et à une prise de conscience, comme souligne le sous-titre de l’ouvrage. La révolution qui nous aidera ne sera pas technique mais spirituelle. Quels que soient les progrès à venir et notre ingéniosité technique, homo sapiens doublé de faber ne fera pas l’économie d’une meilleure gouvernance, justement, de l’économie (aux calculs trop souvent tronqués, étriqués et alignés sur le court terme), donc de ses désirs.
Baruch Spinoza
Il est très délicat, avec ou sans Spinoza, d’en appeler à une refonte de nos désirs. Toute une ingénierie (publicitaire) manipule ceux-ci en permanence, et l’extraction de nos profils par les big data font, depuis quelques décennies, la colossale puissance des GAFA. Quel discours assez séduisant leur opposer, s’il s’agit de proposer à chacun de consommer moins : moins de viande aux repas, de déplacements en voiture ou en avion, de plastique dans nos poubelles, etc. ? Comment convaincre en vantant les mérites de la sobriété, ou de la mesure au détriment de l’hubris ? Comment trier chaque jour, dans nos moindres choix, l’utile du futile ? Et persuader chacun que la véritable intelligence (la plus difficile) est celle des limites ? Comment les injonctions à coup sûr vitales de l’écologie seront-elles entendues, et appliquées, face à la machine à broyer du néolibéralisme ? Entendues, et appliquées : car on peut très bien entendre sans remarquer, remarquer sans croire, croire sans vraiment souscrire, souscrire, sans en tirer les conséquences en actes, agir pour son propre compte, sans entraîner les autres, etc. Telle serait l’échelle des contradictions que traduit bien le slogan relevé par le psychanalyste, « Je sais bien – mais quand même »…
Ce livre ne se contente pas de nous marteler ce qu’il faut bien savoir, il tomberait, s’il s’arrêtait là, dans le travers idéaliste propre aux professeurs de morale et aux idéologues. Car Nicolas Hulot ne s’est pas contenté de jouer, à son poste de ministre d’Etat, le rôle de l’idiot utile (qu’il fut aussi) ; il nous rapporte de ce monde qui n’était pas le sien, et qu’il scruta avec la même attention apportée aux baleines ou aux oiseaux de la jungle amazonienne, une moisson d’observations qui laissent en effet sceptique sur la capacité de nos politiques à appliquer, sans tarder ni davantage tergiverser, les bonnes décisions. Alors que Lenoir traite avec prédilection de méditation, de crise du sens, du sacré ou des messages spirituels, on peut lire le témoignage de Hulot, tissé d’anecdotes et de choses vues (titre hugolien dont il aurait fait son livre de chevet), comme un petit traité de l’empêtrement politique ; ou comment sous les pressions croisées des médias, de l’urgence, des lobbies, des collègues…, un ministre de la transition écologique et de la solidarité est très mal placé pour concevoir un programme de réformes, le faire voter et l’appliquer.
Greta Thunberg
Solidarité est assurément l’un de ces mots-clé autour duquel pivote les successifs entretiens. Comment la propager ? Comment faire pour que chacun se sente davantage responsable des autres, de tous les autres vivants, animés ou inanimés et dont notre chétive existence dépend ? Quelques progrès s’enregistrent en ce sens, venus du monde associatif, des magasins bio en rapide ascension, de quelques entreprises converties à l’économie sociale et solidaire, ou des jeunes décidés comme Greta Thunberg à questionner la génération de leurs parents sur leurs choix de civilisation. Le vote vert augmente, nos modes de consommation pourraient s’en ressentir ; une nouvelle sensibilité frémit. Et la Cop 2015 a été saluée comme un pas décisif, que peu d’Etats hélas et au final auront ratifié, et concrètement mis en œuvre. Les raisons de désespérer s’accumulent au fil de l’ouvrage, mais baisser les bras contredirait trop le message de celui-ci. Que faire, à quoi s’accrocher ?
Sur les avantages d’un outil fiscal autrement orienté, sur le théâtre stérile des affrontements partisans à l’Assemblée nationale, sur les promesses d’une unité internationale qui serait le contraire de l’uniformité, sur mille points sensibles de notre crise à la fois sanitaire, sociale, écologique et spirituelle, sur les moyens du retour à une Terre habitable (quel besoin d’aller décrocher Mars ou la Lune ?)…, ce livre fourmille d’éclairages et de propositions qui convaincront le lecteur. Hulot et Lenoir ont la difficile tâche d’alerter, sans décourager ; d’énumérer les périls tout en faisant, inlassablement, miroiter ce qui sauve comme dit la ressassée mais très nécessaire citation d’Hölderlin (« La où croît le péril, croît aussi ce qui sauve »). Leur livre se veut donc d’abord de salut ou de salubrité publics, il s’agit d’équilibrer la peinture des dangers par celle des espoirs quand même ; de faire peur sans négliger de faire envie en rappelant où sont le beau, le vrai, le positif ou un bonheur durable…
Difficile équilibre ! Car, tous les publicitaires le savent, nos désirs marchent à l’inconscient et l’inconscient n’aime pas ou enregistre mal les messages négatifs, ou de restriction. Il faut, pour le séduire, proposer quelque chose de plus, et non en moins. Ecarter par exemple l’injonction « Cessez de fumer » en lui préférant « Prenez la vie à pleins poumons ». L’humour de même, aux vertus duquel nos auteurs se disent sensibles, est un très bon vecteur d’influence ou de persuasion. De même que la beauté.
Ce livre nous rappelle, en des pages touchantes, l’exceptionnelle beauté de ce monde que nous respectons si mal, que nous saccageons à plaisir. La beauté serait-elle un argument ou une cause politique à défendre ? Oui assurément, à condition de le faire en des termes eux-mêmes élaborés esthétiquement ; Lenoir déclare lire chaque soir un peu de poésie, et Hulot adorer Hugo, mais tous deux se montrent assez peu poètes au fil de ces échanges, d’où notre frustration, notre ennui parfois : il faudrait pour porter ce message d’autres mots encore, un imaginaire plus pressant, plus délirant ou venu d’ailleurs peut-être ?
Je ne sais pas. Où sont aujourd’hui les poètes, les prophètes vraiment efficaces de l’écologie ? Celle-ci a-t-elle produit son « grand récit », son grand film, son poème ou sa Bible ? Il arrive à Hulot de citer l’éloquent discours du chef Seattle, recopié partout ; nous savons hélas que celui-ci est un faux, forgé dans les années soixante par un producteur du Texas, avec quel talent d’ailleurs ! Quelques discours du calibre de ce chef, « prophète manufacturé », pourraient dépasser largement ce livre en influence et force de pénétration.
Chef Seattle, prophète manufacturé
Faussaires, chanteurs, poètes ou romanciers, noceurs de l’action et du rêve, à vos plumes !
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